Title: Les cœurs les plus farouches
Author: James Oliver Curwood
Translator: Léon Bocquet
Release date: October 19, 2025 [eBook #77086]
Language: French
Original publication: Paris: Georges Crès et Cie, 1920
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
JAMES-OLIVER CURWOOD
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LÉON BOCQUET
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXXVI
DU MÊME AUTEUR
EN PRÉPARATION :
Tous droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.
Copyright 1920 by L’Édition française illustrée, Paris.
LES CŒURS LES PLUS FAROUCHES
A pointe Fullerton, à des milliers de milles en droite ligne au nord des régions civilisées, le sergent William Mac Veigh écrivait, un bout de crayon entre les doigts, les derniers mots de son rapport semestriel au commissaire de la police royale montée du Nord-Ouest, à Régina. Il concluait :
« J’ai l’honneur de vous faire savoir que j’ai fait tout le possible pour poursuivre Scottie Deane, le meurtrier. Je n’ai pas abandonné l’espoir de le trouver, mais je crois qu’il a quitté mon district et qu’il est maintenant probablement quelque part dans la zone de patrouille de Fort Churchill. Nous avons battu le pays sur trois cents milles au sud, le long du rivage de la Baie d’Hudson jusqu’à la Pointe des Esquimaux et, au nord, jusqu’au canal Wagner. En trois mois, nous avons effectué trois patrouilles à l’ouest de la Baie, parcourant seize cents milles, sans trouver notre homme ni trace de lui. Je vous conseille respectueusement une étroite surveillance de la part des patrouilles au sud des terres désertes. »
— Voilà ! dit Mac Veigh tout haut, en redressant avec un grognement de soulagement son dos arqué. C’est fait.
Sur son lit de camp, dans un coin de la petite cabane fouettée par vent et pluie, qui représentait la Loi, tout à l’extrémité de la terre, là-haut, le soldat Pelletier souleva péniblement la tête de sa couche de douleur et dit :
— J’en suis joliment content, Mac ; maintenant, peut-être que vous me donnerez un verre d’eau pour combattre cet enrouement maudit qui m’empêche à tout moment de parler, comme si la mort était déjà près de moi.
— Agité ? questionna Mac Veigh, étirant de nouveau sa jeune et robuste charpente avec un soupir de satisfaction. Que serait-ce si tu avais à écrire cela deux fois par an ? Et il désigna du doigt son rapport.
— Ce n’est pas plus long que les lettres que vous écriviez à votre…
Pelletier s’arrêta net. Il y eut un moment de silence embarrassant. Puis le malade ajouta sans détour et une main tendue :
— Je vous demande pardon, Mac… C’est cette fièvre. J’ai oublié un moment que… que vous deux… aviez rompu.
— C’est bon ! dit Mac Veigh, avec un tremblement dans la voix, tandis qu’il s’en allait chercher de l’eau.
— Vois-tu, ajouta-t-il en revenant avec un petit gobelet d’étain, le rapport c’est une autre affaire. Quand on écrit au Grand Mogol en personne, ça vous énerve. Et ça été une piètre année pour nous, Pelly. Nous avons raté Scottie et laissé filer les agresseurs du baleinier. Et… nom de Dieu ! j’oubliais de mentionner les loups !
— Ajoutez un post-scriptum, insinua Pelletier.
— Un post-scriptum sur papier grand aigle ! s’écria Mac Veigh, dévisageant d’un air incrédule son compagnon. Pas n’est besoin de te tâter encore le pouls, Pelly. La fièvre t’a repris ; tu n’as plus la tête à toi.
Il parlait gaîment, s’efforçant d’amener un sourire sur le visage blême de l’autre. Pelletier se laissa retomber en soupirant.
— Non ! il n’est pas nécessaire de me tâter le pouls, répéta-t-il. Ce n’est pas de la maladie, Mac… pas de la maladie ordinaire. C’est au cerveau… voilà où ça est… Pensez un peu… neuf mois qu’on est monté ici et jamais un regard d’un visage de blanc, sinon le vôtre ! Neuf mois sans entendre le son d’une voix de femme ! Neuf mois simplement de ce monde mort et gris, là, dehors, avec les lumières boréales qui sifflent vers nous toutes les nuits, comme des serpents, et les rocs noirs qui nous regardent comme ils ont regardé depuis des millions de siècles. Il peut y avoir de la magnificence là-dedans, mais c’est tout ! Nous sommes des héros, très bien, mais nul ne le sait que nous et les six cent quarante-neuf autres hommes de la police montée. Mon Dieu ! que donnerais-je pour voir un visage de jeune fille… pour toucher, rien qu’une seconde, sa main ! Cela m’enlèverait cette fièvre, car c’est la fièvre de la solitude, Billy, une espèce de folie et qui fait éclater ma tête.
— Bah ! bah ! fit Mac Veigh, en prenant la main de son compagnon. Ressaisis-toi, Pelly ! pense à ce qui vient. Encore quelques mois seulement de cette vie et nous changerons. Et alors, pense dans quel paradis tu vas entrer. Tu en jouiras plus que les autres camarades, car ils n’auront jamais eu ce ciel-ci. Et je vais te rapporter une lettre… de la petite fiancée…
Le visage de Pelletier rayonna.
— Dieu la bénisse ! s’écria-t-il. Il y aura des lettres d’elle, une douzaine. Elle m’a attendu longtemps et c’est une vraie petite « Tommy » au fond du cœur. Vous avez mis ma lettre de côté ?
— Oui.
Mac Veigh retourna à la petite table grossière et ajouta encore quelques lignes à son rapport au commissaire de la police royale, dans les termes suivants :
« Pelletier est malade : des troubles bizarres au cerveau. Parfois, j’ai eu peur de le voir devenir fou, et je conseille, s’il vit, de le transférer dans le Sud au plus tôt. Je pars pour Fort Churchill deux semaines avant la date habituelle, afin de rapporter des médicaments. Je désire aussi ajouter un mot à ce que j’ai dit des loups dans mon dernier rapport.
« Nous les avons vus fréquemment par bandes de cinquante à un millier. L’automne dernier, une bande a attaqué un vaste troupeau de caribous migrateurs qui passaient à quinze milles de la Baie et nous avons compté les débris de cent soixante de ces bêtes, tuées sur un espace de moins de trois milles. Mon opinion, c’est que les loups tuent au moins cinq mille caribous par an dans ce district.
« J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre obéissant serviteur
« William Mac Veigh,
« Sergent, chef de détachement. »
Il plia le rapport, le plaça avec d’autres objets précieux dans la pochette de caoutchouc imperméable qu’il portait toujours dans son paquetage et retourna auprès de Pelletier.
— Je n’aime pas te laisser seul, Pelly, dit-il. Mais je vais aller très vite… quatre cent cinquante milles à travers les glaces et je ferai le trajet en dix jours ou je crèverai. Puis dix jours pour revenir, peut-être deux semaines, et tu auras les médicaments et les lettres. Hurrah !
— Hurrah ! s’écria Pelletier.
Mac Veigh se retourna vers la muraille. Quelque chose montait à sa gorge et l’étouffait, tandis qu’il étreignait la main de Pelletier.
— Mon Dieu ! Billy, est-ce le soleil ? s’écria tout à coup ce dernier.
Mac Veigh se retourna du côté de l’unique fenêtre de la cabane. Le malade sauta en bas de son lit de camp. Ensemble ils se tinrent un moment debout à la fenêtre, regardant là-bas, au sud-est, où un faible cercle d’or rougeâtre perçait le ciel de plomb.
— C’est le soleil ! dit Mac Veigh comme on prononce une prière.
— La première fois en quatre mois ! soupira Pelletier.
Comme des affamés, tous deux regardaient par la fenêtre. La lueur d’or languit quelques instants et puis s’évanouit. Pelletier regagna son lit de camp.
Une demi-heure plus tard, quatre chiens, un traîneau et un homme s’avançaient rapidement à travers la mélancolie de silence et de mort du jour arctique. Le sergent Mac Veigh faisait route pour Fort Churchill, à plus de quatre cents milles en deçà.
C’est le plus solitaire voyage du monde, ce trajet depuis la petite cabane isolée battue de vent à Pointe Fullerton jusqu’au Fort Churchill. Cette hutte n’avait qu’une rivale dans tous le pays septentrional, l’autre hutte à l’île Herschel, à l’embouchure de la Firth, où vingt et une croix de bois marquent vingt et une tombes de blancs. Mais les baleiniers vont à Herschel. Sauf par accident ou en violation des lois, ils ne vont jamais dans le voisinage de Fullerton. C’est à Fullerton que les hommes meurent de la plus terrible chose au monde : l’isolement. Dans la petite cabane, des hommes étaient devenus fous.
Une obscure vérité oppressait Mac Veigh tandis qu’il guidait l’attelage à travers les glaces, vers le Sud. Il avait peur pour Pelletier. Il priait que Pelletier pût voir le soleil de temps en temps. Le deuxième jour, il s’arrêta à une cache de poisson qu’il avait faite, l’automne précédent, pour la nourriture des chiens. Il s’arrêta à une seconde cache le cinquième jour et passa la sixième nuit à un igloo d’Esquimaux à la pointe de l’Esquimau Aveugle. Sur la fin du neuvième jour, il parvint à Fort Churchill, avec une moyenne de cinquante milles par jour à son actif.
Les hommes arrivent de Fullerton plus près de mourir que de vivre, quand ils courent le risque du trajet en hiver ; le visage de Mac Veigh était gercé des morsures du vent. Ses yeux étaient sanguinolents. Il avait une attaque de lumbago. Il dormit vingt-quatre heures dans un lit chaud sans broncher. Quand il s’éveilla, il s’emporta contre l’officier commandant le baraquement pour l’avoir laissé dormir si longtemps ; il mangea trois repas en un seul et expédia ses affaires en hâte.
Son cœur bondit de joie lorsqu’il tira de son courrier neuf lettres pour Pelletier, toutes écrites de la même petite écriture de jeune fille. Il n’y en avait aucune pour lui, aucune du genre de celles que Pelletier recevait et l’isolement navré qu’il en ressentit devint presque du malaise.
Il sourit doucement comme s’il enfreignait une consigne. Il ouvrit une des lettres de Pelletier, la dernière écrite et, tranquillement, se mit à la lire. Elle débordait de la délicate tendresse d’un amour de jeune fille et des larmes vinrent à ses yeux rougis.
Puis il s’assit pour y répondre. Il parla de Pelletier à la jeune fille et lui avoua qu’il avait ouvert sa dernière lettre.
Ce qu’il lui dit surtout, c’est que ce serait une agréable surprise pour un homme qui devenait fou — mais il employa le mot neurasthénie au lieu de folie — si elle venait à Churchill, au printemps prochain, pour s’y marier. Il lui dit qu’il avait ouvert sa lettre parce qu’il aimait Pelletier mieux que la plupart des hommes n’aiment leurs frères. Puis il recacheta la lettre, remit son courrier à l’inspecteur, empaqueta ses médicaments et ses provisions et se disposa à repartir.
Le même jour arriva à Churchill un métis qui avait chassé le renard blanc près de l’Esquimau Aveugle et qui de temps à autre faisait office d’éclaireur dans ce ressort. Il apportait la nouvelle qu’il avait aperçu un blanc et une blanche à dix milles au sud de la rivière Maguse. Le renseignement fit frissonner Mac Veigh.
— Je m’arrêterai au camp de l’Esquimau, dit-il à l’intendant. Voilà qui vaut d’être éclairci, car je n’ai jamais connu de femme blanche au nord du soixantième degré dans ce pays. Ce pourrait être Scottie Deane.
— Ce n’est pas très vraisemblable, repartit l’intendant. Scottie est grand, droit et fort. Coujag dit que l’homme n’était pas plus haut que lui et marchait comme un bossu. Mais s’il y a des blancs par là, leur histoire mérite d’être connue.
Le lendemain matin, Mac Veigh partit pour le Nord. Il atteignit la demi-douzaine d’igloos qui composaient le village d’Esquimaux, tard le troisième jour. Bye-Bye, le chef, ne se montrant pas du tout encourageant, Mac Veigh lui donna une livre de bacon et, en retour de ce magnifique présent, Bye-Bye déclara n’avoir vu aucun blanc.
Mac Veigh lui donna une autre livre de bacon et Bye-Bye ajouta qu’il n’avait entendu parler d’aucun blanc. Il écouta avec le regard sans âme d’un morse, tandis que Mac Veigh lui faisait comprendre qu’il irait à l’intérieur de la contrée, le lendemain matin, à la recherche d’un blanc qu’on lui avait dit se trouver par là. Cette même nuit, pendant une aveuglante bourrasque de neige, Bye-Bye disparut du camp.
Mac Veigh laissa ses chiens au repos dans le village d’igloos et s’élança vers le Nord-Ouest, sur des raquettes, dès l’aube de l’aurore arctique qui n’était guère mieux que la nuit elle-même. Il projetait de continuer dans cette direction jusqu’à ce qu’il atteignît la steppe, puis de patrouiller dans un large rayon qui le ramènerait au camp des Esquimaux la nuit suivante.
Pour commencer, il fut retardé par l’ouragan. Il perdit les traces des raquettes de Bye-Bye à cent mètres des igloos. Toute la journée il chercha dans les endroits abrités les indices d’un campement ou d’une piste. Dans l’après-midi le vent tomba, le ciel s’éclaircit et, à la suite de ce calme, le froid devint si intense que les arbres craquaient avec bruit comme des coups de revolver.
Mac Veigh s’arrêta pour dresser un feu de broussailles et manger son souper à la lisière de la steppe, juste comme la lueur glacée des étoiles commençait à briller au-dessus de sa tête. Il faisait une nuit immaculée et calme. La bordure des bois du Sud s’étendait là-bas, derrière lui, et, au Nord, il n’y avait pas de futaies sur au moins trois cents milles. Entre ces deux limites, rien de vivant et, par conséquent, aucun bruit. A l’Est, le barren s’enfonçait comme un doigt immense, large de dix milles, que Mac Veigh devrait traverser pour arriver à atteindre la contrée boisée au delà.
Et c’était au delà qu’il avait le plus grand espoir de découvrir une piste. Quand il eut fini son souper, il bourra sa pipe et s’assit à croupetons auprès de son feu, regardant au lointain par delà la steppe. Puis, on ne sait pour quel motif, il se sentit envahi d’une étrange et bizarre émotion et regretta de ne pas avoir emmené un de ses chiens fatigués pour lui tenir compagnie.
Il était accoutumé à la solitude ; il s’était moqué des choses qui avaient rendu fous d’autres hommes. Mais, ce soir, il lui semblait qu’il était environné d’un mystère qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant, de quelque chose qui s’insinuait soudain au tréfonds de son âme et qui précipitait les battements de son cœur.
Il pensa à Pelletier sur son lit de fièvre, à Scottie Deane, puis à lui-même. Après tout, y avait-il beaucoup à choisir entre leur sort, à eux trois ?
Une vision surgit lentement devant lui du feu de broussailles et il y vit l’image de Scottie, l’homme réduit aux abois par l’homme et menant le grand combat pour se garder d’être pendu par le cou jusqu’à ce que la mort s’ensuivît ; puis il vit Pelletier mourant d’une maladie née de la solitude et, derrière ces deux-là, comme un pâle camée sortant une seconde de l’obscurité, il vit se dessiner un visage. Et c’était un visage de jeune fille et l’image s’en évanouit sur-le-champ. Il avait espéré contre tout espoir qu’elle lui aurait écrit de nouveau. Mais elle l’avait abandonné.
Il se redressa en ricanant, un peu de joie et un peu de douleur aussi, tandis qu’il songeait au cœur loyal qui attendait Pelletier. Il attacha ses raquettes et s’élança à travers la steppe. Il avançait rapidement, regardant d’un regard aigu, droit devant lui. La nuit se faisait plus claire, les étoiles plus brillantes. Le zip, zip, zip des pointes de ses raquettes était l’unique bruit qu’il entendît, en dehors du premier son faible et sifflant de l’aurore boréale dans le ciel du Nord qui lui arrivait comme le glissement frissonnant des meules d’acier d’un traîneau sur la neige durcie.
Au lieu de bruits, la nuit autour de lui commençait à s’emplir d’une vie spectrale. Son ombre lui faisait signe et grimaçait devant lui ; les halliers rabougris semblaient bouger. Ses yeux étaient vigilants et aux aguets. A part soi, il se disait bien qu’il ne verrait rien et pourtant un instinct insolite l’incitait à la prudence. A intervalles réguliers, il s’arrêtait pour écouter et flairer dans l’air une odeur de fumée. De plus en plus, il devenait pareil à une bête de proie. Il laissa le dernier buisson derrière lui. Devant lui aucune ombre ne brisait désormais l’étendue de la nuit étoilée. Des murmures sinistres arrivaient avec le vent qui s’enflait du nord.
Tout à coup, Mac Veigh s’arrêta et passa son fusil au creux de son bras. Quelque chose qui n’était pas le vent montait du profond de la nuit. Il souleva de ses oreilles sa casquette de fourrure et écouta. Il entendit de nouveau, faiblement, le chant glacial des meules d’un traîneau.
Le traîneau se rapprochait, venant de la steppe, et Mac Veigh se prépara à la rencontre. Il enleva ses grosses moufles de fourrure, les accrocha à son ceinturon et les remplaça par des gants d’ordonnance plus légers. Il examina son revolver pour voir si le barillet n’était pas gelé. Puis, debout, silencieux, il attendit.
Du fond des ténèbres, un traîneau s’avançait lentement. Il se dessina enfin en ombre indécise et Mac Veigh comprit qu’il allait passer tout près de lui. Il discerna, tout à tour, une silhouette humaine, trois chiens et le toboggan. Il y avait quelque chose d’effrayant dans le calme de ce fantôme de vie sortant indistinct de la nuit.
Mac Veigh ne pouvait plus entendre le traîneau, bien qu’il fût à moins de cinquante pas de lui. La silhouette à l’avant marchait à pas lents et la tête baissée, et les chiens et le traîneau suivaient en ligne spectrale. Le conducteur ni les bêtes ne soupçonnaient la présence de Mac Veigh, silencieux et immobile dans la nuit blême. Ils furent en face de lui avant qu’il fît un mouvement.
Alors, il s’avança rapidement en poussant un grand holà ! Au bruit de sa voix répondit un cri sourd, les chiens s’arrêtèrent dans leurs traits et la silhouette courut à l’arrière du traîneau. Mac Veigh saisit son revolver. En une demi-douzaine de vastes enjambées, il atteignit le traîneau. Un visage pâle le regardait dans la lumière frissonnante. Mac Veigh regarda à son tour avec le plus profond ahurissement, car les grands yeux noirs épouvantés qui le fixaient et le visage pâle étaient les yeux et le visage d’une femme.
Pendant une seconde, il fut incapable de bouger ou de parler. L’inconnue leva les mains et repoussa en arrière son capuchon de fourrure, de sorte qu’il vit luire ses cheveux dans la nuit d’étoiles.
C’était une femme blanche. Soudain, il vit dans son visage une expression qui le fit frémir et il baissa les yeux sur l’objet à portée de sa main. C’était une longue caisse grossière. Il se recula d’un pas.
— Bon Dieu ! dit-il. Êtes-vous seule ?
Elle inclina la tête et il entendit sa voix sangloter presque :
— Oui… toute seule !
Il s’approcha vivement d’elle.
— Je suis le sergent Mac Veigh, de la police royale montée, dit-il doucement. Dites-moi : où allez-vous, et comment se fait-il que vous êtes ici dans la steppe, toute seule ?
Son capuchon était retombé sur ses épaules et elle releva la tête complètement vers Mac Veigh. Les étoiles brillaient dans ses yeux. C’étaient des yeux admirables et maintenant ils débordaient de douleur. Et son visage parut admirable à Mac Veigh qui n’avait pas vu visage de blanche depuis près d’un an. Elle était jeune, si jeune que, dans la pâle splendeur de la nuit, elle semblait presque une jeune fille. Et dans ses yeux et sa bouche et dans le retroussis de son menton, il y avait quelque chose de si semblable à l’autre visage dont il avait rêvé que Mac Veigh avança encore et prit ses deux mains hésitantes dans les siennes et demanda de nouveau :
— Où allez-vous et pourquoi êtes-vous ici, toute seule ?
— Je vais là-bas, dit-elle, tournant la tête vers la lisière des bois. Je vais avec lui, mon mari.
Ses mots l’étouffaient et, dégageant tout à coup ses mains, elle recula jusqu’au traîneau où elle resta debout à l’affronter. Pendant un instant, elle eut une lueur de défiance dans les yeux, comme si elle le craignait et était résolue à combattre pour elle-même et son mort. Les chiens se glissèrent à ses pieds et Mac Veigh vit luire leurs crocs nus, à la clarté des étoiles.
— Il est mort voici trois jours, acheva-t-elle tranquillement, et je le ramène vers ma tribu, là-bas, au Petit Sceau.
— Cela fait deux cents milles, observa Mac Veigh, en la regardant comme si elle était folle. Vous mourrez à la tâche.
— J’ai voyagé pendant deux jours, répliqua la jeune femme. Je continue.
— Deux jours… à travers le barren !
Mac Veigh regarda la caisse, lugubre et effrayante dans le rayonnement spectral qui tombait sur elle. Puis il regarda la jeune femme. Elle avait incliné la tête sur sa poitrine et ses cheveux brillants retombaient épars et en désordre. Il vit le pathétique affaissement de ses épaules et comprit qu’elle pleurait.
En ce moment, une ardeur émouvante submergea chaque veine de son corps, et la magnificence de ce qui était venu à lui du fond de la steppe le rendit muet. Pour lui, cette femme était tout ce qu’il y avait de beau et de bon. L’impitoyable isolement de sa vie lui avait fait placer la femme tout près des anges dans la hiérarchie des êtres et, devant lui, maintenant, il voyait tout ce dont il avait rêvé en amour et fidélité chez la femme et l’épouse.
La frêle inconnue penchée devant lui bravait la mort pour l’homme qu’elle avait aimé et qui n’était plus. En un sens, Mac Veigh se disait qu’elle était folle. Et cependant, sa folie était la folie de l’adoration plus forte que la crainte, de la fidélité qui ne considère ni la tempête, ni le froid, ni la faim. Et il était plein du désir d’aller à elle, tandis qu’elle restait là courbée et épuisée contre le cercueil, de la serrer dans ses bras et de lui dire que d’avoir rêvé pour lui-même un tel amour l’avait gardé vivant dans sa solitude. Elle regardait, émue comme un enfant.
— Venez, petite, dit-il. Nous irons là-bas. Je veillerai à votre sécurité pendant votre route vers le Petit Sceau. Vous ne pouvez aller seule. Vous n’arriveriez jamais vivante chez vos gens. Mon Dieu ! si j’étais…
Il s’arrêta devant le regard épouvanté du visage qu’elle levait sur lui.
— Quoi ? demanda-t-elle.
— Rien… seulement il est dur pour un homme de mourir et de perdre une femme comme vous, dit Mac Veigh. Là, laissez-moi vous installer sur la caisse.
— Les chiens ne pourront traîner ce fardeau, objecta-t-elle. Je les ai aidés…
— S’ils ne peuvent, je le puis, dit-il, en souriant.
Et, d’un mouvement rapide, il la souleva de terre et l’assit sur le traîneau. Il se débarrassa de son paquetage et le plaça derrière elle ; ensuite, il lui donna son fusil à tenir. La jeune femme le regarda bien en face avec un visage contracté et plus blême, pendant qu’elle déposait l’arme sur ses genoux.
— Vous pouvez tirer sur moi, si je ne fais pas bien mon service, dit Mac Veigh.
Il s’efforçait de cacher la joie qui lui venait de la compagnie d’une femme, mais cette joie tremblait dans sa voix.
Il s’arrêta tout à coup, l’oreille aux écoutes.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’ai rien entendu, dit la jeune femme.
Son visage était d’une pâleur de mort. Ses yeux étaient sombres.
Mac Veigh se retourna et, d’un mot, encouragea les chiens.
Il ramassa le bout de la corde de babiche avec laquelle la femme les avait aidés à tirer leur fardeau et il s’élança à travers la plaine désolée. La présence d’un mort lui avait toujours été pénible, mais, cette nuit-ci, il en allait autrement. Sa fatigue de la journée était disparue et, malgré le poids qu’il tirait après lui, il était envahi par un bizarre transport… il se trouvait en présence d’une femme.
De temps à autre, il détournait la tête pour la regarder. Il pouvait la sentir derrière lui et l’accent de sa voix sourde, quand elle parlait aux chiens, lui semblait une musique. Il désirait chanter la chanson sauvage par laquelle Pelletier et lui avaient remonté leur courage dans la petite cabane, mais il contint son désir et, au lieu de chanter, il se mit à siffloter. Il se demandait comment la jeune femme et les chiens avaient tiré le traîneau qui enfonçait profondément dans la neige molle amoncelée et exigeait toute sa vigueur à lui. De temps en temps il s’arrêtait pour se reposer et, enfin, la jeune femme sauta au bas du traîneau et vint à son côté.
— Je vais marcher, dit-elle, le poids est trop lourd.
— La neige est molle, répondit Mac Veigh. Venez.
Il lui tendit la main et, avec le même étrange regard dans son visage blême, la jeune femme lui tendit la sienne. Elle regarda derrière elle, inquiète, du côté du cercueil, et Mac Veigh comprit. Il pressa ses doigts menus un peu plus fort et l’attira plus près de lui. La main dans la main, ils reprirent leur route à travers l’immensité déserte et nue.
Mac Veigh ne parlait pas, mais son sang courait comme du feu dans ses veines. La petite main qu’il tenait était tremblante et remuait anxieuse. Une ou deux fois elle essaya de se dégager et il la tint plus étroitement. Après quoi, elle demeura soumise dans la sienne, chaude et frémissante. En baissant les yeux, Mac Veigh pouvait apercevoir le profil de la jeune femme.
Une longue boucle de ses cheveux brillants s’était échappée du capuchon et le vent léger la souleva, de sorte qu’elle retomba sur le bras de Mac Veigh. Comme un voleur, il la porta jusqu’à ses lèvres tandis que l’inconnue regardait droit devant elle, tout là-bas, où la ligne des futaies commençait à dessiner un mince trait noir. Ses joues brûlaient, moitié de honte, moitié de joie tumultueuse. Puis il redressa ses épaules et secoua de son bras la mèche flottante.
Trois quarts d’heure après, ils arrivaient au premier bois. Il la tenait toujours par la main. Il la tenait encore ainsi, la claire nuit stellaire tombant sur eux, lorsqu’il leva de nouveau le menton, vigilant et combatif, et demanda doucement.
— Qu’est-ce qu’on a entendu ?
— Rien, répondit la jeune femme. Je n’ai rien entendu que le vent dans les arbres.
Elle s’écarta de lui. Les chiens gémirent et se glissèrent plus près de la caisse. A travers la steppe passa un souffle de vent sourd et lamentable.
— La tempête recommence, dit Billy. Ça doit être le vent que j’ai entendu.
Pendant quelques instants, après avoir prononcé ces paroles, Billy demeura silencieux, l’oreille tendue à un bruit qui n’était pas la lamentation basse du vent venu du barren. Il était certain d’avoir bien entendu… quelque chose tout près, presque à ses pieds et cependant c’était un bruit qu’il ne pouvait ni situer ni définir. Il regarda la jeune femme. Elle le considérait attentivement.
— J’ai entendu, cette fois, dit-elle. C’est le vent. Il m’a effrayée… Il a une voix si terrible parfois en passant sur la plaine déserte. Il n’y a qu’un moment… j’ai cru… que j’entendais… des pleurs d’enfant.
Billy la vit porter la main à sa gorge et il y avait tout ensemble de l’effroi et de la douleur dans ses yeux qui n’avaient pas quitté les siens un instant. Il comprit. Elle était quasiment sur le point de céder au terrible épouvantement de la steppe. Il lui sourit et lui parla avec la voix qu’il aurait prise pour s’adresser à un petit enfant.
— Vous êtes fatiguée, petite…?
— Oui… Oui… je suis fatiguée.
— Et vous avez faim et froid ?
— Oui.
— Alors, nous allons camper sous la futaie.
Ils poursuivirent leur route jusqu’à ce qu’ils parvinssent à un bouquet de sapins si touffu qu’il formait un abri à la fois contre la neige et le vent, avec un épais tapis d’aiguilles à leurs pieds. On ne voyait plus les étoiles et, dans l’obscurité, Mac Veigh se mit à siffloter gaiement. Il déboucla son paquetage, étendit une de ses couvertures près de la caisse et enroula l’autre autour des épaules de la jeune femme.
— Vous allez vous asseoir là, pendant que je vais faire du feu, dit-il.
Il amassa des aiguilles de pin sèches par-dessus un précieux morceau d’écorce de bouleau et les alluma. A la vive lueur de ce feu, il trouva d’autres combustibles qu’il y ajouta jusqu’à ce que la flambée s’élevât aussi haut que sa tête. La jeune femme avait caché son visage et on eût dit qu’elle était tombée de sommeil dans la chaleur du brasier. Pendant une demi-heure, Mac Veigh ramassa du bois jusqu’à ce qu’il en eut un grand tas à sa portée.
Alors, il enleva avec un bâton une couche épaisse de charbons brûlants et bientôt l’odeur du café et du bacon frit fit se redresser sa compagne. Elle leva la tête et rejeta la couverture dont il avait recouvert ses épaules. Il faisait chaud là où elle était assise et elle rabattit son capuchon, tandis que Mac Veigh lui souriait en camarade par-dessus le feu. Sa chevelure d’un brun roux retombait autour de ses épaules, ondulante et brillante dans la gloire du foyer et, durant quelques minutes, elle demeura avec ses cheveux épars autour d’elle, les yeux fixés sur Mac Veigh. Puis elle les rassembla entre ses doigts et Billy l’observait pendant qu’elle les divisait en deux bandeaux lustrés et les tressait en une large natte.
— Le souper est prêt, dit-il. Voulez-vous manger là ?
Elle fit un signe d’assentiment et, pour la première fois, elle lui sourit. Il apporta du bacon, du pain et du café, ainsi que d’autres choses retirées de son havresac et les déposa sur une couverture pliée entre eux. Il s’assit en face d’elle, les jambes croisées. Pour la première fois, il remarqua que ses yeux étaient bleus et qu’une rougeur colorait ses joues. Elle rougit plus fort comme il la regardait et elle lui sourit de nouveau.
Ce sourire, la langueur passagère de ses yeux firent bondir le cœur de Mac Veigh et, perdant une minute, il n’eut plus conscience du goût des aliments. Il lui parla de son poste tout là-haut, à Pointe Fullerton, et de Pelletier qui se mourait d’isolement.
— Il y a longtemps que je n’avais vu une femme comme vous, avoua-t-il. Et c’est comme le paradis ! Vous ne pouvez savoir comme je suis esseulé ! Sa voix tremblait. « Je voudrais que Pelletier pût vous voir, rien qu’un moment », ajouta-t-il. « Cela lui rendrait la vie. »
Quelque chose dans le doux éclat de ses yeux l’incitait à prononcer d’autres paroles.
— Peut-être ne savez-vous pas ce que cela représente de ne pas voir une femme blanche pendant… pendant… tout ce laps de temps, continua-t-il. Vous n’allez pas croire que je deviens fou, n’est-ce pas ? Ou que je dis ou fais quelque chose qui n’est pas bien ? J’essaie de me retenir, mais je sens que je voudrais crier tellement je suis content. Si Pelletier pouvait vous voir…
Il mit tout à coup la main à sa poche et en retira le précieux paquet de lettres.
— Il a une maîtresse, là-bas au Sud… qui vous ressemble précisément, dit-il. Ça vient d’elle. Si je les rapporte à temps, elles le remettront sur pied. Ce n’est pas de médicaments qu’il a besoin, mais d’une femme, juste la voir, l’entendre et lui toucher la main.
Elle tendit le bras et prit les lettres ; à la clarté du feu il vit que sa main tremblait.
— Sont-ils mariés ? demanda-t-elle.
— Non, mais sur le point de l’être, s’écria-t-il triomphalement. C’est la plus belle créature du monde après…
Il s’arrêta et elle acheva pour lui :
— Après une autre jeune fille… qui est votre amie.
— Non, je n’allais pas dire ça. Vous n’allez pas croire que je pense à mal, n’est-ce pas ? si je vous le dis. J’allais dire : après… vous. Car vous êtes sortie de la trombe glaciale comme un ange, pour me donner un nouvel espoir. J’étais une sorte de ruine quand vous êtes arrivée, si vous disparaissiez désormais et si je ne devais plus vous revoir jamais, je m’en irais user au loin le reste de mes jours et rêver du passé enchanteur. Mon Dieu, savez-vous, un homme doit venir où nous sommes pour savoir que la vie n’est pas le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni l’air qu’on respire. C’est une femme simplement, une femme…
Il remettait les lettres dans sa poche. La voix de la jeune femme était limpide et douce. Pour Billy, elle montait comme la plus délicieuse musique au-dessus du crépitement du feu et du murmure du vent au faîte des sapins.
— Des hommes tels que vous… devraient avoir une femme pour prendre soin d’eux, dit-elle… Il était comme ça.
— Vous voulez dire… Et ses yeux désignèrent la longue caisse sombre.
— Oui… il était comme ça.
— Je comprends ce que vous ressentez, dit-il. Et pendant un moment, il ne la regarda plus. « J’ai passé par là… un tas de fois. Père et mère, et une sœur. Ma mère est restée la dernière et je n’étais pas beaucoup plus qu’un enfant, dix-huit ans, je crois… Mais on dirait que c’est d’hier. Quand on est là-haut et qu’on ne voit le soleil pendant des mois, ni un visage de blanc pendant une année ou davantage, cela rapproche toutes choses assez bien, comme si elles n’étaient arrivées que voici peu de temps.
— Tous sont… morts ? interrogea-t-elle.
— Tous, sauf une personne. Elle m’a écrit pendant longtemps et je pensais qu’elle me gardait sa foi. Pelly — c’est-à-dire Pelletier — pense que nous avons eu un simple malentendu et qu’elle écrira de nouveau. Je ne lui ai pas dit qu’elle m’avait quitté pour épouser un autre camarade. Je n’avais pas à lui faire penser des choses désagréables à propos de sa maîtresse à lui. On est porté à ça, lorsqu’on meurt quasiment de solitude.
Les yeux de la jeune femme brillaient. Elle se pencha un peu vers lui.
— Vous devriez être content, dit-elle. Si elle vous a abandonné… elle n’aurait pas été digne de vous… plus tard. Ce n’était pas une femme sincère. Si elle avait été sincère, son amour ne se serait pas refroidi parce que vous étiez loin. Cela ne doit pas détruire votre foi, parce que cette foi est belle.
Il avait mis de nouveau une main dans sa poche et il en retirait maintenant un menu paquet enveloppé d’une peau de daim. Son visage était comme celui d’un adolescent.
— Il aurait pu en être ainsi… si je ne vous avais pas rencontrée, dit-il. J’aimerais vous laisser savoir, de toute manière, ce que vous avez fait pour moi. Vous… et ceci.
Il avait déplié la peau de daim et la lui tendait. Elle renfermait les larges pétales bleus et le pédoncule desséché d’une fleur bleue.
— Une fleur bleue ! dit-elle.
— Oui. Vous savez ce qu’elle signifie. Les Indiens la nomment I-O-Waka ou quelque chose d’approchant, parce qu’ils croient que c’est l’âme fleur de l’être le plus pur et le plus beau au monde. Je l’ai appelée : femme.
Il se mit à rire. Et il y avait dans son rire une sonorité joyeuse.
— Vous allez me croire un peu fou, fit-il, mais vous plairait-il que je vous parle un peu de cette fleur bleue ?
La jeune femme fit un signe d’assentiment. Un léger frisson émut sa gorge que Billy ne vit point.
— J’étais là-haut, sur le Grand Ours, dit-il et pendant dix jours et dix nuits, je fus à camper — seul — forcé de garder le lit à cause d’une cheville foulée. C’était un endroit sauvage et triste, encaissé par les hauteurs abruptes de la steppe, avec de noirs sapins rabougris tout autour, et ces sapins étaient hantés de hiboux qui me glaçaient le sang la nuit. Le deuxième jour, je trouvai compagnie. Ce fut une fleur bleue. Elle poussait auprès de ma tente aussi haut que mes genoux et, durant la journée, je pris l’habitude d’étendre au dehors ma couverture auprès de cette plante, de me coucher là et de fumer. Et la fleur bleue semblait se balancer sur sa frêle tige, s’abaisser vers moi et me parler par une mimique que je m’imaginais comprendre.
« Parfois, elle était si comique et si animée que je me mettais à rire : il me semblait qu’elle m’invitait à danser. Et puis, d’autres fois, elle était simplement belle et tranquille, avait l’air d’écouter ce que disait la forêt… et, une fois ou deux, j’ai pensé qu’elle pouvait être en prière. La solitude rend un individu un peu fou, vous savez. Au coucher du soleil, ma fleur bleue repliait toujours ses pétales et s’endormait comme un petit enfant fatigué des jeux de la journée. Et alors, je me sentais terriblement seul.
« Mais elle était toujours réveillée quand je me traînais au dehors, le matin. Enfin arriva le moment où je fus assez bien pour partir en permission. Le neuvième soir, je regardai ma fleur bleue s’endormir pour la dernière fois. Puis, je fis mon paquetage. Le soleil était levé quand je partis le lendemain matin, et, à quelque distance, je me retournai pour regarder derrière moi. Je suppose que j’étais un peu fou et faible pour un homme, mais j’avais comme envie de pleurer. La fleur bleue m’avait appris beaucoup de choses que je ne connaissais pas auparavant. Cela me faisait réfléchir. Et lorsque je regardai derrière moi, elle se trouvait dans un lac de lumière, me faisant signe.
« Il me sembla qu’elle m’appelait, qu’elle me rappelait… et je courus à elle… et je la coupais au pied… et elle ne m’a jamais quitté depuis cette heure-là. Elle a été ma Bible et ma compagne et j’ai su qu’elle était l’âme de l’être le plus pur et le plus beau au monde : une femme. Sa voix hésita un peu. Je… je peux être un peu bébête, mais cela me ferait plaisir si vous l’acceptiez et la gardiez… toujours… à cause de moi… »
Il pouvait voir maintenant frémir les lèvres de l’inconnue, tandis qu’il la regardait.
— Oui, je vais la prendre, dit-elle. Je vais la prendre et le garder… toujours.
— Je l’avais conservée… pour une femme d’ailleurs, dit-il. Drôle d’idée, n’est-ce pas ? Et je vous ai raconté tout ça, alors que je désirais savoir ce qui vous était arrivé et ce que vous allez faire quand vous serez chez vos gens. Cela vous fait-il quelque chose de me le dire ?
— Il est mort, voilà tout, répliqua-t-elle. J’ai promis de le ramener dans ma tribu. Et quand je serai là, je ne sais pas… ce que je ferai.
Elle soupira. Un sanglot étouffé s’arrêta sur ses lèvres.
— Vous ne savez pas… ce que vous allez faire ?
La voix de Billy avait un son étrange, même pour lui. Il se leva et baissa les yeux sur le visage tourné vers lui, il serra les poings, le corps frémissant du combat intérieur qu’il se livrait. Des mots vinrent à ses lèvres qu’il refoula… des mots qui avaient presque réussi à redire qu’elle était venue à lui, du profond de la steppe, comme un ange ; que pendant ce court espace de temps, depuis leur rencontre, il avait vécu une vie entière et qu’il l’aimait comme un homme n’avait jamais aimé une femme avant lui. Les yeux bleus de la jeune femme le regardaient, interrogateurs, tandis qu’il restait là, penché vers elle.
Et alors, il vit la chose que, pendant un moment, il avait oubliée : la longue caisse grossière derrière la jeune femme. Ses doigts s’enfoncèrent plus profondément dans ses paumes et, en poussant un gros soupir, il s’éloigna.
A une centaine de pas de là, sous les sapins, il avait trouvé un rocher tout recouvert de vigne pourpre. Avec son couteau il en coupa une brassée et, quand il revint dans la lueur du feu, le pampre brillait comme une corbeille de fleurs rouges. La jeune femme s’était levée et le regardait sans dire mot, tandis qu’il éparpillait ce pampre sur le cercueil.
Il se retourna vers elle et dit simplement :
« En l’honneur du mort ! »
Elle était pâle, mais ses yeux brillaient comme des étoiles. Billy avança vers elle les mains tendues. Mais tout à coup il s’arrêta et se mit à écouter. Au bout d’un moment, il se retourna et demanda de nouveau :
— Qu’est-ce que c’était ?
— J’ai entendu les chiens et le vent, répondit-elle.
— Il y a quelque chose de fêlé dans ma tête, je pense, dit Mac Veigh. Cela m’avait l’air de…
Il se passa une main sur le front et regarda les chiens enfouis dans un profond sommeil à côté du traîneau. La jeune femme ne vit pas le frisson qui le secoua. Il se mit à rire gaîment et saisit sa cognée.
— Maintenant, le campement ! annonça-t-il. Nous aurons la tempête dans moins d’une heure.
Sur la caisse, la jeune femme apporta une petite tente et il la dressa près du feu, remplissant l’intérieur de deux pieds épais de rameaux de cèdre et de baumier. Sa propre tente de service en soie, il l’installa en arrière dans les ombres plus denses de la sapinière. Quand il eut fini, il regarda la jeune femme d’un air interrogateur, puis il regarda le cercueil.
— S’il y a place, je voudrais l’avoir là avec moi, dit-elle. Et tandis qu’elle se tenait debout devant le feu, Mac Veigh tira la lourde caisse sous la tente. Ensuite, il entassa du nouveau combustible sur la flamme et il alla souhaiter bonne nuit à la jeune femme. Son visage était blême et hagard maintenant, mais elle lui sourit et pour Mac Veigh elle était la plus merveilleuse créature du monde. En son for intérieur, il lui semblait la connaître depuis des ans et des ans ; il lui prit les mains, plongea son regard jusqu’au fond de ses yeux bleus et lui dit presque dans un murmure :
— Voulez-vous me pardonner si je n’agis pas comme il faut ? Vous ne pouvez savoir combien j’ai été esseulé et comme je le suis encore… et ce que cela veut dire pour moi de regarder encore un visage de femme. Je ne veux pas vous blesser et je voudrais… je voudrais (sa voix était un peu haletante)… je voudrais lui rendre la vie si je le pouvais parce que précisément je vous ai vue, que je vous connais et… que je vous aime.
Elle sursauta et poussa un âpre et prompt soupir qui s’acheva presque en un cri étouffé.
— Pardonnez-moi, petite, continua-t-il. Je dois être un peu fou. Je crois bien que je le suis. Mais je mourrais pour vous et je vais voir à vous conduire en sécurité près de vos gens et… et… je me demande… je me demande si vous voudrez m’embrasser pour me souhaiter bonne nuit.
Ses yeux à elle n’avaient pas cessé de le regarder. Ils étaient d’un bleu éblouissant à la lueur du feu. Lentement, en le regardant toujours droit dans les yeux, elle dégagea ses mains qu’il tenait encore, puis elle les posa sur chacun de ses bras et leva son visage vers lui. Avec respect, il se pencha et baisa ses lèvres.
— Dieu vous garde ! murmura-t-il.
Pendant des heures ensuite, il demeura assis auprès du feu. Le vent monta plus violent à travers la steppe, l’ouragan se déchaîna de nouveau du Nord ; les sapins et les balsamiers se lamentaient au-dessus de sa tête et il pouvait entendre les gémissements de la trombe glacée traîner lugubrement à travers les espaces dénudés. Mais ces bruits lui arrivaient maintenant comme une sorte de nouvelle harmonie ; son cœur palpitait et son âme débordait de joie, tandis qu’il regardait la petite tente où dormait la femme qu’il aimait.
Il sentait encore la chaleur de ses lèvres, il revoyait sans cesse l’attendrissement bleu qui avait un instant passé dans ses yeux et il remerciait Dieu de ce miraculeux bonheur qui lui était advenu. Car la douceur des lèvres de la jeune femme et la douceur encore plus grande de ses yeux bleus lui disaient ce que la vie lui réservait désormais.
A une journée de marche au Sud, il y avait un camp d’Indiens. Il l’y mènerait, et il louerait des coureurs pour porter à Pelletier médicaments et lettres. Alors, lui, continuerait sa route avec la jeune femme. Il se mit à sourire doucement et joyeusement à l’idée des bonnes nouvelles qu’il rapporterait à Pelletier un peu plus tard. Car le baiser brûlait ses lèvres, les yeux bleus lui souriaient toujours du fond de l’obscurité étoilée et il ne connaissait plus que l’espoir.
Il était tard, presque minuit, quand il s’alla coucher. Avec la tempête qui se lamentait et tourbillonnait autour de lui, il s’endormit et il était tard quand il s’éveilla. La forêt était pleine d’un long gémissement. Le feu était tombé. Derrière le feu, le flanquet de la tente de la jeune femme était encore rabattu et, sans bruit pour ne pas l’éveiller, il alimenta de nouveau combustible les charbons à demi consumés. Il regarda sa montre et s’aperçut qu’il avait dormi tout près de sept heures. Ensuite, il retourna à sa propre tente, afin d’y prendre le nécessaire pour le déjeuner. A une douzaine de pas de l’entrée, il s’arrêta, brusquement ahuri.
Suspendu à sa tente comme une immense guirlande, il y avait le pampre rouge qu’il avait coupé le soir précédent et, au-dessus, griffonnés au charbon sur la soie, se détachaient devant lui ces mots grossièrement tracés :
« En l’honneur du vivant ».
En poussant un cri sourd, il courut vers l’autre tente et alors, prompte comme la pensée, lui apparut la signification de la couronne. La jeune femme lui disait ce que ses paroles n’avaient pu exprimer. Elle était sortie pendant la nuit tandis qu’il dormait et avait suspendu la couronne pour qu’il la vît, au matin.
Le sang chanta chaud et joyeux dans ses veines et avec quelque chose qui n’était pas un rire, mais qui était un soupir triomphant de son âme elle-même, il se redressa et sa main se porta, par une vieille habitude, sur son étui à revolver. Il était vide.
Il enleva ses couvertures, mais l’arme ne se trouvait pas au milieu. Il regarda dans le coin où il avait placé son fusil, le fusil aussi était disparu. Sa figure se contracta et pâlit, tandis qu’il marchait lentement de l’autre côté du feu jusqu’à la tente de la jeune femme. L’oreille à l’ouverture, il écouta. Point de bruit à l’intérieur. Ni bruit de mouvement ni de vie, ni respiration de dormeur. Et comme quelqu’un qui redoute de contempler un triste spectacle, il souleva la portière. Le lit de baumier qu’il avait fait pour la jeune femme était vide et, au travers, on avait tiré la grande caisse grossière. Mac Veigh avança d’un pas à l’intérieur. La caisse était ouverte… et vide. Elle ne contenait qu’une brassée de rameaux de balsamier brisés et tassés. En un instant la vérité se fit jour avec toute sa force dans l’esprit de Mac Veigh. Le cercueil avait renfermé de la vie et la femme…
Un objet à côté de la caisse attira son regard. C’était un bout de papier plié attaché bien en vue. Il l’enleva et retourna, chancelant, à la lueur du jour. Un cri sourd et douloureux s’échappa de ses lèvres en lisant ce que la jeune femme avait écrit pour lui.
« Que Dieu vous récompense d’avoir été bon pour moi ! Pendant l’ouragan, nous sommes partis mon mari et moi. Nous avions appris que vous étiez à notre poursuite et nous avions aperçu votre feu hors de la steppe. Mon mari avait fabriqué cette caisse pour moi afin de me préserver du froid et de la tempête. Lorsque nous vous avons vu, nous avons interverti les rôles, et c’est ainsi que vous m’avez rencontrée avec mon mort. Il aurait pu vous tuer… une douzaine de fois. Mais vous avez été bon pour moi et c’est pourquoi vous êtes vivant. Que Dieu vous donne un jour une femme excellente qui vous aime comme j’aime mon mari ! Il a tué un homme. Mais tuer ce n’est pas toujours assassiner. Nous avons pris vos armes et la tempête recouvrira notre trace. Mais vous ne nous suivrez pas. Je le sais. Car vous savez ce que cela veut dire : aimer une femme, et vous savez également ce que vivre signifie pour une femme, lorsqu’elle aime.
« Isabelle Deane. »
Comme quelqu’un éberlué par un soufflet, Billy relut une fois encore les mots qu’Isabelle Deane avait laissés pour lui. Il ne fit pas entendre un son de voix, après ce premier cri qui s’était échappé de ses lèvres, mais il resta là à regarder fixement les flammes pétillantes du feu, jusqu’à ce qu’un brusque coup de fouet du vent lui enlevât le billet des doigts et l’envoyât rouler au loin dans une tourmente blanche de neige menue.
La perte du billet le tira de sa torpeur. Il se mit à courir après le morceau de papier, puis il s’arrêta et éclata de rire. C’était un rire bref, sans joie, un de ces rires sous quoi un être fort dissimule son chagrin. De nouveau, il retourna à la tente et regarda à l’intérieur. Il releva le flanquet, afin que la lumière pût pénétrer et qu’il pût voir dans la caisse. Quelques heures plus tôt, ce cercueil avait caché Scottie Deane, le meurtrier. Et, elle, c’était sa femme !
Il revint auprès du feu et il aperçut de nouveau le pampre rouge suspendu au-dessus de l’entrée de sa tente et les mots qu’elle avait tracés du bout d’un bâton consumé : « En l’honneur du vivant ! » C’était lui que ces mots désignaient. Une sorte de lourd sanglot oppressa sa gorge et une buée, qui ne venait ni de la neige ni du vent, emplit ses yeux. La jeune femme avait superbement lutté, et elle était victorieuse. Et il lui revint soudain à l’esprit que ce qu’elle avait dit dans son billet était exact et que Scottie Deane aurait pu aisément le tuer.
Ensuite, il se demanda pourquoi il ne l’avait point fait. Deane courait fameux risque en lui laissant la vie. Ils n’avaient sur lui qu’une avance de quelques heures et leur trace pouvait ne pas être complètement effacée par la tempête. Deane pourrait être embarrassé dans sa fuite par la présence de sa femme. Lui, Mac Veigh, pourrait encore les suivre et les rejoindre. Ils avaient enlevé ses armes ; mais ce ne serait pas la première fois que, sans armes, il aurait poursuivi son homme.
Promptement, une réaction s’opéra en lui. Il courut de l’autre côté du feu dont il fit rapidement le tour jusqu’à ce qu’il arrivât à la trace laissée par le traîneau au départ. Elle était encore bien distincte. Plus avant dans la forêt on pourrait la suivre sans difficulté. Quelque chose voleta à ses pieds. C’était le billet d’Isabelle Deane.
Il le ramassa et de nouveau ses yeux tombèrent sur ces derniers mots qu’elle avait écrits : « Mais vous ne nous poursuivrez pas. Je le sais. Car vous savez ce que cela veut dire : aimer une femme. Et vous savez également ce que signifie vivre pour une femme qui aime. »
Voilà pourquoi Scottie Deane ne l’avait pas tué. C’était à cause de la jeune femme… et elle avait confiance en lui. Cette fois, il plia le billet et le mit dans sa poche là où avait été la fleur bleue. Puis il revint lentement près du feu.
— Je vous ai dit que je lui rendrais la vie si je le pouvais, murmura-t-il. Et je crois que je vais tenir parole.
Il retombait dans sa vieille habitude de soliloquer, une habitude qui vient facilement à n’importe qui dans les vastes solitudes. Et il se mit à rire, tandis qu’il se tenait debout devant le feu et bourrait sa pipe.
— Si ce n’était pour elle ! ajouta-t-il en songeant à Scottie Deane. Dieu ! si ce n’était pour elle !
Il finit de bourrer sa pipe et l’alluma, le regard perdu là-bas au profond de la forêt de sapins où Scottie Deane et sa femme avaient fui. Toutes les forces de police étaient sur pied en quête de Scottie Deane. Pendant plus d’un an il avait été aussi adroit à s’échapper que la petite hermine blanche des bois. Il avait roulé les meilleurs hommes en service et son nom était connu de tout le monde dans la police royale, de Calgary à l’île Herschel.
Sa tête était mise à prix et c’était la gloire assurée pour qui le capturerait. Ceux qui rêvaient d’avancement rêvaient aussi de Scottie Deane. Et tandis que Billy songeait à cela, quelque chose surgit en lui qui n’était pas l’instinct du chasseur d’hommes et son sang s’embrasa d’un étrange sentiment de fraternité. Scottie Deane était pour lui désormais plus qu’un hors-la-loi, plus qu’un homme simplement. Traqué comme un fauve, pourchassé de place en place, il fallait qu’il fût mieux qu’un misérable pour qu’une femme comme Isabelle ne l’eût point abandonné. Mac Veigh se rappelait la douceur de sa voix, la grâce de son visage, la tendresse de ses yeux et, pour la première fois, la pensée lui vint qu’une telle femme n’aurait pu aimer un homme qui n’aurait pas été foncièrement bon.
Et elle l’aimait. Une douleur lancinante s’empara de Billy à cette certitude, douleur unie pourtant à un frisson de joie. Sa loyauté à elle était un triomphe même pour lui. Elle était venue à lui comme un ange du fond de la tourmente et elle l’avait quitté comme un ange. Il était content. Une réalité vivante et palpitante s’était substituée dans son cœur à la vision des rêves : une femme en chair et en os, qui était aussi sincère et aussi belle que la fleur bleue qu’il avait portée contre sa poitrine.
En ce moment, il aurait aimé serrer la main de Scottie Deane, parce qu’il était son mari et parce qu’il était assez homme pour se faire aimer d’elle ! Peut-être était-ce Deane qui avait suspendu la couronne de pampre à sa tente et qui avait griffonné les mots au charbon. Et Deane, bien sûr, connaissait le billet que sa femme avait écrit. Le sentiment de fraternité devenait de plus en plus fort en Billy, et la pensée de leur confiance en lui l’emplissait d’un étrange orgueil.
Le feu baissait et il se retourna pour y ajouter des broussailles. Ses yeux tombèrent sur la caisse dans la tente et il la tira au dehors. Il fut sur le point de la jeter dans les flammes, mais il se ravisa et l’examina plus attentivement. De quels lointains horizons venaient-ils, il se le demandait. Ils devaient venir de par delà les terres désertes car Deane avait façonné cette caisse afin de protéger Isabelle contre les vents farouches de la steppe.
Elle était construite d’un bois léger et dur taillé à la hachette et les coins en étaient assujettis avec une courroie babiche faite de peau de caribou, au lieu de l’être avec des clous. Les branchages de balsamiers qui avaient été mis à l’intérieur s’y trouvaient encore et le cœur de Billy battit un peu plus vite alors qu’il les enlevait. Ç’avait été le lit d’Isabelle. Il pouvait voir, à l’endroit où le balsamier était plus épais, la place où avait reposé sa tête. Brusquement, en poussant un cri terrible, il lança la caisse dans le feu.
Il n’avait pas faim, mais il se fit un pot de café et le but. Jusqu’alors, il n’avait pas remarqué que l’ouragan devenait peu à peu plus furieux. La sapinière touffue aux rameaux bas en brisait la violence. Au delà de l’abri de la forêt, il pouvait entendre le mugissement de la tempête, tandis qu’elle balayait les maigres buissons et l’étendue déserte à l’orée de la steppe. Cela ramena sa pensée une fois de plus vers Pelletier.
Dans l’excitation de la présence d’Isabelle, dans la secousse et le désespoir qui avaient suivi sa fuite, il avait le sentiment d’avoir un peu oublié Pelletier.
Jusqu’au moment où il arriverait aux igloos des Esquimaux, cela ferait deux journées perdues. Ces deux journées pouvaient signifier bien des choses pour son camarade malade. Il se leva, tâta dans sa poche afin de constater que les lettres s’y trouvaient bien, et se mit à faire son paquetage. A travers les arbres lui arrivait maintenant un menu et blanc grésil qui picotait sa peau. On aurait dit du sucre granulé très fin.
Une soudaine rafale de cette neige lui cingla les yeux et, abandonnant tente et paquetage, il se dirigea soucieux vers la pleine futaie et la brousse.
A quelques centaines de mètres de son campement, il fut contraint de baisser la tête sous les giboulées de neige et de rabattre sur ses joues et ses oreilles les larges oreillettes de sa casquette. Une centaine de mètres encore, il s’arrêta, s’abrita derrière un banskian noueux et rabougri. Il regarda vers l’orée de la plaine. C’était un blanc et mouvant chaos où ses yeux ne pouvaient voir au delà de la portée d’une balle de pistolet. Les igloos des Esquimaux étaient à vingt milles dans la steppe et le cœur de Billy se serra. Il ne pourrait accomplir ce trajet.
Nul homme n’aurait survécu au milieu de la tourmente qui descendait en trombe du pôle arctique et il retourna vers son campement. Billy s’était à peine remis en marche qu’il tressaillit à un bruit étrange qu’apportait le vent. Il fit face de nouveau à l’assaut blanc, une main saisissant l’étui vide de son revolver. Le bruit lui parvint de nouveau et, cette fois, il l’identifia. C’était un cri, une voix d’homme. Instantanément sa pensée se reporta sur Deane et Isabelle. Quel miracle pouvait les ramener vers lui ?
Une ombre sortit de la tourmente tourbillonnante de la tempête. Elle se décomposa aussitôt en parties distinctes : un attelage de chiens, un traîneau, trois hommes. Une minute encore et les chiens s’arrêtèrent pêle-mêle en grognant à la vue de Billy. Billy fit un pas en avant.
Presque au même moment, il trouvait un revolver braqué sur sa poitrine.
— Rengaine ça, Bucky Smith ! s’écria-t-il. Si tu cherches un homme tu as trouvé celui qu’il ne fallait pas.
L’autre s’approcha. Ses yeux étaient rouges et fixes. Son pistolet s’abaissa, tandis qu’il arrivait à un mètre de Billy.
— Nom de Dieu ! c’est vous, c’est vous, Billy Mac Veigh ! s’exclama-t-il.
Son rire sonnait discordant et désagréable. Bucky était un caporal du service et, quand Billy en avait entendu parler la dernière fois, il était stationné à Nelson House. Pendant un an, les deux hommes avaient fait partie de la même patrouille et il y avait une vilaine histoire entre eux. Billy n’avait jamais parlé de certaine affaire survenue à Norway, qui, si elle eût été connue au Quartier Général, aurait signifié pour Bucky un renvoi déshonorant du service. Mais il avait provoqué Bucky en un duel loyal et l’avait laissé sur le terrain à deux doigts de la mort.
La vieille haine flambait dans les yeux du caporal tandis qu’il fixait Billy. Billy dédaigna ce regard et donna une poignée de mains aux autres hommes. L’un d’eux était un conducteur de la compagnie de la Baie d’Hudson et l’autre, l’agent Walker, de Churchill.
— Nous pensions qu’on n’arriverait jamais vivants à un abri, haleta Walker tandis qu’ils se serraient les mains. Nous sommes à la poursuite de Scottie Deane et nous n’allons pas perdre une minute. Nous allons l’attraper d’ailleurs. Sa trace est si chaude qu’on peut la sentir… Mon Dieu ! mais je suis pareil à un buisson, fit-il.
Les chiens, leur conducteur en tête, se disposaient déjà à camper. Billy, tandis qu’ils suivaient, ricana vers le caporal :
— Quelle chance de me tenir, hein, Bucky, si tu avais été seul ? fit-il d’un ton que Walker ne pouvait entendre. Vois-tu, je n’ai pas oublié ta menace.
Il y avait une dureté métallique dans son rire. Il savait que Bucky Smith était un gredin qui avait la bonne fortune de ne jamais avoir été pris sur le fait. En un éclair, il retourna, en pensée, à ce jour, à Norway, où Rousseau, le demi-Français, était venu à lui, de son lit de douleur, lui dire que Bucky avait mis à mal sa jeune femme. Rousseau, qui aurait dû rester couché, ayant la fièvre, mourut deux jours plus tard.
Billy entendait toujours l’insulte dans la voix de Bucky, quand il l’avait acculé à l’accusation de Rousseau, puis le combat qui s’en était suivi. La pensée que cet homme était maintenant aux talons d’Isabelle et de Deane le remplissait d’une sorte de rage et, pendant que Walker prenait les devants, il mit une main sur le bras du caporal :
— J’ai pensé à toi dernièrement, Bucky, dit-il. J’ai réfléchi beaucoup à cette affaire de là-bas, à Norway, et je m’en suis voulu de ne pas avoir fait mon rapport. Je suis sur le point de le faire… à moins que tu ne changes de direction. Je suis moi-même à la poursuite de Scottie Deane…
Tout aussitôt, il se serait coupé la langue pour avoir prononcé ces paroles. Un éclair de triomphe brilla dans les yeux de Bucky.
— Je pensais bien que nous avions raison, dit-il. Nous venions de perdre la piste dans la tempête. Content de vous avoir rencontré pour nous remettre dans le bon chemin. Sont-ils à grande distance de nous, lui et cette squaw qui voyage avec lui ?
Les poings emmitouflés de Billy se serrèrent de colère. Il ne répondit pas, mais s’en alla rapidement rejoindre Walker. Et son cerveau combinait des plans en hâte. Lorsqu’il arriva près du feu, il vit que les chiens s’étaient déjà couchés dans leurs harnais et qu’ils étaient exténués. Le visage de Walker était congestionné, ses yeux boursouflés par les piqûres de la neige.
Le conducteur était à demi allongé hors de son traîneau, les pieds au feu. D’un coup d’œil, Billy eut la certitude que tous, bêtes et gens, avaient supporté dans la tourmente un long et pénible combat.
Il regarda Bucky et, cette fois, il n’y avait plus ni ressentiment ni menace dans sa voix quand il parla :
— Camarades, vous avez eu un rude temps, dit-il. Faites comme chez vous. Je ne suis pas surchargé de victuailles, mais si vous voulez retirer de vos sacs quelques-unes de vos rations, je les préparerai pendant que vous dégelez.
Bucky considérait curieusement les deux tentes.
— Qui est avec vous ? demanda-t-il.
Billy haussa les épaules. Sa voix fut presque affable.
— Je n’aime pas beaucoup te dire qui était avec moi, Bucky, fit-il en riant. Je suis arrivé ici tard la nuit dernière, à demi mort et j’ai trouvé un métis campé là, sous cette tente de soie. C’était tout à fait un copain, un fort chic compagnon. Un tout jeune homme, d’ailleurs, presque un enfant. Quand je me suis levé ce matin — Billy haussa de nouveau les épaules et désigna du doigt son étui vide — tout avait disparu : chiens, traîneau, tente supplémentaire, même mon fusil et mon automatique. L’individu n’était pas tout à fait méchant pourtant, car il m’a laissé mes victuailles. C’était un drôle d’oiseau, d’ailleurs. Regardez donc ça, il désigna la couronne de pampre qui rendait devant sa tente. « En l’honneur du vivant », lut-il à voix haute. Une manière délicate de me rappeler qu’il aurait pu me casser la caboche d’un coup de gourdin, s’il l’avait voulu.
Il se rapprocha de Bucky et dit sur un ton enjoué :
— J’espère que tu peux me battre cette fois, Bucky. Scottie Deane est joliment en sécurité avec moi, où qu’il se trouve. Je n’ai même pas une carabine.
— Il doit avoir laissé sa trace, observa Bucky, en le regardant du coin de l’œil avec malice.
— Oui, par là.
Alors que Bucky allait examiner ce qui restait de la trace, Billy remerciait le ciel que Deane eût placé Isabelle sur le traîneau avant de quitter le campement. Il n’y avait rien qui trahît sa présence. Walker avait déficelé leur équipement et Billy était occupé à préparer à manger quand Bucky revint. Il avait un rictus aux lèvres.
— Saviez-vous que c’était facile ? dit-il. Je me demande pourquoi il n’a pas emporté sa tente ? une fort jolie tente ; pas vrai ?
Il y entra. Une minute plus tard, il apparaissait à l’ouverture et appelait Billy.
— Regardez donc ! dit-il. Et sa voix tremblait d’émotion. Ses yeux brillaient d’une joie mauvaise. « Votre métis avait rudement de longs cheveux, hé ! »
Il désignait un éclat de bois sur l’un des pieux minces de la tente. Le cœur de Billy sursauta.
Une boucle de la longue chevelure dénouée d’Isabelle s’était accrochée à cet éclat et une douzaine de cheveux d’or brun étaient restés là pour la trahir. Pendant un instant, il oublia que Smith l’observait.
Il revit Isabelle alors qu’elle pénétrait pour la dernière fois dans la tente, sa superbe chevelure répandue autour d’elle dans la gloire de la clarté du feu, ses yeux encore emplis de tendre gratitude. Une fois de plus il sentit la chaleur de ses lèvres, le contact de sa main, le frisson de sa présence auprès de lui. Peut-être ces émotions cachèrent-elles quelque mouvement de méfiance ou quelque parole qui, sans cela, l’auraient trahi. Le temps de les éprouver il s’était ressaisi et se retournant vers son compagnon en riant d’un rire forcé :
— Ce sont parfaitement des cheveux de femme, Bucky. Il m’a raconté des tas d’histoires gentilles à propos d’une jeune fille restée chez lui. Ça devait être vrai.
Les regards des deux hommes se rencontrèrent sans broncher. Il y avait du sarcasme aux lèvres de Bucky, Billy souriait.
— J’ai l’intention de suivre ce Français, quand nous aurons pris un peu de repos, dit le caporal en s’efforçant de déguiser un accent de nervosité et de satisfaction dans sa voix. Il y a une femme qui voyage avec Scottie Deane, n’est-ce pas ?… une blanche… et il n’y en a qu’une autre au nord de Churchill. Naturellement, vous désirez rentrer en possession de votre équipement volé.
— Tu parles, si je le désire ! s’écria Billy, dissimulant l’effet que le coup droit de Bucky venait de lui porter. Je ne suis pas autrement content à l’idée de m’avouer dépouillé de la sorte. Le métis se sera arrêté pour se mettre à couvert et il ne sera pas difficile de suivre sa piste.
Il vit que Bucky était un peu attrapé par son acquiescement immédiat et, avant que l’autre eût pu répondre, il se hâta de se joindre à Walker dans l’organisation du déjeuner. Il prépara un gallon[1] de thé, fit frire du bacon, apporta et fit griller son gâteau d’avoine gelé. Il prépara une deuxième bouillotte de thé tandis que les autres mangeaient et étendit les couvertures dans sa propre tente. Walker lui avait dit qu’ils avaient marché presque toute la nuit.
[1] 4 litres 500.
— Il vaudrait mieux dormir une heure ou deux avant de continuer, engagea Billy.
Le conducteur, qui s’appelait Conway, fut le premier à accepter. Lorsqu’il eut fini de manger, Walker le suivit sous la tente. Eux partis, Bucky regarda durement Billy.
— Quel est votre jeu ? demanda-t-il.
— Franc jeu, voilà tout, répliqua Billy en présentant son tabac. Le métis m’a traité loyalement et m’a fait plaisir, même s’il s’est payé par la suite. Je fais de même.
— Et qu’est-ce que vous espérez obtenir… ensuite ?
Les yeux de Billy clignèrent tandis qu’il fixait l’autre, à son tour, d’un regard scrutateur.
— Bucky, je ne te crois pas tout à fait sot, dit-il. Tu as tout de même un peu de pudeur dans la peau, n’est-ce pas ? Un homme peut aussi bien être en prison que je suis ici sans fusil. J’espère que tu vas m’en fournir un quand tu poursuivras le métis, toi ou Walker. Il le fera, si tu ne veux pas. Va plutôt avec les autres. Je vais veiller au feu.
Bucky se leva d’un air maussade. Il avait encore des doutes sur l’hospitalité de Billy, mais en même temps il comprenait la force de l’argumentation de Mac Veigh et l’importance du prix qu’il demandait.
Il rejoignit Walker et Conway.
Un quart d’heure plus tard, Billy s’approcha de la tente et regarda à l’intérieur. Les trois hommes étaient profondément endormis d’épuisement. La manière d’agir de Billy changea aussitôt. Il avait jeté son sac sur le côté de la tente pour faire plus de place, et il y glissa rapidement une couverture de réserve et ses provisions. Puis, il entra dans l’autre tente. Une rougeur monta à ses joues et il sentit son sang bouillonner.
— Tu es peut-être un idiot, Billy Mac Veigh, dit-il en souriant. Tu fais peut-être une sottise mais, voilà, on va la faire !
Doucement il détacha les longs fils de soie d’or bruni du piquet de la tente. Il entortilla les cheveux autour de ses doigts et en fit un anneau doux et brillant. C’était tout ce qu’il posséderait jamais d’Isabelle Deane et son cœur battit plus fort tandis qu’il les pressait un instant contre son rude visage battu par la tempête. Il les mit dans sa poche soigneusement enveloppés dans le billet d’Isabelle et, une fois encore, il retourna à la tente où dormaient les trois hommes. Ils n’avaient pas bougé.
L’étui à revolver de Walker était à portée de sa main. Une minute il fut violemment tenté de le prendre, d’enlever l’arme. Il s’éloigna. Il voulait vaincre dans cette lutte avec Bucky aussi sûrement qu’il avait vaincu dans l’autre et il voulait vaincre sans fraude. Vivement il jeta son sac sur ses épaules et suivit la trace laissée par Deane dans sa fuite. Sur ses raquettes, il la suivit d’un long pas rapide. A cent mètres du campement, il regarda derrière lui un moment. Puis il se retourna et son visage était fier et grave.
— Si vous devez être pris, ce ne sera pas grâce à l’équipement qui est là, monsieur Scottie Deane ! se dit-il. C’est bien assez du vôtre, vraiment. Et Billy Mac Veigh est homme à tenir le coup, n’aurait-il pas de carabine !
Dès l’abord, Billy put se rendre compte de la difficulté avec laquelle Deane et ses chiens avaient avancé parmi les tas de neige molle amoncelés par l’ouragan. Là où les arbres se raréfiaient, Deane avait piétiné péniblement en tête et tiré avec l’attelage. Une fois seulement, durant le premier mille, Isabelle était descendue du traîneau et c’était à un endroit où harnais, toboggan et attelage s’étaient complètement enchevêtrés dans les fourches couvertes de neige d’un arbre tombé.
Le fait que Deane avait obligé sa femme d’aller en traîneau ajoutait à la sympathie de Billy pour l’homme. Il était probable qu’Isabelle n’avait pas dormi du tout après sa rude épreuve dans la steppe, mais qu’elle était restée éveillée, faisant des projets avec son mari jusqu’à l’heure de leur fuite. Si Isabelle avait été capable de voyager avec des raquettes, Billy se disait que Deane aurait laissé les chiens derrière car, dans la neige haute et molle, il aurait eu moins rude trajet sans eux, et les empreintes de raquettes auraient été effacées par la tempête depuis plusieurs heures.
Toujours est-il qu’il ne pouvait les manquer. Il savait qu’il n’avait pas de temps à perdre, surtout s’il voulait devancer Bucky et ses hommes. Le méfiant caporal ne dormirait pas longtemps. Les raquettes de Billy, tandis qu’il avait l’avantage d’être relativement dispos, nivelaient et tassaient la piste, et les autres, s’ils suivaient, seraient à même de faire un mille ou deux de plus par heure.
Que Bucky voulût suivre, cela ne faisait aucun doute pour le moment. Le caporal était déjà à demi convaincu que Scottie Deane était parti du campement et que les cheveux qu’il avait trouvés accrochés à l’éclat du piquet de la tente appartenaient à la femme de l’outlaw. Et Scottie Deane était une proie trop importante pour la laisser échapper.
Billy réfléchissait à la situation, en même temps qu’il inclinait plus délibérément à la poursuite. Il savait qu’il y avait deux choses seulement que Bucky pouvait faire en la circonstance : ou il suivrait avec Walker et le conducteur, ou il viendrait seul. Si Walker et Conway l’accompagnaient, la lutte pour capturer Scottie Deane serait loyale, et l’homme qui mettrait le premier les menottes aux poignets du hors-la-loi serait vainqueur. Mais si Bucky laissait ses deux compagnons au campement et arrivait seul…
Cette pensée n’avait rien d’agréable. Mac Veigh regrettait presque de ne pas avoir pris le fusil de Walker. Si Bucky venait seul, il n’aurait qu’une idée en tête : s’assurer de Scottie Deane en lui réglant d’abord son compte à lui, Billy.
Il était certain d’avoir apprécié l’individu à sa juste valeur et qu’il n’hésiterait pas à satisfaire sa vieille menace en lui mettant une balle dans le corps à la première occasion favorable. La tempête cacherait toute besogne malpropre qu’il pourrait accomplir et sa récompense serait Scottie Deane… à moins que Deane ne fût trop beau joueur pour lui.
A la pensée de Scottie Deane, Billy se mit à rire intérieurement. Jusqu’alors, il ne s’en était qu’à peine préoccupé et, tout à coup, il lui apparut qu’il y avait une part de comique aussi bien que de tragique dans la situation. Il s’avoua gaîment que pendant longtemps Deane s’était montré plus habile que Bucky ou lui-même et que, somme toute, il était celui qui avait encore le meilleur jeu en mains, même à cette heure-là.
Il était bien armé. Il était aussi adroit qu’un renard et on ne le prendrait pas sans vert. Toutefois cette pensée remplissait Billy de contentement plutôt que de crainte. Deane serait plus qu’un égal pour Bucky seul, s’il ne réussissait pas à battre le caporal. Mais s’il le battait…
Les lèvres de Billy se serrèrent farouchement et il eut un éclair mauvais dans les yeux, tandis qu’il tournait la tête par-dessus son épaule et regardait derrière lui. Il ne le battrait pas seulement, mais il capturerait Scottie Deane. Ce serait une lutte de renard à renard et il l’emporterait ; personne ne saurait jamais pourquoi il avait joué la partie comme il avait combiné de la jouer. Bucky ne le saurait jamais. Là-bas, au Quartier Général, on ne le saurait jamais. Et pourtant, au tréfonds de son cœur, il espérait et croyait qu’Isabelle devinerait et comprendrait.
Pour sauver Deane, pour sauver Isabelle, il fallait les défendre des mains de Bucky Smith et agir de telle façon qu’il pût, lui Billy, en faire ses prisonniers. Ce serait pour commencer une terrible épreuve. Une image d’Isabelle surgit devant lui ; sa foi et sa confiance anéanties, son visage blême et ravagé par le chagrin et le désespoir, ses yeux bleus dardés sur lui, haineux. Mais il sentait maintenant qu’il pourrait supporter cela. Un moment, le dernier moment, quand elle comprendrait et connaîtrait qu’il était resté sincère, le dédommagerait de tout ce qu’il aurait pu souffrir.
Il chemina rapidement pendant une heure, puis s’arrêta pour prendre sa direction à un endroit où la piste, en partie recouverte, plongeait dans un marais gelé. Là, Isabelle était descendue du traîneau et avait suivi dans le sillage du toboggan. Par places, où les sapins et les baumiers formaient une voûte épaisse au-dessus de sa tête, Billy pouvait distinguer les empreintes des mocassins de la jeune femme. Deane avait guidé les chiens dans les ténèbres de la tempête et, deux fois, Billy trouva des bouts d’allumettes brûlées, là où le fugitif s’était arrêté pour consulter sa boussole. Il avait fait route presque plein ouest.
A la pointe extrême du marais, la piste aboutissait à un étang et Deane avait mené son attelage droit au travers. Le gros de la tempête était maintenant passé. Le vent avait lentement tourné au sud-est et la neige grenue et dure avait fait place à une chute de flocons plus épaisse et plus molle. Billy frissonna à la pensée de ce que cet étang avait été quelques heures auparavant, quand Deane et Isabelle l’avaient traversé dans l’obscurité profonde de la trombe glaciale qui l’avait balayé comme un cyclone.
L’étang avait un demi-mille de traversée et, dès cinquante mètres du bord, la piste était complètement effacée. Billy ne perdit pas de temps à s’efforcer d’en retrouver trace, mais il se dirigea directement sur la ligne de futaie en face et obliqua sous le couvert de la forêt de broussailles. Il retrouva facilement la piste. Une demi-heure plus tard, il s’arrêta encore. Sapins et baumiers croissaient touffus autour de lui, brisant ce qui restait de vent. Là, Scottie Deane s’était arrêté lui aussi pour faire du feu. Auprès des cendres, il y avait un tas de rameaux de baumiers sur lesquels Isabelle s’était reposée. Scottie Deane avait fait bouillir un pot de thé et en avait jeté les résidus sur la neige.
Les corps chauds des chiens avaient creusé des trous ronds dans la neige fondue et Billy s’imagina que les fugitifs s’étaient reposés pendant une couple d’heures. Ils avaient fait huit milles au milieu de la tourmente, sans feu, et son cœur s’emplit de pitié à la pensée d’Isabelle Deane et des souffrances dont il était cause. Et, durant quelques instants, il éprouva une véritable aversion pour ce qui l’amenait là… la Loi.
Plus d’une fois dans son service, il avait réfléchi que les châtiments de la loi étaient disproportionnés aux fautes. Isabelle avait souffert — et souffrait encore — bien plus que si Deane avait été capturé une année auparavant et pendu. Et Deane lui-même avait été bien plus cruellement puni que s’il était mort, à être témoin de la souffrance de la femme qui lui était demeurée fidèle. Du cœur de Billy s’échappa un cri étouffé de compassion pour ces malheureux, à regarder le lit de baumiers et les débris noircis du feu.
Il souhaita leur rendre vie, liberté et bonheur, et ses poings se crispèrent plus fort en songeant qu’il était disposé à renoncer à tout, même à l’honneur, pour la femme qu’il aimait.
Un quart d’heure après avoir atteint le refuge du campement, il était de nouveau en chasse. Son sang circula un peu plus vif dans ses veines quand il s’aperçut que la piste de Scottie Deane était maintenant presque aussi droite que si elle avait été tirée au cordeau et que le traîneau ne s’empêtrait plus dans les arbres tombés et les buissons invisibles. C’était la preuve qu’il faisait jour quand Deane et Isabelle avaient quitté leur campement. Isabelle allait maintenant à pied et leur traîneau avançait plus vite. Billy hâta le pas et, franchies deux ou trois clairières, il tomba dans un long sillage tortueux. La trace était relativement récente et, au bout d’une heure encore, il était sûr que les fugitifs ne pouvaient être bien loin devant lui. Il les avait suivis à travers un marais étroit et il avait escaladé le sommet d’une hauteur escarpée, lorsqu’il s’arrêta. Isabelle avait atteint la crête du coteau dénudé, épuisée.
Pendant les vingt derniers mètres il pouvait voir que Deane l’avait aidée ; ensuite elle s’était affalée dans la neige et il avait placé une couverture sous elle. Ils avaient bu du thé noirâtre et il s’en était répandu un peu sur la neige. Il ne s’était pas encore formé de glace. Instinctivement, Billy se glissa derrière une roche et regarda à ses pieds dans la vallée boisée. Au bout de quelques minutes, il se mit à descendre.
Il était presque parvenu au bas de la crête lorsqu’il s’arrêta net, en étouffant un cri d’horreur. Il avait atteint un endroit où le flanc de la hauteur semblait s’être écroulé, faisant place à une paroi à pic. En un éclair, il se rendit compte de ce qui était arrivé. Deane et Isabelle étaient descendus dans un amas de neige qui s’était effondré sous leur poids, les précipitant sur les roches en dessous d’eux.
Il ne resta que le temps de souffler et à ce moment, de très loin derrière lui, lui parvint un bruit qui le traversa d’un étrange frisson. C’était le hurlement d’un chien. Bucky et ses hommes le talonnaient de près et ils voyageaient avec l’attelage.
Il obliqua un peu sur la gauche afin d’éviter l’extrémité du traquenard et fonça témérairement au beau milieu. Ce ne fut qu’après avoir vu par où Scottie Deane et son attelage s’étaient tirés de l’éboulement de neige qu’il put respirer de nouveau. Il essuya la sueur froide de son visage lorsqu’il aperçut les empreintes des mocassins d’Isabelle, à l’endroit où Deane avait redressé le traîneau. Et alors, pour la première fois, il remarqua plusieurs petites taches rougeâtres dans la neige : Isabelle ou Deane s’étaient blessés dans leur chute, légèrement peut-être. A cent mètres de l’éboulement, le traîneau s’était arrêté de nouveau et, à partir de là, c’était Deane qui avait été voituré et Isabelle qui allait à pied.
Billy suivit dès lors avec plus de précautions ; encore une centaine de mètres et il s’arrêta pour flairer le vent. Devant lui, sapins et baumiers croissaient drus et touffus et, de cet abri, il était certain que quelque chose lui arrivait dans l’air. D’abord il crut que c’était l’odeur des balsamiers. Bientôt il reconnut que c’était celle de la fumée.
La force de l’habitude lui fit porter pour la vingtième fois la main à l’étui vide de son revolver. De le savoir vide ajoutait à la circonspection avec laquelle il s’approcha des sapins et des baumiers touffus devant lui. Profitant d’un tas de buissons bas chargés de neige, il coupa la piste à angle droit et se mit à décrire un vaste détour. Il se dépêchait. En moins d’une demi-heure ou trois quarts d’heure, Bucky aurait atteint la crête. Et lui, quoi qu’il fît, il devait l’avoir fait avant ce moment-là. Cinq minutes après avoir quitté la piste, il aperçut enfin de la fumée et commença à se diriger du côté du feu.
Le calme d’alentour l’oppressait. Il se rapprochait de plus en plus, cependant il n’entendait aucun bruit de voix, aucun bruit de chiens. Enfin, il parvint à un endroit d’où il pouvait regarder, caché par un jeune plant de sapins, et apercevoir le feu. Il ne s’en trouvait pas à plus de trente pieds. Il retint son souffle, au spectacle qu’il avait sous les yeux. Sur une couverture étendue près du feu était couché Scottie Deane, la tête appuyée à un havresac. Nul indice d’Isabelle, ni du traîneau, ni des chiens. Le cœur de Billy se mit à cogner dans sa poitrine, tandis qu’il se relevait. Il ne s’attarda point à se demander où Isabelle et les chiens étaient partis.
Deane était seul et couché le dos tourné vers lui. Le sort ne pouvait lui fournir occasion meilleure et les pieds de Mac Veigh, chaussés de mocassins, s’enfoncèrent vivement et doucement dans la neige. Il était à moins de six pas de Scottie Deane avant que le blessé l’entendît et ce dernier avait à peine fait un mouvement qu’il se trouvait sur lui. Il fut surpris de la facilité avec laquelle il empoigna Deane et lui passa les menottes aux poignets. L’opération n’était pas plutôt terminée qu’il comprit. Un lambeau d’étoffe était noué autour de la tête de Deane et teint de sang. Les bras et le corps de l’homme étaient sans force. Il regarda Billy avec des yeux égarés, puis, se rendant compte lentement de ce qui arrivait, un gémissement sourd s’échappa de ses lèvres.
En un instant, Billy fut à genoux à côté de lui. Il avait vu Deane deux fois auparavant, par là, à Churchill, mais c’était la première fois qu’il eût jamais regardé de près son visage. Ce visage était usé par les fatigues et la torture intérieure. Les joues étalent hâves et les yeux d’acier gris levés vers ceux de Billy étaient rougis par des semaines et des mois de lutte contre la rafale. C’était le visage, non point d’un criminel, mais d’un homme à moustache blonde en qui Billy aurait eu confiance, d’un homme sans peur et marqué de cette volonté bien affirmée qui s’associe à l’honnêteté et à la franchise.
Il poussa de nouveau un rude soupir et Billy comprit parfaitement pourquoi cet homme ne l’avait pas tué quand il en avait eu l’occasion. Deane n’était pas de ceux qui attaquent dans l’ombre ou par derrière. Il avait laissé la vie à Billy parce qu’il croyait encore à l’humanité de l’homme et la pensée d’avoir répondu à la confiance que Deane avait eue en lui, en se précipitant sur Deane lorsqu’il était étendu par terre et blessé, remplit Billy d’amertume et de honte. Il serra une des mains de Deane dans les siennes.
— Je déteste de faire ça, mon vieux ! s’écria-t-il vivement. C’est infernal de mettre les poucettes à un éclopé. Mais je dois le faire… Je n’avais pas l’intention de venir… Non ! Dieu m’en est témoin, je n’en avais pas l’intention, si Bucky Smith et deux autres n’avaient pas surpris ta piste au départ de l’ancien campement. Ils t’auraient pris… c’est certain. Et elle n’aurait pas été en sécurité avec eux. Comprends-tu ? Elle n’aurait pas été en sécurité ! Aussi je me suis mis en tête d’arriver le premier et de t’arrêter moi-même.
« Il faut que tu comprennes. Et tu saisis, je pense. Tu dois avoir entendu, car j’ai cru que tu étais sûrement mort dans la caisse, et j’en jure le ciel que je pensais tout ce que j’ai dit alors. Je ne serais pas venu. J’étais content que vous étiez partis tous les deux. Mais ce Bucky est un lâche et un vaurien. Et peut-être, si je m’assure de toi, pourrais-je t’aider plus tard… Ils seront ici dans quelques minutes.
Il parlait vite, sa voix frémissant de l’émotion qui dictait ses paroles, et pas un instant Scottie Deane ne détourna ses regards du visage de Billy. Quand Billy se tut, il le regarda encore un moment, jugeant de la vérité des mots qu’il venait d’entendre, par ce qu’il lisait dans le regard de l’autre. Alors Billy sentit que, pendant une minute, sa main serrait plus fort la sienne.
— Je suppose que vous agissez très honnêtement, Mac Veigh, dit-il, et je suppose que cela devait arriver tôt ou tard, d’ailleurs. Je ne suis pas désolé que ce soit vous… et je sais que vous prendrez soin d’elle.
— Je le ferai… même s’il faut combattre… et tuer !
Billy avait dégagé sa main et serrait les poings. Dans les yeux de Deane brilla un éclair soudain.
— C’est ce que j’ai fait ! soupira-t-il, en serrant lui aussi les poings énergiquement. J’ai tué… à cause d’elle. C’était un lâche et un vaurien aussi. Et vous auriez fait de même !
Il regarda de nouveau Billy.
— Je suis content que vous ayez dit ce que vous feriez… quand j’étais dans le coffre, ajouta-t-il. Si elle n’était pas aussi pure et aussi douce que les étoiles, j’aurais agi autrement. Mais j’ai été intimement persuadé que vous la traiteriez comme un frère. Je n’ai pas eu confiance en beaucoup d’hommes. Mais j’ai eu confiance en vous.
Billy se pencha sur le blessé. Son visage était pourpre et sa voix tremblait.
— Dieu te bénisse pour cela, Scottie ! dit-il.
Un bruit venu de la forêt fit se retourner les deux hommes.
— Elle a emmené les chiens et s’est un peu écartée par là pour charger du bois, fit Deane. Elle revient.
Billy s’était redressé, le visage tendu du côté de la crête. Lui aussi avait perçu du bruit, un autre bruit dans une autre direction. Il se mit à rire, d’un rire sardonique, en se retournant vers Deane.
— Et ils viennent aussi, Scottie ! répondit-il. Ils escaladent la hauteur. Je vais prendre tes armes, mon vieux ! Il est fort possible qu’il y ait lutte.
Il glissa le revolver de Deane dans son étui à lui et rapidement vida le barillet du fusil qui était auprès.
— Où sont mes armes ? demanda-t-il.
— Je les ai jetées, fit Deane. Ce sont là toutes les armes de l’équipement.
Et Billy attendait, cependant qu’Isabelle arrivait, à travers la sapinière aux branches basses, avec ses chiens.
Il y avait un sourire pour Deane aux lèvres d’Isabelle, tandis qu’elle se dépêtrait parmi les sapineaux, enfoncée jusqu’aux genoux dans la neige, les chiens remorquant le traîneau à sa suite. Alors, tout à coup, elle aperçut Mac Veigh et le sourire se figea sur sa figure en un regard d’horreur. Elle n’était point à vingt pas lorsqu’elle déboucha dans la petite clairière, et Billy entendit le cri déchirant sa poitrine. Elle s’arrêta et appuya les mains sur son cœur.
Deane s’était soulevé à demi, son visage blême et émacié lui souriant d’un air encourageant. En poussant un cri sauvage, Isabelle se précipita vers lui et se laissa tomber à genoux à son côté, les mains agrippant d’un geste farouche les menottes d’acier aux poignets de son mari. Billy s’éloigna.
Il pouvait l’entendre sangloter et il pouvait entendre la voix sourde et consolante du blessé. Un gémissement d’angoisse s’échappa des lèvres de Mac Veigh et il serra les poings plus fort, redoutant le terrible instant où il lui faudrait supporter le regard de la femme qu’il aimait par-dessus tout au monde.
Ce fut sa voix qui le ramena auprès d’eux. Elle s’était relevée et se tenait debout devant lui, pantelante comme une bête aux abois. Et Billy lut sur son visage ce qu’il avait redouté plus que l’aiguillon de la mort. Ses yeux bleus n’étaient plus remplis de la douceur ni de la foi de l’ange qui était venu à lui du fond de la steppe. Ils étaient durs et effrayants ; ils débordaient d’une telle démence qu’il crut qu’elle allait se précipiter sur lui.
Dans ces yeux-là, dans le frisson de sa gorge nue, dans un sanglot qui secouait sa poitrine, il y avait de la colère, du chagrin, et l’épouvante de quelqu’un dont la confiance était devenue tout à coup la plus mortelle des désillusions. Et Billy resta devant elle sans prononcer un mot, le visage aussi froid et aussi blême que la neige à ses pieds.
— Alors vous… vous avez suivi… après… cela !
Ce fut tout ce qu’elle dit et cependant sa voix, le sens de ses mots étranglés le blessaient plus que si elle l’avait frappé. Il n’y avait en eux rien de la passion et des récriminations auxquelles il s’était attendu. Proférés avec calme, presque avec douceur, ils le perçaient jusqu’à l’âme. Il s’était proposé de lui dire ce qu’il avait dit à Deane… davantage même. Mais l’âpreté de la solitude l’avait rendu peu apte à s’exprimer et, tandis que son cœur appelait des mots à son aide, Isabelle se détourna et alla vers son mari. Et alors se produisit ce à quoi il s’attendait.
Au bas de la crête roula une avalanche de neige parmi des aboiements de chiens. Billy enleva le revolver de sa gaine et il était prêt lorsque Bucky Smith, devançant ses hommes de quelques pas, accourut au campement. A la vue de son adversaire partagé entre la fureur et la déception, tout le vieux sang-froid de Billy le reconquit.
D’un bond Bucky fut au côté de Scottie Deane. Il regarda les mains enchaînées de l’homme, puis la femme qui les étreignait dans les siennes, ensuite il courut à Billy.
— Vous êtes un menteur et un hypocrite, haleta-t-il. Vous aurez à répondre de tout cela au Quartier Général. Je comprends maintenant pourquoi vous les avez laissés partir. C’était elle ! Elle s’est acquittée envers vous ; elle s’est acquittée à sa manière… pour le rendre libre. Mais, désormais, elle ne fera plus…
A ces mots, Deane s’était redressé comme piqué par un taon. Billy vit le pâle visage d’Isabelle. Le sens des paroles de Bucky avait pénétré en elle aussi vif qu’une traînée de poudre et, l’espace d’une minute, ses regards se tournèrent vers lui.
Bucky n’acheva pas sa phrase. Avant qu’il eût pu ajouter un autre mot, Billy s’était précipité sur le caporal. Il fonça du poing, une fois, deux fois, et les coups qui s’abattaient envoyèrent Bucky s’écraser contre le feu. Billy n’attendit point qu’il se remît sur pieds. Un rouge éclair brilla devant ses yeux. Il oublia la présence de Deane, de Walker et de Conway. Son unique pensée était que le voyou qu’il venait de terrasser avait lancé à Isabelle la plus mortelle injure qu’un homme pût jeter à une femme et, avant que Walker ou Conway eussent pu faire un mouvement, il se ruait sur Bucky.
Il ne sut pas pendant combien de temps ni combien de fois il frappa ; mais lorsqu’enfin Conway et Walker réussirent à l’emmener, Bucky était étendu sur le dos dans la neige, le sang lui giclant par la bouche et par le nez. Walker courut à lui. A bout de souffle, Billy se retourna vers Isabelle et Deane. Il sanglotait presque. Il n’essaya point de parler. Mais il vit que ce qu’il avait redouté n’existait plus.
Isabelle le regardait de nouveau et l’ancienne confiance avait reparu dans ses yeux. Enfin, elle comprenait !… Les poings ligotés de Deane étaient crispés. La lueur de fraternité brilla dans ses yeux et, alors qu’il y avait eu auparavant douleur et détresse au cœur de Billy, il y sentait maintenant une flamme de joie réconfortante : ils avaient encore confiance en lui.
Walker avait relevé Bucky ; il l’avait assis et il étanchait le sang de sa figure lorsque Billy vint à eux. La main du caporal fit un léger mouvement vers son revolver. D’un coup sec, Billy l’écarta et s’empara de l’arme.
Puis il s’adressa à Walker.
— Vous n’ignorez nullement que j’ai dans le service le grade de sergent, n’est-ce pas Walker ? demanda-t-il.
Son ton n’était plus celui de la camaraderie. Il avait l’accent de l’autorité, Walker fut prompt à le comprendre.
— Nullement, Monsieur.
— Et vous êtes bien au courant de nos règlements au sujet de l’insubordination et de l’outrage à un officier en service ?
Walker fit un signe d’affirmation.
— Alors, comme officier supérieur, et au nom de Sa Majesté le Roi, je mets en état d’arrestation le caporal Bucky Smith et vous charge, sous la foi du serment requis, de le mener sous votre garde à Churchill, avec la lettre que je vous donnerai pour l’officier qui s’y trouve en fonctions. Je déposerai contre Smith un peu plus tard pour prouver qu’il doit être cassé. Mettez-lui les menottes.
Étonné par le brusque changement de la situation, Walker obéit sans mot dire. Billy se tourna vers Conway, le conducteur.
— Deane est trop grièvement blessé pour voyager, expliqua-t-il. Dressez votre tente pour lui et pour sa femme auprès du feu. Vous pourrez prendre la mienne en échange quand vous retournerez.
Il alla à son bagage et prit un crayon et du papier. Un quart d’heure plus tard, il remettait à Walker la lettre dans laquelle il détaillait à l’officier commandant à Churchill certaines choses qu’il savait devoir retenir Bucky prisonnier jusqu’à ce qu’il vînt témoigner contre lui. Pendant ce temps, Conway avait dressé la tente et aidé Deane à y entrer. Isabelle l’y avait rejoint.
Billy s’entretint alors confidentiellement cinq minutes avec Walker et lorsque le constable donna ordre à Conway de tenir les chiens prêts pour le trajet du retour, il avait dans les yeux une dureté résolue en regardant Bucky. Pendant ces cinq minutes, il avait appris l’histoire de Rousseau, le jeune Français de Norway-House, là-bas, et de la femme dont l’infidélité l’avait tué. En outre, il détestait Smith comme tout le monde ! Billy était sûr qu’il pouvait s’en remettre à lui.
Tant que chiens et traîneau ne furent pas prêts, Bucky n’avait pas dit un mot. La terrible raclée qu’il avait reçue l’avait étourdi pendant quelques minutes ; alors, il se leva sans attendre l’ordre de Walker et s’avança, à grands pas, tout près de Billy. Un regard de vengeance passait sur son visage ensanglanté, ses yeux luisaient d’un éclat farouche, mais sa voix était si sourde que Conway et Walker n’en pouvaient entendre qu’un murmure. Ses paroles n’étaient que pour Billy seul.
— A cause de ceci, je te tuerai, Mac Veigh, dit-il. Et, malgré son mépris pour cet homme, cette voix sourde était telle que Billy sentit un frisson le traverser : « Tu peux me faire casser, mais tu mourras pour l’avoir fait. »
Billy ne répondit pas et Bucky n’en attendait point de riposte. Il partit en avant du traîneau avec Conway à un pas derrière, Billy suivit avec Walker jusqu’au pied de la crête.
Là ils se serrèrent les mains et Billy resta debout à les regarder jusqu’à ce qu’ils eurent dépassé le sommet de la crête.
Il retourna à pas lents vers le campement. Deane était sorti de la tente, appuyé sur Isabelle. Ils l’attendaient et sur le visage de Deane il revit l’expression qu’il y avait remarquée après avoir abattu Bucky Smith. Pendant un moment il n’osa lever les yeux sur Isabelle. Elle s’aperçut de ce changement et ses joues s’empourprèrent. Deane aurait tendu les mains, mais elle les tenait étroitement dans les siennes.
— Tu ferais mieux d’aller sous la tente et de rester tranquille, conseilla Billy. Je n’ai pas encore eu le temps de voir si tu es grièvement blessé.
— Ce n’est pas grave, assura Deane. J’ai cogné contre une roche en dégringolant au bas de la crête et suis demeuré évanoui quelques minutes.
Billy savait que les regards d’Isabelle étaient fixés sur lui et il sentait presque leur muette supplique. Il se mit à prendre du bois sur le traîneau qu’elle avait chargé et à en jeter dans le feu. Il souhaitait que Scottie et elle fussent demeurés sous la tente un peu plus longtemps. Son visage s’enflamma et son sang brûla comme flamme, en apercevant les menottes d’acier aux poignets de Deane. A travers la fumée, il voyait Isabelle étreignant toujours son mari. Il pouvait voir une de ses petites mains agrippée à la chaîne de fer. Brusquement, il se précipita vers eux et les regarda, ne redoutant plus de rencontrer les yeux d’Isabelle ou de Deane. Maintenant son visage rayonnait d’une joie magnifique et il tendit à demi les bras vers eux, tandis qu’il parlait comme s’il eût voulu les presser tous deux contre lui en ce moment de sacrifice et de renoncement, à l’aube d’une vie nouvelle.
— Vous savez, vous savez tous les deux pourquoi j’ai fait ça, s’écria-t-il. Tu as entendu ce que je disais là-bas, Deane, lorsque tu étais dans la caisse. Et tout ce que j’ai dit était sincère. Elle est venue à moi du milieu de la tempête comme un ange, et je penserai à elle comme à un ange, toute ma vie. Je ne sais pas grand’chose de Dieu… pas le Dieu qu’ils servent ici-bas où l’on rend œil pour œil, dent pour dent et où l’on tue parce que quelqu’un d’autre a tué. Mais il y a quelque chose là-haut, dans l’immensité, quelque chose qui fait qu’on pense et qui fait qu’on a besoin de bien et honnêtement agir et elle a tout ce que j’ai appris de Dieu dans ma petite Bible à moi : la fleur bleue.
Je lui ai donné la fleur bleue ; désormais, et pour toujours, elle est ma Fleur bleue. Et je n’ai pas honte de te le dire, Deane, parce que tu me l’as entendu dire déjà et que tu sais que je ne pense pas cela d’un cœur coupable. Cela me soutiendra de voir son visage, d’entendre sa voix et de savoir qu’il existe un amour tel que le vôtre, quand vous serez partis. Car je vais te laisser partir Deane, mon vieux ! C’est pourquoi je suis venu… pour te sauver des autres et te rendre à elle. J’espère que tu comprends sans doute, maintenant que je sens…
Ses paroles l’étranglaient. Les yeux superbes d’Isabelle pénétraient son âme ; il sonda jusqu’au fond ces yeux-là et il y vit toute sa récompense. Il fit un pas vers Deane. Sa clef cliqueta dans les cadenas des menottes et, pendant qu’elles tombaient dans la neige, les mains des deux hommes s’étreignirent. Dans leurs rudes visages passa la plus rare de toutes les choses : l’amour d’un homme pour un autre homme.
— Je suis content que tu le saches, dit Billy doucement. Ce ne serait pas beau autrement, Scottie. Je puis penser à elle maintenant, et cela ne sera ni méprisable ni bas. Et si tu as jamais besoin d’aide, quand tu seras dans l’Amérique du Sud, ou en Afrique, n’importe où… je viendrai, sur un mot de toi. Il vaudrait mieux aller dans l’Amérique du Sud. C’est un endroit excellent. J’enverrai un rapport au Quartier Général comme quoi tu es mort… de ta chute. Ce sera mentir, mais la fleur bleue le ferait et je le ferai, moi aussi. Parfois, n’est-ce pas ? l’ami qui ment est le seul ami qui soit sincère… et elle l’a fait cent fois, pour toi.
— Et pour vous, murmura Isabelle.
Elle tendit les mains, ses yeux bleus noyés de larmes de bonheur et, pendant un moment, Billy ayant pris une de ces mains la garda dans les siennes. Il regardait au loin, tandis qu’elle parlait.
— Dieu vous bénira à cause de cela… quelque jour, dit-elle, et sa voix se brisa dans un sanglot. Il vous apportera le bonheur, le bonheur dont vous avez rêvé. Vous rencontrerez une fleur bleue, douce, pure et loyale, et alors vous connaîtrez plus complètement encore, si possible, ce que la vie signifie pour moi, et avec lui.
Elle se tut, sanglotant comme un enfant et, le visage caché dans ses mains, elle retourna sous la tente.
— Dieu ! murmura Billy en poussant un profond soupir.
Il regards Deane dans les yeux et Deane lui sourit d’un rare et précieux sourire.
Pendant un quart d’heure ils s’entretinrent sans témoin, puis Billy tira une bourse de sa poche.
— Tu auras besoin d’argent, Scottie, dit-il. Il ne faut pas perdre une minute pour quitter le pays. Va à Vancouver. Voici trois cents dollars. Tu vas les accepter ou je te tire dessus.
Il mit vivement l’argent entre les mains de Deane, tandis qu’Isabelle sortait de la tente. Ses yeux étaient rouges, mais elle souriait et elle tenait quelque chose à la main. Elle le montra aux deux hommes. C’était la fleur bleue que Billy lui avait donnée. Mais maintenant les pétales en étaient séparés et elle en avait neuf au creux de la main.
— Cela ne peut être pour un seul, dit-elle doucement. Et le sourire s’évanouit sur ses lèvres. « Il y a neuf pétales, trois pour chacun de nous. »
Elle en donna trois à son mari, trois à Billy et, durant un instant, les deux hommes considérèrent ces pétales au creux de leurs rudes mains calleuses. Puis Billy sortit le morceau de peau de daim où il avait placé les cheveux d’Isabelle et y joignit les pétales bleus. Deane avait tiré de sa poche une enveloppe usée et Billy parla à voix basse à Scottie.
— J’ai besoin d’être seul un moment, jusqu’à l’heure du dîner. Veux-tu aller sous la tente avec elle ?
Quand ils furent partis, Billy se dirigea vers l’endroit où il avait abandonné son paquetage avant de ramper jusqu’à Deane. Il ramassa son sac, l’assura sur ses épaules et se mit en route. Il retournait d’un pas rapide par l’ancienne piste et, cette fois, il avait le cœur lourd d’une immense et affreuse solitude. Quand il atteignit la crête, il essaya de siffloter, mais ses lèvres semblaient scellées et il y avait dans sa gorge quelque chose qui l’étouffait. Du haut de la crête, il regarda à ses pieds. Un mince brouillard de fumée s’élevait de la sapinière. Il sentit ses yeux se mouiller et un sanglot étouffa dans ses pleurs contenus le nom d’Isabelle. Alors, une fois de plus, il retourna dans la solitude et la désolation de sa vie passée.
— J’arrive, Pelly, fit-il en riant d’un rire âpre et forcé. Je n’ai pas été bien exact avec toi, mon pauvre ami, mais je vais en mettre pour rattraper le temps perdu !
Le vent recommençait à se lamenter à la cime des sapins. Mac Veigh en fut heureux. Cela annonçait une tempête. Et une tempête recouvrirait toutes les traces.
Là-bas, à Pointe Fullerton, parmi l’ouragan et le fracas des ténèbres polaires, Pelletier se débattait jour après jour contre la fièvre, attendant Mac Veigh. D’abord, il avait été rempli d’espoir. La première lueur du soleil entrevue par l’étroite fenêtre, le matin du départ de Billy pour Fort Churchill, était arrivée juste à temps pour l’empêcher de perdre la tête. Durant trois jours ensuite, il regarda par la fenêtre, à la même heure, implorant presque une autre lueur de paradis dans le ciel du Sud.
Mais la tempête, parmi laquelle Isabelle s’était dépêtrée en traversant la steppe, s’était amassée au-dessus de sa tête et derrière lui jour après jour, roulant, tourbillonnant et se lamentant dans le mugissement des champs de glace crevassés, ramenant une fois de plus la formidable obscurité de mort de la nuit hyperboréenne qui l’avait presque conduit à la folie. Il s’efforça de ne penser qu’à Billy, au voyage de son loyal camarade vers le Sud et aux précieuses lettres qu’il allait rapporter. Et Pelletier dénombrait les jours en traçant des raies au crayon sur la porte qui ouvrait sur la désolation grise et pourpre de la mer polaire.
A la fin, arriva l’heure où il perdit tout espoir. Il crut qu’il allait mourir. Il compta les traits sur la porte et en trouva seize. Seize jours exactement que Billy était parti avec les chiens. Si tout avait marché à souhait, il avait fait un tiers du chemin pour revenir et, dans une semaine, il serait là.
Le visage de Pelletier, amaigri et embrasé par la fièvre, se détendit en un sourire languissant, tandis qu’il recomptait les traits au crayon. Longtemps avant la fin de cette semaine, il serait mort, pensait-il. Médicaments et lettres arriveraient trop tard, probablement quatre ou cinq jours trop tard. Immédiatement sous le dernier trait, il tira une longue ligne et, au bout, il ajouta d’une écriture biscornue, presque illisible.
« Cher Billy, je pense que voici arrivé mon dernier jour. »
Puis, il se traîna de la porte jusqu’à la fenêtre.
Au dehors, il y avait ce qui le tuait : la solitude, la désolation affolante, un monde sans vie qui s’étendait des centaines de milles plus loin que l’horizon où s’arrêtaient ses yeux. Au Nord et à l’Est, rien que des glaces, des masses accumulées et des montagnes bizarres de glaces, blanches d’abord, gris sombre plus loin, puis pourpres et presque noires.
Et maintenant arrivait jusqu’à lui le tonnerre assourdi et sans répit des courants sous-marins qui se frayaient leur route pour descendre de l’océan Arctique, interrompu, de temps à autre, par un rugissement épouvantable, comme si des forces titaniques entaillaient, pareilles à un gigantesque couteau, une des montagnes gelées. Pelletier avait écouté ces bruits pendant cinq mois et, durant ces cinq mois, il n’avait entendu d’autre voix que la sienne, celle de Mac Veigh et le zézaiement d’un Esquimau. Une seule fois en quatre mois, il avait vu le soleil et c’était le matin du départ de Mac Veigh pour le Sud. Aussi était-il devenu à moitié fou. D’autres, avant lui, l’étaient devenus complètement.
Par la fenêtre, ses yeux demeuraient fixés sur les cinq croix de bois grossières qui indiquaient leurs tombes. Au service de la police royale du Nord-Ouest, on les appelait des héros. Et bientôt lui aussi, l’agent Pelletier, on le compterait parmi ceux-là.
Mac Veigh enverrait le récit complet de son histoire, tout là-bas, à elle, la fidèle petite amie, à des milliers de milles au Sud et elle se souviendrait toujours de lui, son héros, et de sa tombe solitaire à la Pointe Fullerton, le poste le plus au nord des postes avancés.
Mais elle ne verrait jamais cette tombe. Elle ne pourrait jamais y déposer de fleurs, comme elle mettait des fleurs sur la tombe de sa mère à lui ; elle ne connaîtrait jamais toute l’aventure, pas la moitié de l’histoire : l’affreuse attente du son de sa voix, du contact de ses mains, du regard de ses doux yeux bleus, avant la fin… Ils devaient se marier en août, quand son service dans la Royale serait fini. Elle l’attendrait. Et en août ou en juillet, un mot lui apprendrait qu’il était mort.
Avec un bref sanglot, il se dirigea de la fenêtre vers la table grossière qu’il avait poussée près de son lit de camp et, pour la centième fois, il mit sous ses yeux en fièvre et rougis une photographie. C’était un portrait de jeune fille merveilleusement belle pour Tom Pelletier, une jeune fille aux cheveux châtains, avec des yeux qui avaient toujours l’air de lui parler et de lui dire combien elle l’aimait. Et, pour la centième fois, il retourna la photo et relut les mots qu’elle avait écrits au dos :
« Mon bien cher ami, rappelle-toi que je suis toujours avec toi, que je pense toujours à toi, que je prie toujours pour toi et que je sais, chéri, que tu feras toujours ce que tu ferais si j’étais à ton côté. »
— Bonté divine ! grommela Pelletier. Je ne peux pas mourir. Je ne peux pas ! Il faut que je vive pour la revoir.
Il s’étendit sur son lit, épuisé. Du feu brûlait de nouveau dans sa tête. Il délirait et il lui parlait ou croyait lui parler. Mais ce n’était qu’un bégaiement de sons incohérents qui fit que Kazan, le chien Esquimau, le vieux chien borgne, releva sa tête broussailleuse et renifla d’un air soupçonneux. Kazan avait écouté bien des fois délirer Pelletier, depuis que Mac Veigh l’avait laissé seul ; bientôt il laissa retomber son museau entre ses pattes d’avant et s’assoupit de nouveau.
Longtemps après, il redressa encore une fois la tête. Pelletier était calme. Mais le chien huma l’air, courut à la porte, gémit doucement et appuya avec vigueur son museau sur la main décharnée du malade. Puis il s’assit sur son derrière, releva le nez et, de sa gorge, monta ce cri de détresse lamentable, profond et lugubre, que les chiens indiens poussent devant les huttes où leur maître vient de mourir. Ce bruit éveilla Pelletier ; il se redressa et constata encore une fois que le feu et la douleur avaient abandonné sa tête.
— Kazan ! Kazan ! gémit-il faiblement. Ce n’est pas l’heure… pas encore !
Kazan s’était approché de la fenêtre qui regardait à l’Ouest et restait là debout, les pattes d’avant sur le rebord. Pelletier frémit.
— Encore des loups ! fit-il, ou peut-être un renard. Lui aussi avait pris l’habitude de soliloquer, qui devient celle de tout homme qui vit dans l’extrême Nord où sa propre voix est souvent l’unique bruit qui rompt la mortelle monotonie du jour. Il se dirigea vers la fenêtre tout en parlant et regarda au dehors avec Kazan.
Du côté de l’Ouest se déroulaient les étendues sans vie, illimitées et vides, sans une roche, sans un buisson et que surplombait un ciel qui rappelait toujours à Pelletier un terrible dessin qu’il avait vu un jour : l’Enfer de Gustave Doré. C’était un ciel bas et tout d’une pièce, pareil à du granit pourpre et bleu, qui menaçait toujours de s’effondrer en une avalanche effrayante. Entre la terre et ce ciel, il y avait le monde étroit et étouffé que Mac Veigh avait nommé un jour « l’hospice d’aliénés de Dieu ».
A travers l’obscurité, l’œil unique de Kazan et les yeux enfiévrés de Pelletier ne pouvaient voir bien loin, mais à la fin l’homme aperçut une ombre qui se mouvait lentement vers la cabane. D’abord il crut que c’était un renard, puis un loup et, comme elle apparaissait plus nettement, un caribou égaré. Kazan poussa un gémissement. Les poils rêches de son échine se dressèrent roides et menaçants. Pelletier regardait de plus en plus attentivement, le visage collé contre la vitre glacée de la fenêtre et, tout à coup, il poussa un cri haletant d’émotion.
C’était un homme qui s’avançait péniblement vers la cabane ! Il était presque cassé en deux et il chancelait en zigzaguant tandis qu’il marchait. Pelletier se dirigea avec peine jusqu’à la porte, en tira les verrous et l’ouvrit à demi. Vaincu par la faiblesse, il tomba alors à la renverse sur l’extrémité de son lit.
Il lui sembla qu’un siècle s’écoulait avant d’entendre des pas. Ils étaient lents et trébuchants et, un moment après, un visage apparut à la porte. C’était un visage effrayant, couvert de barbe, avec des yeux sauvages et hagards, mais c’était un visage de blanc. Pelletier s’était attendu à voir un Esquimau et il se remit sur pied avec une énergie soudaine, lorsque l’étranger entra.
— A manger, camarade !… Pour l’amour de Dieu, donnez-moi quelque chose à manger !
L’inconnu s’affala comme une masse sur le sol et il leva vers Pelletier la supplication muette d’une bête affamée. Le premier mouvement de Pelletier fut de prendre du whisky et l’autre le but à larges gorgées. Alors il se releva avec effort et Pelletier se laissa choir sur une chaise à côté de la table.
— Je suis malade, dit-il. Le sergent Mac Veigh est parti à Churchill et je crois que je suis bien mal en point. Il faudra vous servir vous-même… Il y a là de la viande et… du pain d’avoine.
Le whisky avait ranimé le nouveau venu. Il fixa Pelletier et, en le fixant, il ricana, de vilaines dents jaunes pointant d’entre sa barbe hirsute. Ce regard fut comme une lueur au cerveau de Pelletier. Pour une raison qu’il n’aurait pu expliquer, il chercha son revolver à l’endroit où il avait coutume de porter son étui. Alors, il se souvint que son revolver d’ordonnance se trouvait sous son oreiller.
— De la fièvre ? dit le marin, car Pelletier savait que c’était un marin.
Il enleva son lourd pardessus et le jeta sur la table. Alors il suivit les instructions de Pelletier pour chercher des aliments et, pendant dix minutes, dévora comme un affamé. Jusqu’à ce qu’il eût finit et restât assis à table en face de lui, Pelletier ne dit mot.
— Qui êtes-vous ? et d’où venez-vous ? mon Dieu ! demanda-t-il enfin.
— Blake… je me nomme Jim Blake et je viens de ce que j’ai appelé la Baie à l’igloo de Famine, à trente milles là-haut, vers la côte. Il y a cinq mois que j’ai été laissé à cent milles plus avant pour garder une cache faite par le baleinier John B. Sidney, et la cache a été emportée par un embâcle de glaces. Alors nous sommes descendus vers le Sud, chassant et mourant de faim… moi et la femme.
— La femme ! s’écria Pelletier.
— Une squaw esquimaude, dit Blake en sortant une pipe noirâtre. Le capitaine l’avait achetée pour me tenir compagnie… Il l’avait payée quatre sacs de farine et un couteau à son mari, par là, à l’île Wagner… Avez-vous du tabac ?
Pelletier se leva pour prendre le tabac. Il fut surpris de se trouver plus solide sur ses pieds et que les mots de Blake eussent éclairci ses idées. Ç’avait été leur grande préoccupation, à Mac Veigh et à lui, de mettre un terme à cette traite immorale des femmes et des jeunes filles des Esquimaux par les blancs… et Blake venait déjà de s’avouer coupable. L’idée d’agir, d’agir tout de suite, domina momentanément sa faiblesse. Il revint avec le tabac et se rassit.
— Où est la femme ? interrogea-t-il.
— Là-bas, à l’igloo, dit Blake en bourrant sa pipe. Nous avons tué un morse, là-haut, et construit une glacière. Il n’y a plus à manger, la femme est probablement partie à l’heure qu’il est.
Il se mit à rire d’un rire épais, en regardant Pelletier, tout en allumant sa pipe.
Ça semble bon de reprendre contact avec de la graine d’homme blanc.
— Est-ce que cette femme n’est pas morte ? insista Pelletier.
— Ça ne tardera guère, répliqua Blake. Elle était si faible qu’elle ne pouvait marcher quand je l’ai quittée. Mais ces sacrés Esquimaux ont la vie dure… surtout les femmes !
— Naturellement vous allez retourner la chercher !
L’autre fixa un moment le visage empourpré de Pelletier et éclata de rire comme s’il venait d’entendre une bien bonne plaisanterie.
— Jamais de la vie, mon garçon ! Je ne voudrais pas refaire ces trente milles — et trente au retour — pour toutes les femmes d’Esquimaux qu’il y a là-bas à Wagner.
Les yeux sanguinolents de Pelletier rougirent plus fort, tandis qu’il se penchait au-dessus de la table.
— Allons donc ! dit-il, vous allez y retourner… tout de suite ! Comprenez-vous ? vous allez y retourner !
Tout à coup, il s’arrêta. Il fixa le pardessus de Blake et, avec une vivacité qui étonna l’autre, il l’atteignit et en enleva quelque chose. Un cri de surprise s’échappa de ses lèvres. Entre ses doigts il tenait un simple cheveu. Il avait presque un pied de long et ce n’était pas un cheveu de femme esquimaude. Il brillait comme de l’or sombre dans le jour gris filtré par la fenêtre. Pelletier leva des yeux terriblement accusateurs sur l’homme qui lui faisait vis-à-vis.
— Vous mentez ! dit-il. Ce n’est pas une Esquimaude.
Blake s’était levé à demi, ses larges mains accrochées au bout de la table, sa figure brutale penchée en avant, son corps entier dans une attitude qui rejeta Pelletier hors de sa portée. Il n’était que temps. En poussant un juron, Blake bouscula la table avec fracas et s’élança sur le malade.
— Je vous tuerai, s’écria-t-il, je vous tuerai, je vous mettrai où je l’ai mise et, quand votre léopard reviendra, je…
Sa main empoigna Pelletier à la gorge mais des lèvres du malade un appel avait eu le temps de sortir : « Kazan ! Kazan ! »
Avec un grognement de loup, le vieux chien borgne sauta sur Blake et tous trois s’écroulèrent avec fracas sur le lit de camp. Un instant, l’attaque de Kazan dégagea de la gorge de Pelletier une des mains puissantes de Blake et, tandis que ce dernier se retournait pour faire lâcher prise au chien, la main de Pelletier tâtonnait sous son oreiller aplati. Le visage de Blake était encore tourné vers le chien quand il saisit son lourd revolver d’ordonnance et, tandis que Blake meurtrissait Kazan de coups avec un long couteau engainé qu’il avait tiré de sa ceinture, Pelletier fit feu. L’étreinte de Blake se relâcha. Sans un gémissement il s’affaissa sur le sol et Pelletier se remit debout en chancelant. Les crocs de Kazan étaient enfoncés dans une jambe du marin.
— Voilà, garçon ! dit Pelletier en le repoussant. Il était moins cinq !
Il s’assit et regarda Blake. Il savait que l’homme était mort. Kazan flairait la tête du marin, l’échine roide. Alors un rayon de lumière traversa une minute la fenêtre. Le soleil ! C’était la seconde fois que Pelletier le voyait en quatre mois. Un cri de joie monta du fond de son cœur. Mais il s’arrêta à mi-chemin. Sur le plancher, tout près de Blake, quelque chose brillait dans le rayon de flamme et Pelletier fut à genoux en un clin d’œil…
C’était le court cheveu doré qu’il avait enlevé du pardessus du mort et, couvrant la boucle à demi, il y avait le portrait de la fiancée qui était tombé quand la table avait été renversée. La photo dans une main et ce simple cheveu de femme entre ses doigts dans l’autre, Pelletier se releva lentement et se retourna vers la fenêtre. Le soleil avait disparu. Mais sa venue avait mis en lui une vie nouvelle. Il regarda joyeusement Kazan.
— Cela veut dire quelque chose, mon vieux, fit-il d’une voix sourde et émue, le soleil, le portrait et ceci. Elle l’envoie, comprends-tu, mon vieux ? Elle l’envoie. Il me semble que j’entends sa voix et elle m’ordonne de partir : « Tom, dit-elle, vous ne seriez pas un homme si vous ne partiez pas, même si vous pensez que vous allez mourir en route. Vous pouvez prendre pour elle de quoi manger », elle dit ça, mon vieux ! « et vous pouvez tout aussi bien mourir dans un igloo qu’ici. Vous pouvez laisser un mot pour Billy et vous pouvez prendre pour elle assez de nourriture pour durer jusqu’à ce qu’il arrive ; alors il la ramènera ici et vous serez enterré là dehors avec les autres, tout pareil ». Voilà ce qu’elle me dit, Kazan. Aussi nous allons partir !
Il regarda autour de lui d’un air un peu égaré.
— Droit à la côte, là-haut, marmotta-t-il. Trente milles. On peut faire ça, vieux !
Il se mit à emplir un sac de victuailles. Au dehors, près de la porte, il y avait un petit traîneau et, après s’être engoncé dans ses vêtements de voyage, il traîna le paquet jusqu’au traîneau ; derrière le paquet, il accrocha un fagot de bois à brûler, une lanterne, des couvertures et de l’huile. Après quoi, il écrivit quelques lignes à Mac Veigh et épingla le papier sur la porte. Puis il attela le vieux Kazan au traîneau et partit, laissant le mort où il était tombé.
— Voilà ce qu’elle entendait que nous fassions, dit-il de nouveau à Kazan. Elle était sûre que nous le ferions, Kazan, Dieu bénisse le cher petit cœur !
Pelletier suivit de tout près le rivage pris par les glaces. Il voyageait lentement, montrant la route à Kazan qui tendait tous les muscles de son vieux corps pour tirer le traîneau. Pendant un moment l’énervement de ce qui s’était passé donna à Pelletier une vigueur qui bientôt commença à décliner. Mais sa faiblesse ancienne ne le reconquit pas complètement. Il s’aperçut que la plus sérieuse difficulté provenait de ses yeux.
Des semaines de fièvre avaient affaibli sa vue au point que le monde autour de lui paraissait neuf et étrange. Il ne pouvait voir qu’à quelques centaines de pas devant lui et, au delà de cet horizon restreint, tout devenait gris et noir. Assez bizarrement, il fut frappé du côté comique de sa situation. Il y avait quelque chose de risible dans ce fait que Kazan était borgne et que lui-même était quasi aveugle. Il se mit à rire à part soi et à parler au chien.
— Ça me fait penser au jeu de colin-maillard qu’on avait coutume de jouer quand on était des gosses, mon vieux, dit-il. Elle nouait son mouchoir de poche sur mes yeux et puis je la poursuivais à travers le vieux verger et lorsque je l’attrapais, c’était une règle du jeu qu’elle devait me laisser l’embrasser. Une fois j’ai été me heurter à un pommier.
La pointe de sa raquette se prit dans un tas de glaçons et l’envoya rouler le visage dans la neige. Il se releva et continua :
— Nous jouions à ce jeu que nous étions déjà grands, mon vieux. La dernière fois qu’on a joué, elle avait dix-sept ans. Elle avait les cheveux nattés en une lourde tresse qui se défit complètement, de sorte que lorsque je l’attrapai et que j’enlevai mon bandeau je pouvais à peine apercevoir ses yeux et sa bouche qui se moquait de moi. Et c’est cette fois-là que je l’ai embrassée plus fort que jamais et que je lui dis que j’allais construire un foyer pour nous deux. Puis, je suis venu par ici.
Il s’arrêta, se frotta les yeux et, durant une heure ensuite, tandis qu’il avançait péniblement, il marmottait des paroles que ni Kazan, ni aucun être vivant n’aurait pu comprendre. Mais, bien que le délire s’exprimât dans sa voix, l’étincelle de volonté dans son cerveau restait saine et intacte. L’igloo et la femme affamée que Blake avait abandonnée formaient l’unique image vivante qu’il n’oubliait pas un moment. Il devait trouver l’igloo et l’igloo était près de la mer. Il ne pouvait ne pas le trouver, s’il vivait assez pour parcourir trente milles. Il ne lui venait pas à l’esprit que Blake pouvait avoir menti, que l’igloo pouvait être plus loin qu’il n’avait dit ou peut-être beaucoup plus près.
Il était deux heures, lorsqu’il s’arrêta pour faire du thé. Il s’imaginait qu’il avait couvert au moins dix-huit milles ; en fait, il n’avait parcouru qu’un peu plus de la moitié de cette distance. Il n’avait pas faim et ne mangea rien, mais de bon cœur il gava Kazan de viande. Le thé chaud renforcé d’un peu de whisky, le ravigota sur le moment mieux que n’aurait fait la nourriture.
— Douze milles encore pour le moins, fit-il à Kazan. Nous en viendrons à bout. Dieu merci, nous en viendrons à bout !
S’il avait eu de meilleurs yeux, il aurait aperçu et reconnu l’énorme rocher recouvert de neige nommé l’Esquimau Aveugle qui se trouvait tout juste à neuf milles de la cabane. Quoi qu’il en soit, il continua plein d’espoir. Il éprouvait maintenant des douleurs aiguës dans la tête et ses jambes fléchissaient. Le jour s’achevait un peu après deux heures mais, en cette saison, il n’y avait pas grand changement du jour à la nuit et Pelletier remarqua à peine la différence. A la fin, l’image de l’igloo et de la femme agonisante s’agita fiévreusement dans son cerveau. Il y eut comme des trous sombres. L’étincelle de volonté l’abandonnait peu à peu et finalement Pelletier s’affala sur le traîneau.
— En avant, Kazan ! cria-t-il d’une voix faible. Dépêche-toi ! Va donc !
Kazan, la gueule béante, tira de toutes ses forces et la tête de Pelletier glissa sur le sac rempli de provisions.
Ce que Kazan entendit, ce fut un gémissement. Il s’arrêta, regarda derrière lui et poussa une faible plainte. Pendant un moment, il s’assit sur son derrière, reniflant quelque chose qui lui arrivait dans l’air. Puis, il se remit en marche, tirant le traîneau un peu plus vite et toujours gémissant. Si Pelletier n’avait pas été évanoui, il l’aurait poussé tout droit devant lui, mais le vieux Kazan s’écartait de la mer. Par deux fois, pendant les dix minutes qui suivirent, il s’arrêta et prit le vent et, chaque fois, il modifia légèrement la direction de sa course. Une demi-heure plus tard, il arriva à un monticule blanc qui surgissait de l’étendue désolée plane de la neige ; alors il se réinstalla sur son derrière, leva sa tête broussailleuse vers le ciel de la nuit profonde et, pour la deuxième fois ce jour-là, il poussa le fatal, l’épouvantable hurlement d’agonie.
Cela réveilla Pelletier. Il se mit sur son séant, se frotta les yeux, se leva et aperçut le monticule à une douzaine de pas devant lui. Le sommeil avait de nouveau calmé sa fièvre. Il comprit que c’était un igloo. Il aperçut l’entrée et, saisissant sa lanterne, il s’y dirigea en titubant. Il gaspilla une demi-douzaine d’allumettes avant de pouvoir s’éclairer. Puis il rampa à l’intérieur avec Kazan, toujours attelé, sur ses talons.
Une odeur nauséabonde de renfermé stagnait dans la maison de neige. Nul bruit, nul mouvement. La lanterne éclairait l’étroit intérieur et, sur le sol, Pelletier discerna un tas de couvertures et une peau d’ours. Pas un être vivant. D’instinct, il abaissa les regards sur Kazan. La tête du chien était tendue vers les couvertures, les oreilles dressées, les yeux dardés farouchement. Un sourd et plaintif « groulement » roulait dans sa gorge.
Pelletier regarda de nouveau les couvertures et s’avança lentement de ce côté. Il repoussa la peau d’ours et trouva ce que Blake lui avait dit qu’il trouverait : une femme. Pendant un moment il la considéra, puis un cri sourd s’échappa de ses lèvres tandis qu’il tombait à genoux. Blake n’avait pas menti, car c’était une Esquimaude. Elle était morte. Elle n’était pas morte de faim. Blake l’avait tuée !
Pelletier se releva et regarda autour de lui. Somme toute, ce cheveu doré, ce cheveu de femme blanche signifiait-il quelque chose ? Qu’est-ce qu’il y avait ? Il se rejeta vivement vers Kazan, ses nerfs affaiblis agacés par un bruit et un mouvement qui venaient du fond le plus éloigné et le plus obscur de l’igloo. Kazan tirait sur ses traits, haletant et gémissant, retenu en arrière par le traîneau calé dans l’ouverture de la porte. Le bruit se fit entendre de nouveau : un cri sanglotant, lamentable, humain.
Sa lanterne en main, Pelletier se précipita vers l’endroit d’où partait ce cri. Il y avait à terre un autre tas de couvertures et, tandis qu’il regardait, il vit le paquet remuer. Il ne lui fallut qu’un instant pour tomber à genoux à côté, comme il s’était agenouillé près de l’autre tas et, tandis qu’il enlevait la couverture extérieure, humide et en partie gelée, son cœur sursauta à l’étouffer.
La clarté de la lanterne tombait d’aplomb sur le visage blême et émacié et sur la tête dorée d’un tout petit enfant. Une paire de grands yeux effrayés était levée vers lui et, pendant qu’il s’agenouillait là n’ayant plus le courage de faire un geste ou de parler en présence de ce miracle, les yeux se refermèrent et il entendit de nouveau l’appel lamentable, l’appel de famine que Kazan avait d’abord entendu, alors qu’ils approchaient l’igloo. Pelletier enleva la couverture et prit l’enfant dans ses bras.
— C’est une fille, une petite fille ! hurla-t-il quasiment à Kazan. Vite, mon vieux, sors, sors !
Il déposa l’enfant sur les autres couvertures et entraîna Kazan en arrière. Il lui semblait tout à coup posséder la force de deux hommes, tandis qu’il arrachait ses propres couvertures et renversait le contenu de son paquetage sur la neige.
— Elle nous a envoyés, mon vieux ! cria-t-il, le souffle entrecoupé de sanglots. Où est le lait ?… Et le réchaud ?…
Dix secondes encore et il rentrait dans l’igloo avec une boîte de lait condensé, une casserole et une lampe à alcool. Ses doigts tremblaient tellement il avait du mal à allumer la mèche et, tandis qu’il enlevait le couvercle de la boîte à l’aide de son couteau, il vit les yeux de l’enfant s’ouvrir tout grands un instant, puis se refermer.
— Juste une minute… une demi-minute, supplia-t-il, en versant la crème dans la casserole. On a faim, hein ! petite ? On a faim ? On meurt de faim ?
Il tenait la casserole au-dessus de la flamme bleue et considérait, épouvanté, le petit visage blême auprès de lui. Sa maigreur et son calme l’effrayaient. Il mit un doigt dans la crème et la trouva chaude.
— Une tasse, Kazan ! Pourquoi n’ai-je pas apporté une tasse ?
Il se précipita dehors de nouveau et revint avec un gobelet. L’instant d’après, l’enfant était dans ses bras et il lui versait de force quelques gouttes de lait entre ses lèvres serrées. Et ses yeux s’ouvrirent tout soudain. La vie semblait s’élancer dans son petit corps et elle but avec avidité, une de ses mains mignonnes agrippée au poignet de Pelletier.
Le contact, le bruit, la sensation de vie contre lui le firent frissonner. Il donna la moitié du contenu de la casserole à l’enfant, ensuite il l’enveloppa complètement et chaudement dans sa lourde couverture d’ordonnance, de sorte qu’elle était cachée tout entière, à l’exception de son visage et de ses beaux cheveux d’or emmêlés. Il la tint un moment tout près de la lanterne. L’enfant le regardait maintenant de ses yeux grands ouverts et ébahis, mais nullement effrayés.
— Dieu vous bénisse, chère petite âme ! s’écria Pelletier de plus en plus étonné. Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? Vous n’avez pas plus de trois ans. Où est votre maman ? Et votre papa ?
Il la recoucha sur les couvertures.
— Maintenant du feu, Kazan, dit-il.
Il leva la lanterne au-dessus de sa tête et découvrit l’étroite ouverture que Blake avait forée à travers la paroi de neige et de glace pour l’échappement de la fumée. Puis il sortit chercher du combustible, dételant Kazan en passant. Et, quelques minutes plus tard, une petite flamme légère de bois de mélèze presque sans fumée éclairait vivement et réchauffait l’intérieur de l’igloo. A sa grande surprise, Pelletier trouva l’enfant endormie lorsqu’il revint auprès d’elle. Il la déplaça doucement et porta le cadavre de la petite Esquimaude à travers le couloir et à cinquante pas de l’igloo. Ce ne fut qu’au moment où il s’arrêta, qu’il s’émerveilla de la vigueur qui lui était revenue. Il se détendit les bras au-dessus de sa tête et aspira profondément l’air froid. Il lui semblait que quelque chose s’était relâché en dedans de lui, qu’un poids écrasant s’était détaché de ses yeux. Kazan l’avait suivi et il abaissa son regard sur le chien.
— C’est fini, Kazan, s’écria-t-il d’une voix sourde, encore incrédule. Je ne me sens plus malade du tout. C’est elle…
Il rentra dans l’igloo. La lanterne et la flambée épandaient à l’intérieur une joyeuse clarté et il commençait à y faire chaud. Il enleva sa lourde casaque, traîna la peau d’ours devant le feu et s’assit dessus, avec l’enfant dans les bras. Elle dormait toujours. Comme un affamé, Pelletier regardait le petit visage amaigri.
Doucement ses doigts épais caressaient les boucles dorées. Il sourit. Ses yeux brillèrent. Sa tête se pencha un peu plus, encore un peu plus, lentement, et comme craintive. Enfin ses lèvres touchèrent les joues du bébé. Puis son rude visage boucané par le vent, la tempête et le froid intense, se nicha contre le menu visage de la nouvelle et mystérieuse vie qu’il avait trouvée tout au bout du monde.
Kazan écouta pendant un moment, accroupi sur son arrière-train. Puis, il se roula en boule près du feu et s’endormit. Et pendant longtemps Pelletier se contenta de se dodeliner doucement, traversé d’un frisson de bonheur, de minute en minute plus profond et plus fort. Il sentait le léger battement du cœur de la petite contre sa poitrine, il sentait sa respiration contre sa joue. Une des menottes de l’enfant l’avait agrippé par le pouce.
Cent questions assaillaient maintenant son esprit. Qui était ce mioche abandonné ? Qui étaient ses père et mère et où étaient-ils ? Comment se trouvait-elle avec la femme esquimaude et Blake ? Blake n’était pas son père, l’Esquimaude n’était pas sa mère. Quel drame l’avait amenée là ?
Quoi qu’il en soit, il éprouvait un sentiment de joie à se dire qu’il ne pourrait jamais répondre à ces questions. Elle lui appartenait. Il l’avait trouvée. Personne ne viendrait jamais la lui reprendre. Sans éveiller l’enfant, il mit une main dans la poche intérieure de son gilet et en retira la photo de la jeune fille au doux visage qui serait sa femme. Il ne lui vint pas à la pensée qu’il pourrait mourir. L’ancienne peur et l’ancienne faiblesse avaient disparu. Il savait qu’il vivrait.
— C’est toi, soupira-t-il doucement, c’est toi qui as fait cela et je sais que tu seras contente quand je te la ramènerai.
Et à la petite fille endormie :
— Et puisque vous n’avez pas de nom, je suppose, je vais vous appeler Mystère… n’est-ce pas ? ma petite Mystère.
Quand il détacha ses yeux du portrait, les yeux de Petite Mystère étaient ouverts et le regardaient. Il posa la photo et se pencha vers la casserole de lait qui chauffait devant le feu. L’enfant but aussi avidement que la première fois, tandis que Pelletier babillait aux oreilles du bébé des choses incohérentes. Quand elle eut fini, il ramassa la photo, poussé par une soudaine et folle inspiration qu’elle pourrait comprendre :
— Regardez, s’écria-t-il, jolie !
A son grand étonnement et à sa grande joie, Petite Mystère avança une main et mit le bout de son doigt mignon sur la figure de la jeune fille. Puis elle leva les regards vers les yeux de Pelletier.
— Maman, balbutia-t-elle.
Pelletier essaya de parler mais quelque chose le prit à la gorge qui l’étrangla. Une flamme traversa aussitôt son corps tout entier, la joie de ce seul mot l’aveugla de larmes brûlantes. Lorsqu’il put enfin parler, sa voix était brisée comme celle d’une femme qui sanglote.
— C’est cela, dit-il. Vous avez raison, petite. C’est votre maman.
Le huitième jour après la découverte de l’igloo des Esquimaux par Pelletier, Billy Mac Veigh arriva, par un matin grisâtre, avec ses chiens harassés, ses lettres et ses médicaments. Il avait voyagé toute la nuit précédente et ses pieds se traînaient pesamment. Ce fut avec un sentiment d’appréhension qu’il aperçut enfin les falaises sombres de Pointe Fullerton surgir des glaciers. D’abord, il redoutait d’ouvrir la porte de la cabane. Qu’allait-il trouver ? Pendant ces dernières quarante-huit heures, il avait supputé les chances de Pelletier et il y en avait deux contre une qu’il dût trouver son camarade mort sur son lit de camp.
Sinon, si Pelletier était encore vivant, quelle histoire raconterait-il au malade ? Car il savait bien qu’il devrait se confier à quelqu’un et que Pelletier garderait le secret. Et il comprendrait. Jour après jour, tandis qu’il se hâtait vers le Nord, l’isolement de Billy et son chagrin lui pesaient d’un poids de plus en plus lourd. Il essayait d’écarter Isabelle de ses pensées, mais en vain.
Des centaines de fois, il revoyait devant lui son visage et, chaque mille qui l’éloignait d’elle ne semblait faire que rapprocher de lui son âme à elle et qu’ajouter à l’étrange douleur de son cœur qui montait de temps à autre à ses lèvres en soupirs sanglotants qu’il pouvait à peine contenir. Et pourtant, dans son chagrin et son désespoir, il ressentait de plus en plus chaque jour une joie compensatrice.
C’était la satisfaction de savoir qu’il avait rendu vie et espoir à Isabelle et à son mari. Chaque jour, il calculait leur progression sur la sienne. Du village des Esquimaux, il avait envoyé un courrier à Fort Churchill avec un long rapport pour l’officier de service là-bas. Et dans ce rapport, il avait menti. Il y déclarait que Scottie Deane était mort de la blessure qu’il s’était faite dans l’éboulement de neige. Pas un moment, il n’avait regretté ce mensonge. Il avait promis également d’écrire à Churchill pour témoigner contre Bucky Smith dès qu’il serait revenu près de Pelletier et l’aurait remis sur pieds.
Durant ce dernier jour, dès qu’il aperçut devant lui les hautes falaises de Fullerton, il se demanda ce qu’il dirait de tout cela à Pelletier s’il le retrouvait vivant. Mentalement, il se répétait l’extraordinaire aventure qui lui était advenue, cette nuit-là, dans la steppe, les chiens arrivant parmi la neige, les grands yeux sombres et épouvantés de la femme, la longue caisse étroite placée sur le traîneau.
Il dirait tout cela à Pelletier. Il dirait comment il avait dressé un campement pour elle cette nuit-là et comment, plus tard, il lui avait dit qu’il l’aimait et lui avait demandé un baiser. Ensuite, la découverte au matin, la tente déserte, la caisse vide, le billet d’Isabelle et la révélation que la caisse avait renfermé le corps vivant de l’homme à cause de qui Pelletier et lui avaient patrouillé à travers des milliers de milles dans ce pays désolé. Mais dirait-il exactement ce qui s’était passé ensuite ?
Il précipita ses pas harassés, tandis que les chiens remontaient des glaciers de la baie au flanc de la falaise et il regarda intensément devant lui. Les chiens tiraient plus rudement comme si l’odeur du logis emplissait leurs narines. Enfin, le toit de la hutte apparut. Les yeux de Mac Veigh étaient, dans leur impatience, comme ceux d’une bête.
— Pelly, mon vieux, bégaya-t-il, Pelly !
Il regarda plus fixement. Ensuite il parla à voix basse aux chiens et s’arrêta. Il essuya la sueur de son visage. Un profond soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine.
Droit dans l’air, de la cheminée de la cabane, s’élevait une épaisse colonne de fumée.
Il se dirigea tranquillement vers la porte de la hutte, s’étonnant que Pelletier ne l’eût pas aperçu ou n’eût pas entendu les trois ou quatre jappements brefs poussés par les chiens. Il dénoua ses raquettes, ému de la surprise qu’il allait faire à son camarade. Il avait la main au loquet de la porte, lorsqu’il s’arrêta. Le sourire s’évanouit sur ses lèvres. Un ahurissement subit se peignit sur sa face, tandis qu’il se penchait près de la porte pour écouter, et pendant un moment son cœur fut saisi d’une frayeur terrible. Il était revenu trop tard, peut-être un jour, deux jours trop tard. Pelletier était fou.
Il l’entendait qui délirait à l’intérieur, emplissant la cabane d’un rire qui traversa ses veines d’un frisson d’horreur. Fou ! Un sanglot expira aux lèvres de Mac Veigh et il leva les yeux au ciel. Et alors le rire s’acheva en chanson. C’était la douce chanson d’amour que Pelletier lui avait dit que, là-bas, au Sud, la fiancée avait coutume de lui chanter lorsqu’ils étaient seuls, dehors, sous les étoiles. Tout à coup, le chant s’arrêta net et Mac Veigh entendit un autre bruit. En poussant un cri, il ouvrit la porte et s’élança dans la cabane.
— Mon Dieu, Pelly, Pelly !…
Pelletier était agenouillé au milieu de la hutte. Mais ce ne fut pas l’air d’étonnement et de joie de son visage que Billy surprit tout d’abord. Il fixa des yeux ébahis sur le petit être aux cheveux dorés qui était à terre devant lui. Il avait voyagé dur, presque jour et nuit, et un instant il eut, comme dans un éclair, l’impression que ce qu’il voyait n’était pas réel. Avant qu’il pût faire un mouvement ou prononcer un mot de plus, Pelletier s’était relevé, tendant les mains, pleurant presque de contentement. Il n’y avait plus nulle apparence de fièvre ou de folie dans son visage. Et comme dans un rêve Billy entendit qu’il disait :
— Dieu vous bénisse, Billy. Je suis heureux de vous voir revenu, s’écria-t-il. Nous avons bien attendu et regardé et il n’y a pas plus d’une minute que nous étions encore à la fenêtre en train d’examiner au télescope l’extrémité de la baie. Vous deviez être caché par la falaise. Mon Dieu ! Il n’y a pas bien longtemps, je pensais que j’allais mourir… je pensais que j’étais seul au monde… seul… seul ! Mais regardez, regardez, Billy. J’ai de la famille !
Petite Mystère s’était mise debout. Elle dévisageait Billy avec étonnement, ses boucles dorées en désordre autour de son joli minois et serrait dans sa main mignonne deux ou trois vieilles lettres de Pelletier. Puis elle sourit à Billy et lui tendit les lettres. En un instant il avait lâché les mains de Pelletier et l’avait prise dans ses bras.
— J’ai des lettres pour toi dans ma poche, Pelly, bégaya-t-il. Mais d’abord il faut me dire qui elle est et où tu l’as eue.
Brièvement, Pelletier raconta l’arrivée de Blake, la lutte et la découverte de Petite Mystère.
— Je serais mort sans elle, Billy, termina-t-il. Elle m’a ramené à la vie. Mais j’ignore qui elle est et d’où elle vient. Il n’y avait rien dans les poches de Blake ou dans l’igloo pouvant me le dire. J’ai enterré l’homme par là, dehors, pas profond, en sorte que vous puissiez y regarder à votre retour.
Il se jeta, tel un affamé sur la nourriture, avidement sur les lettres que Mac Veigh sortait de sa poche. Tandis qu’il lisait, Billy s’assit avec Petite Mystère sur ses genoux. Elle riait et lui mettait ses petites mains chaudes sur son rude visage. Ses yeux étaient bleus comme ceux d’Isabelle et tout à coup Billy pressa étroitement son visage contre les boucles soyeuses de l’enfant et la tint si serrée contre lui que, pendant un instant, elle eut peur. Un moment après, Pelletier leva les yeux. Son regard brillait. Sa figure amaigrie rayonnait de joie.
— Dieu bénisse la plus aimable petite fille du monde, Billy, murmura-t-il tout remué. Elle me dit qu’elle s’ennuie de moi. Elle dit de me presser, de me dépêcher de revenir vers elle. Elle dit que si je ne reviens pas bientôt, c’est elle qui viendra jusqu’ici. Lisez Billy !
Il considéra avec surprise le changement qu’il aperçut sur le visage de Mac Veigh. Billy prit les lettres machinalement et les déposa au bout du lit près duquel il était assis.
— Je les lirai tout à l’heure, fit-il d’une voix lente.
Petite Mystère descendit de ses genoux et courut à Pelletier. Billy regardait l’autre fixement.
— Tu es certain de m’avoir tout raconté, Pelly ? Il n’y avait rien dans ses poches ? Tu as bien cherché ?
— Oui. Il n’y avait rien.
— Mais, tu étais malade…
— Et c’est pourquoi je l’ai enterré légèrement, interrompit Pelletier. Il est tout près de la dernière croix, juste sous la glace et la neige. Je désire que vous regardiez vous-même.
Billy se leva. Il reprit Petite Mystère dans ses bras et examina de tout près sa figure. Il avait dans les yeux un regard étrange. L’enfant lui sourit. Mais il ne parut pas le remarquer. Puis il la rendit à Pelletier.
— Pelly, as-tu jamais, jamais regardé des yeux de très près, demanda-t-il, des yeux bleus ?
Pelletier le regarda étonné.
— Ma Jeanne a des yeux bleus.
— Et ont-ils de petits points bruns pareils à des violettes des bois ?
— Non.
— Ils sont bleus, simplement bleus, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et je suppose que la plupart des yeux bleus sont simplement bleus, sans petites taches brunes ? Ne crois-tu pas ?
— Qu’est-ce que vous racontez-là, mon Dieu ? demanda Pelletier.
— Je désirais simplement te faire remarquer que ses yeux ont de petits points bruns, répliqua Billy. Je n’en ai vu qu’une autre paire juste pareils. Il se dirigea vers la porte.
— Je vais m’occuper des chiens et de déterrer Blake, ajouta-t-il. Je ne puis me reposer avant de l’avoir vu.
Pelletier mit Petite Mystère debout.
— Je veillerai aux chiens, dit-il. Mais je ne désire pas revoir Blake.
Les deux hommes sortirent et tandis que Pelletier menait les chiens à un abri derrière la cabane, Billy se mit à travailler avec une hachette et une bêche au tertre que son compagnon lui avait désigné. Dix minutes plus tard, il atteignait Blake. Un énervement qu’il avait essayé de cacher à Pelletier dominait le sentiment d’horreur qu’il éprouvait tandis qu’il tirait à lui le cadavre rigide et gelé de l’homme. C’était un pénible spectacle que la vue du trépassé avec son visage couvert d’une barbe rude tourné vers le ciel, un rictus découvrant les dents comme au jour de sa mort.
Billy connaissait la plupart des hommes qui étaient partis de Churchill vers le Nord, mais il n’avait jamais vu Blake auparavant. Il était probable que le défunt avait dit une partie de la vérité, que c’était un matelot abandonné sur la côte extrême par un baleinier. Il frémit, tandis qu’il se mettait à fouiller les poches. Chaque minute augmenta son désappointement. Il trouva peu de choses : un couteau, deux clés, plusieurs pièces de monnaie, un briquet et d’autres menus objets, mais ni lettres, ni écrit d’aucune sorte et rien de ce qu’il avait espéré trouver. Il n’y avait rien qui pût résoudre l’énigme du miracle qui leur était arrivé. Il roula le mort dans la tombe, le recouvrit et retourna à la cabane.
Pelletier était à sa place ordinaire, accroupi sur les mains et les genoux avec Petite Mystère à cheval sur son dos. Il s’arrêta dans sa course folle à travers le plancher de la hutte et regarda avec des yeux interrogateurs. La petite fille tendit les bras et Mac Veigh la fit sauter presque jusqu’au toit, puis il serra la petite tête dorée étroitement contre sa figure grisonnante. Pelletier se redressa et son visage prit une expression grave, tandis que Billy le regardait par-dessus les boucles emmêlées de l’enfant.
— Je n’ai rien trouvé, absolument rien de quelque intérêt, dit-il.
Il déposa Petite Mystère sur l’un des lits de camp et dévisagea son compagnon avec, dans les yeux, un air embarrassé.
— Je suis désolé que tu aies eu la fièvre le jour de la rixe, Pelly, dit-il… Il doit avoir dit quelque chose… quelque chose qui nous mettrait sur la voie.
— Peut-être bien, Billy, répondit Pelletier, qui regardait en frissonnant les quelques objets que Mac Veigh avait placés sur la table. Mais il est inutile de nous tourmenter davantage là-dessus. Il n’y a pas de raison qu’elle ait de la famille aux alentours, à six cents milles de tout Blanc qui pourrait réclamer une gentille fille comme ça. Elle est à moi. Je l’ai trouvée. Elle est à moi pour la garder.
Il s’assit à table et Mac Veigh s’assit en face de lui, regardant Pelletier en souriant.
— Je sais que tu la désires… que tu la désires vivement, Pelly, dit-il. Et je sais que la jeune fille l’aimera. Mais elle a une famille quelque part… et notre devoir est de la retrouver. Elle n’est pas tombée d’un ballon, Pelly. Penses-tu que… le mort… puisse être son père ?
C’est la première fois qu’il posait cette question et il remarqua le soudain frisson d’aversion de l’autre.
— J’y ai pensé, Billy, mais cela n’est pas possible. C’était une brute et, elle, c’est un ange. Billy, sa mère doit avoir été belle et c’est ce qui me fait soupçonner, craindre…
Pelletier s’essuya le visage d’un air gêné et les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Mac Veigh se pencha un peu plus, attendant la suite.
— Je me suis représenté tout cela la nuit dernière, étendu là éveillé sur mon lit, poursuivit Pelletier, et comme au deuxième meilleur ami que j’aie sur terre, je veux vous demander de ne pas aller plus loin, Billy. Elle est à moi. Ma Jeanne, là-bas, l’aimera comme une véritable mère et nous l’élèverons honnêtement. Mais si vous continuez, Billy, vous découvrirez quelque chose de désagréable, je… je vous le jure.
— Tu sais…
— J’ai deviné, interrompit l’autre. Billy, parfois une brute, une brute d’homme, a quelque chose en soi qui attire les femmes et Blake était de ce genre. Vous vous souvenez, voici deux ans de cela, qu’un marin s’est enfui avec la femme d’un capitaine de baleinier, là-haut, à la baie Narwhal.
— Hé bien !…
De nouveau les deux hommes s’entre-regardèrent en silence. Mac Veigh se tourna lentement vers l’enfant. Elle s’était endormie et il pouvait voir le sombre éclat de ses boucles dorées éparpillées sur l’oreiller de Pelletier.
— Pauvre petite innocente ! murmura-t-il.
— Je crois que cette femme était la mère de Petite Mystère, Billy, continua Pelletier. Elle n’a pu supporter d’abandonner son mioche quand elle s’en alla avec Blake et elle l’emmena. Des femmes font cela. Au bout d’un moment, elle mourut. Alors Blake prit une femme d’Esquimaux. Vous savez le reste. Il ne faut pas que Petite Mystère sache tout cela, quand elle sera grande. Il vaut mieux pas. Elle est trop jeune pour se souvenir, n’est-ce pas ? Elle ne le saura jamais.
— Je me souviens du bateau, dit Billy sans détacher les yeux de Petite Mystère. C’était le Sceau d’Argent. Le capitaine s’appelait Thomson.
Il ne regardait point Pelletier, mais il pouvait sentir que l’autre se raidissait. Il y eut un moment de silence. Ensuite Pelletier parla d’une voix sourde et bizarre.
— Billy, vous n’allez pas aller à sa recherche là-haut, n’est-ce pas ? Ce ne serait pas gentil pour moi, ni pour la mioche. Ma Jeanne l’aimera bien et peut-être, peut-être qu’un jour, votre gosse à vous viendra l’épouser.
Mac Veigh se leva. Pelletier ne vit pas l’air de chagrin subit qui accabla son visage.
— Qu’est-ce que vous en dites, Billy ?
— Réfléchis-y bien, Pelly, répondit Billy d’une voix entrecoupée, réfléchis. Je ne veux pas te blesser et je sais que tu penses un tas de choses à son sujet. Mais réfléchis ! Tu ne voudrais pas la voler à son père, n’est-ce pas ? Et c’est tout ce qu’il lui reste de la femme… Réfléchis comme il faut, Pelly… Je vais me coucher et dormir une semaine.
Billy dormit toute la journée et toute la nuit suivante et Pelletier ne l’éveilla pas. Il s’éveilla spontanément de son long sommeil, une heure ou deux avant l’aube du matin suivant et, pour la première fois, il eut l’occasion de repasser en lui-même tous les événements depuis son retour à Pointe Fullerton.
Sa première pensée fut pour Pelletier et Petite Mystère. Il pouvait entendre la respiration profonde de son camarade dans le lit en face du sien et, de nouveau, il se demanda si Pelletier lui avait tout raconté. Était-il possible que Blake n’eût rien dit pour révéler l’identité de Petite Mystère, que l’igloo et la morte n’eussent point livré leur secret ? Il semblait inconcevable qu’il n’y eût point quelque chose dans l’igloo pour aider à éclaircir le mystère. Et cependant, après tout, il avait confiance en Pelletier. Il savait qu’il ne lui cacherait rien, mais il s’agissait de la possession de l’enfant. Et sa pensée retourna vers Isabelle Deane.
Ses yeux étaient bleus et ils avaient les mêmes petits points bruns qu’il avait vus dans ceux de Petite Mystère. C’étaient des yeux comme il y en a peu et il avait remarqué leurs points bruns, parce que cela ajoutait à leur charme et lui avait fait penser aux violettes dont il avait parlé à Pelletier. Est-il possible, se demandait-il à part lui, qu’il y ait quelque rapport entre Isabelle et Petite Mystère ? Il dut s’avouer que c’était à peine concevable. Et pourtant il lui était impossible de chasser cette pensée.
Avant le réveil de Pelletier, il avait décidé de la conduite qu’il comptait tenir. Il ne dirait rien, du moins pendant un certain temps, de ce qui lui était arrivé dans la steppe. Il ne parlerait ni de sa rencontre avec Isabelle et son mari, ni de ce qui s’en était suivi. Jusqu’à ce qu’il fût absolument certain que Pelletier ne lui cachait rien, il ne lui confierait pas le secret de sa propre déloyauté. Car, il avait été un traître au regard de la loi. Il s’en rendait compte. Il raconterait l’aventure avec sa fausse conclusion avant le départ pour Churchill où il déposerait contre Bucky Smith.
Entre temps, il observerait Pelletier et attendrait qu’il lui révélât ce qu’il pourrait lui avoir caché. Il n’ignorait pas que si Pelletier déguisait la vérité, il y était poussé par son adoration presque insensée pour la petite fille qu’il avait trouvée et qui l’avait sauvé de la folie et de la mort. Il sourit dans l’ombre à penser que si Pelletier travaillait pour arriver à ses fins — garder Petite Mystère — il avait été guidé lui-même par des considérations non moins égoïstes que les siennes en accordant la vie à Isabelle Deane et à son mari. Sous ce rapport, ils étaient égaux.
Il était debout et avait préparé le déjeuner avant le réveil de Pelletier. Petite Mystère dormait encore et les deux hommes allaient et venaient doucement sur leurs pieds chaussés de mocassins. Ce matin-là, le soleil brilla avec éclat par-dessus les banquises du Sud et Pelletier éveilla Petite Mystère pour qu’elle le vît avant qu’il disparût. Mais ce jour-là, il ne descendit aux ténèbres grises de l’horizon de neige que presque une heure plus tard.
Après le déjeuner, Pelletier relut ses lettres et alors Billy les lut aussi. Dans l’une de ces lettres, la jeune fille avait mis une boucle de ses beaux cheveux et Pelletier la porta sans la moindre honte à ses lèvres devant son camarade.
— Elle dit qu’elle façonne la robe qu’elle mettra quand nous nous marierons et que si je ne reviens pas avant qu’elle ne soit plus à la mode, elle ne m’épousera jamais, s’écria-t-il joyeusement. Regardez donc à cette page-là, elle me dit tout ça. Vous allez… vous allez faire en sorte d’être là, n’est-ce pas, Billy ?
— Si je peux, Pelly.
— Si vous pouvez ! Je pensais que vous alliez quitter le service en même temps que moi.
— J’ai changé d’idée.
— Et vous allez vous y recoller !
— Peut-être pour trois ans encore.
La vie de la cabane fut tout autre après cela. Pelletier et Petite Mystère étaient heureux. Billy, à chaque heure du jour, devait lutter pour vaincre sa tristesse et son désespoir ; le soleil l’y aidait ; il se levait chaque jour plus tôt et demeurait plus longtemps au ciel. Bientôt sa chaleur commença à amollir la neige sous les pas. Les immenses champs de glace commencèrent à témoigner de l’approche du printemps et l’air retentissait de plus en plus des formidables échos des banquises fracassées.
D’énormes icebergs se détachèrent des bords du rivage et la mer parut alors s’ouvrir. Du pôle, là-bas, les puissants courants arctiques se mirent à précipiter le giroiement et le tumulte de leurs avalanches. Mais il fallut un mois entier avant que Billy fût certain que Pelletier était suffisamment fort pour entreprendre le long trajet vers le Sud. Même alors, il attendit une semaine encore.
Tard, une après-midi, Billy sortit seul et se tint debout sur la falaise, observant la ruée tonitruante des glaciers hyperboréens dans le Roes Welcome. Immobile à cinquante pas de la petite cabane, battue par l’ouragan, qui représentait la loi à cet avant-poste le plus isolé du continent américain, il ressemblait à une statue de roc noir et gris avec un monde noir et gris au-dessus de sa tête et tout autour de lui, interrompu seulement dans sa terrible monotonie d’une uniformité pareille à la mort par l’obscurité plus profonde du ciel et l’obscurité plus pâle et plus spectrale qui surplombait les glaciers, le vent était encore âpre et la vue était bornée par un horizon tout proche dont Billy avait souvent pensé qu’il devait être la porte de l’enfer.
Cette après-midi-là, son cœur était aussi pesant que le jour. Sous ses pieds, la terre gelée tressaillait du fracas répercuté des montagnes de glace qui craquaient et s’effondraient. Ses oreilles s’emplissaient d’un grondement sourd et continu, semblable aux échos d’un tonnerre lointain, brisé de temps à autre lorsqu’un iceberg s’écartelait avec un bruit pareil à celui d’un canon de treize pouces. Il y avait dans l’air de bizarres lamentations, d’étranges sifflements et comme des cris de cœurs broyés. Deux jours auparavant, Mac Veigh avait entendu le tumulte de l’embâcle des glaces à dix milles à l’intérieur où il était allé chasser le caribou.
Mais maintenant il entendait à peine ces mugissements. Il regardait vers les champs de bataille des glaces, mais il ne les voyait pas. Ce n’était point l’obscurité de mort, ni la grise monotonie qui oppressaient son cœur, mais les bruits qui lui arrivaient de temps à autre de la cabane : les éclats de rire de Petite Mystère et de Pelletier. Quelques jours encore et il les perdrait. Et après, après, que lui resterait-il ? Un cri s’échappa de ses lèvres et il se tordit les bras de détresse. Il serait seul. Il n’y avait personne qui l’attendait là-bas, dans ce monde où Pelletier allait partir, ni fiancée pour venir à sa rencontre, ni père, ni mère, rien !
Il éclata de rire dans sa douleur, tandis qu’il bravait le vent froid descendu du pôle. La morsure de ce vent ressemblait au spectre harcelant de sa vie passée. Toute sa vie il n’avait connu que les aiguillons de la douleur et de l’isolement. Alors, tout à coup lui revinrent les paroles de Pelletier : « Peut-être un jour aurez-vous un mioche ! » Un torrent de feu flamba dans ses veines et, durant la minute d’oubli et d’espoir qu’il charriait avec lui, Billy tourna les yeux vers le Sud-Ouest et revit le doux visage et les lèvres entr’ouvertes d’Isabelle Deane.
Il se secoua brusquement en riant d’un rire étouffé et fit face aux mers de glaces entre-heurtées et au Nord. Les ténèbres de la nuit avaient rapproché l’horizon. Le vacarme et les coups de tonnerre des banquises écroulées sortirent du chaos pourpre qui devenait, au lointain, bleu et noir. Pendant quelques minutes, Billy resta là debout à écouter, à regarder dans le néant. L’éclatement des glaciers, les lamentations incessantes de l’air et la monotonie furieuse des courants gigantesques avaient rendu fous d’autres hommes, mais exerçaient sur lui leur fascination.
Il savait ce qui allait arriver et il aurait pu quasiment évaluer la puissance des mains invisibles de la nature. Nul bruit n’était nouveau ni étrange pour lui. Mais alors qu’il était là debout, s’éleva par-dessus tous les autres tumultes un bruit qu’il n’avait jamais entendu naguère. Ses oreilles se firent tout à coup attentives et aux écoutes tandis qu’il se tournait directement vers le Nord. Pendant une bonne minute il écouta, puis il fit volte-face et courut à la cabane.
Pelletier avait allumé la lampe et, à sa clarté, le visage de Billy apparut blême d’émotion.
— Bon Dieu ! Pelly, viens ici, cria-t-il du seuil.
Tandis que Pelletier sortait, il le saisit par les épaules.
— Écoute, ordonna-t-il, écoute ça !
— Des loups ! dit Pelletier.
Le vent s’était levé et il tourbillonna par la porte ouverte de la hutte, éveillant Petite Mystère qui se dressa et poussa des cris d’effroi.
— Non, ce ne sont pas des loups, s’écria Mac Veigh, et sa voix était si altérée qu’on aurait cru que c’était un autre qui parlait. « Je n’ai jamais entendu des loups faire ce bruit-là. Écoute ! »
Il étreignait le bras de Pelletier, tandis qu’un nouveau coup de vent apportait des tréfonds de la nuit l’étrange et terrible clameur. Elle se rapprochait rapidement, explosion lamentable de voix sauvages comme si une immense horde de loups avait flairé la trace fraîche et sanglante d’une proie. Mais en même temps il y avait un autre bruit et plus terrifiant, un cri perçant et un glapissement comme si des êtres à demi humains étaient lacérés par des crocs de bêtes. Tandis que Pelletier et Mac Veigh attendaient que quelque chose sortît du mystère gris et noir de la nuit, ils perçurent un son qui ressemblait au timbre lent d’un instrument qui tenait de la cloche et du tambour.
— Ce ne sont pas des loups ! cria Billy. Quoi que ce soit, il y a des hommes avec cela. Vite, Pelly !… dans la cabane avec nos chiens et le traîneau. Ce sont des chiens qu’on entend… des chiens qui hurlent parce qu’ils nous sentent et il y en a des centaines. Où il y a des chiens, il y a des hommes, mais qui peuvent-ils être ?
Il tira le traîneau dans le cabane, pendant que Pelletier détachait les colliers de l’abri. Quand il fut à l’intérieur avec les chiens, Pelletier ferma la porte au verrou et la barricada.
Billy glissa un paquet entier de cartouches dans son énorme fusil de chasse. Sa carabine était prête sur la table et alors que Pelletier debout le regardait, indécis, il prit sur son lit deux pistolets automatiques et en donna un à son compagnon. Son visage était blême et contracté.
— Il vaut mieux être prêt, Pelly, dit-il tranquillement. J’ai été longtemps dans ces parages et je te le répète, il y a des chiens et des hommes. As-tu entendu le tambour ? Il est fait d’un ventre de phoque et il y a une clochette de chaque côté. Ce sont des Esquimaux et il n’y a pas de village d’Esquimaux à moins de deux cents milles de nous, cet hiver. Ce sont des Esquimaux et ils ne sont pas en chasse, à moins que ce soit contre nous.
En un instant, Pelletier boucla le ceinturon de son revolver et de sa cartouchière. Il fit une grimace en regardant le damné petit automatique d’acier bleu.
— J’espère que vous ne vous êtes pas trompé Billy, dit-il. Car ce sera la première chaude affaire que nous aurons eue en un an !
Rien de son enthousiasme ne transpira sur le visage de Mac Veigh.
— Les Esquimaux ne combattent jamais à moins d’être furieux, Pelly, dit-il. Et tu sais ce que c’est que des hommes furieux. Je ne puis deviner ce qui les pousse au combat, à moins qu’ils ne veuillent nos provisions. Mais s’ils…
Il s’avança vers la porte, fusil en main.
— Prépare-toi à me couvrir, Pelly. Je vais sortir, ne tire pas sans m’entendre tirer !
Il ouvrit la porte et fit un pas dehors. Le hurlement avait cessé, mais au lieu de cela, on entendait d’étranges aboiements et un sifflement que Billy savait produit par les longs fouets des Esquimaux. Il avança vers quelques silhouettes confuses qu’il avait vu se détacher du mur de ténèbres, élevant la voix en un long appel. Du seuil de la porte, Pelletier le vit tout à coup disparaître au milieu d’une masse de chiens et d’hommes et il épaula à demi sa carabine. Mais il n’entendit pas Mac Veigh tirer.
Une vingtaine de traîneaux s’étaient rangés autour de lui et les fouets d’une douzaine de petits hommes bruns claquaient de façon insolente, tandis que les chiens se couchaient sur le ventre dans la neige. Les uns et les autres, hommes et chiens, étaient fatigués et Billy comprit qu’ils avaient fourni une longue et rude course. Toutefois, aussi rapidement que les bêtes, les petits hommes se rassemblèrent autour de lui, leurs yeux blancs et noirs fixés sur lui, du fond de leurs figures rondes et grasses et qui semblaient inexpressives.
Il remarqua qu’ils étaient une cinquantaine et qu’ils étaient tous armés : plusieurs de leur petit harpon narval pareil à un javelot, quelques-uns de lances et d’autres de fusils. Du cercle de ces êtres étrangement vêtus et au visage horrible qui l’entouraient, l’un d’eux se détacha et se mit à lui parler en une langue qui ressemblait à un claquement sec des jointures des os.
— Kogmollocks ! grommela Billy et il leva les deux mains pour montrer qu’il ne comprenait pas. Puis, il éleva la voix. Nuna talmute, cria-t-il. Nuna talmute… Nuna talmute. N’y en a-t-il pas un parlant ce jargon parmi vous ?
Il s’adressait directement au chef qui le considéra un moment en silence, puis tendit ses deux bras courts vers la cabane éclairée.
— Venez ! dit Billy. Il saisit le petit Esquimau par un de ses bras épais et le conduisit hardiment à travers le passage qui s’était ouvert pour eux dans le cercle. La voix du chef fit entendre quelques mots de commandement qui ressemblaient aux jappements pressés et perçants d’un chien, et six autres Esquimaux se glissèrent derrière eux.
— Kogmollocks, les petits diables au cœur le plus noir du monde, lorsqu’il leur arrive de vendre leur femme ou de combattre, dit Mac Veigh à Pelletier en arrivant à la tête des sept petits hommes noirs. Surveille la porte, Pelly, ils vont entrer.
Il pénétra dans la cabane et les Esquimaux suivirent. Du lit de camp de Pelletier, Petite Mystère regardait les étranges visiteurs avec des yeux soudain agrandis de surprise et de joie et, un moment après, elle poussa le cri le plus bizarre que Pelletier ou Billy lui eussent jamais entendu pousser. A peine ce cri s’était-il échappé de ses lèvres, que l’un des Esquimaux se précipitait vers elle. Ses mains noirâtres étaient déjà sur elle, enlevant l’enfant du lit, quand, en poussant un hurlement de rage avertisseur, Pelletier bondit de la porte et envoya l’audacieux rouler à la renverse parmi ses compagnons. L’instant d’après les deux hommes bravaient les sept Esquimaux, leurs automatiques pointés vers eux.
— Si tu fais feu, ne tire pas pour tuer, ordonna Mac Veigh.
Le chef désignait Petite Mystère, sa voix sauvage surélevée jusqu’à n’être plus qu’un cri aigu. Tout à coup, il se replia en arrière et leva sa javeline. En même temps deux traits de feu jaillirent des revolvers. La javeline glissa sur le sol et, en jetant un cri strident, moitié de douleur et moitié de commandement, le chef fit volte-face vers la porte, un ruisseau de sang s’échappant de sa main blessée. Les autres se précipitèrent devant lui et Pelletier ferma et verrouilla la porte. Quand il se retourna, Mac Veigh rapprochait et barricadait les lourds battants des deux fenêtres. Du lit de Pelletier, Petite Mystère regardait et riait.
— C’est donc vous ? dit Billy en allant à elle et en poussant un gros soupir. C’est vous qu’ils veulent, hein ? Eh bien ! je me demande pourquoi ?
Le visage de Pelletier était pourpre d’animation. Il rechargeait son automatique. Il y avait presque de l’allégresse dans ses yeux lorsqu’il rencontra le regard interrogateur de Mac Veigh.
Ils restèrent debout à écouter ; ils n’entendirent que le fracas monotone des banquises en dérive, plus la moindre rumeur des centaines d’hommes et de chiens.
— Nous leur avons donné une leçon, dit enfin Pelletier en souriant avec la confiance d’un homme qui était à demi indulgent pour les petits hommes bruns.
Billy désigna la porte.
— Cette porte est à peu près le seul endroit vulnérable à leurs balles, dit-il comme s’il n’avait pas entendu. Écarte-toi de là ! Je ne crois pas que leurs fusils soient assez puissants pour traverser les poutres. Ton lit est hors de leur portée et en sécurité.
Il se dirigea vers Petite Mystère et son visage morne se détendit en un sourire, tandis qu’elle levait ses bras menus pour l’accueillir.
— C’est donc vous, n’est-ce pas ? demanda-t-il de nouveau, en prenant entre ses deux mains le doux minois et les boucles soyeuses de l’enfant. C’est vous qu’ils veulent avoir et ils vous veulent à tout prix. Eh bien ! ils peuvent enlever les provisions et ils peuvent m’enlever aussi, mais… Il releva les yeux pour rencontrer ceux de Pelletier… Que je meure s’ils réussissent à vous prendre ! acheva-t-il.
Tout à coup un autre bruit déchira la nuit : la détonation crépitante des coups de fusil. Ils pouvaient entendre le heurt des balles contre la muraille de bois de la cabane. L’une de ces balles traversa la porte en sifflant, enlevant un éclat aussi large qu’un bras d’homme et en même temps Mac Veigh baissait la tête au passage du projectile. Il éclata de rire. Pelletier avait déjà entendu ce rire. Il savait ce qu’il signifiait. Il savait ce que la pâleur mortelle du visage de Mac Veigh voulait dire. Ce n’était point de la peur, mais quelque chose de plus terrible que la peur. Lui, Pelletier, avait le sang à la face. Telle est la différence des tempéraments.
Mac Veigh se précipita soudain à travers la zone dangereuse jusqu’au milieu de la cabane.
— Si vous jouez à ce jeu, voilà ! s’écria-t-il. Maintenant, nom de D… toi qui étais si désireux de combattre, attention, allons-y !
Il prononça ces derniers mots pour Pelletier. Billy sacrait toujours quand il se mettait à l’ouvrage.
Du côté de la cabane qu’il occupait, Pelletier se mit à arracher un coin étroit fiché entre deux poutres. Quand les deux hommes ouvrirent les lucarnes qui commandaient l’étendue vers la mer, la fusillade avait cessé. Elle recommença presque aussitôt, lueurs rouges et tristes montrant l’emplacement des Esquimaux qui s’étaient reculés jusqu’à la falaise dévalant vers la baie. Tandis que partait le dernier des cinq coups de son fusil, Billy rejeta son arme et se tourna vers Pelletier qui déjà rechargeait la sienne.
— Pelly, je ne voudrais pas être un oiseau de mauvais augure, dit-il, mais voici la fin de la loi à Pointe Fullerton, la fin pour toi et pour moi. Regarde ça !
Il leva le canon de son fusil vers l’une des poutres au-dessus de sa tête. Pelletier put voir de frais éclats de bois qui saillaient.
— Ils ont quelques gros calibres, continua Billy et ils sont cachés derrière le talus où ils sont à l’abri de nos coups pour cent ans. Aussitôt qu’il fera jour assez pour y voir, ils vont cribler ce point d’autant de trous qu’un vieux fromage.
Comme pour justifier ces mots, un seul coup partit et une balle traversa un madrier, si près de Pelletier que les éclats frappèrent son visage.
— Je connais ces diablotins, Pelly, poursuivit Mac Veigh. Si c’étaient des Nuna talmutes, on pourrait les effrayer avec une fusée. Mais ce sont des Kogmollocks. Ils ont tué les équipages d’une demi-douzaine de baleiniers et je ne serais pas étonné qu’ils aient pris le mioche de cette façon. Ils ne nous laisseraient plus partir maintenant, même si nous la rendions. Cela ne servirait à rien. Ils préfèrent qu’on ne puisse les accuser d’avoir enfreint la loi. Si nous sommes tués et la cabane incendiée, qui ira raconter ce qui nous est arrivé ? Il n’y a pour nous que deux solutions…
Une nouvelle fusillade partit du remblai de neige et une troisième balle explosa dans la cabane.
— Deux solutions, continua Billy, tandis qu’il voilait la lampe qui brûlait à peine. Nous pouvons rester ici et mourir… ou fuir.
— Fuir !
C’était là un mot inconnu dans le service et, dans la voix de Pelletier, il y avait tout ensemble de l’ahurissement et du mépris.
— Oui, fuir ! dit Billy tranquillement. Fuir pour le salut du mioche.
Il faisait presque noir dans la cabane et Pelletier se rapprocha tout près de son compagnon.
— Vous voulez dire…
— Que c’est l’unique moyen de sauver la gosse. Nous pouvons l’abandonner et alors combattre jusqu’au bout. Mais cela signifie qu’elle retournera avec les Esquimaux et que, peut-être, on ne la retrouvera jamais plus.
Les hommes et les chiens qui sont là sont fourbus. Nous sommes dispos. Si nous pouvons quitter la cabane, nous pouvons les semer aisément.
— Alors, fuyons ! dit Pelletier.
Il se dirigea vers Petite Mystère qui était assise pétrifiée et muette et la prit dans ses bras, le dos tourné à la balle éventuelle qui aurait pu traverser la paroi.
— Nous allons fuir, petit amour ! marmotta-t-il en riant à demi dans les boucles de l’enfant.
Billy commença à faire le paquetage. Pelletier déposa Petite Mystère sur le lit et s’empressa de harnacher les chiens, les plaçant tout contre la muraille avec, en tête, le vieux Kazan borgne, l’héroïque Kazan qui l’avait sauvé de Blake. Au dehors la fusillade avait cessé. Il était évident que les Esquimaux avaient décidé de ménager leurs munitions jusqu’à l’aube.
Un quart d’heure suffit à charger le traîneau et tandis que Pelletier attelait aux brancards, Mac Veigh emmitouflait Petite Mystère dans son épais manteau de fourrure. Une manche s’était accrochée et il la retourna découvrant la lisière blanche de la doublure. Sur cette doublure il y avait quelque chose qui le fit regarder de plus près et lorsque le cri étrange qui s’étrangla sur ses lèvres fit tourner vers lui les yeux de Pelletier, Billy fixait le visage levé de Petite Mystère de l’air de quelqu’un qui a une vision.
— Ciel, bégaya-t-il, c’est… Il se ressaisit et la câlina tout contre lui un moment avant de la porter au traîneau. « C’est le plus brave petit mioche du monde », acheva-t-il. Et Pelletier s’étonna du son étrange de sa voix.
Mac Veigh cacha l’enfant dans un lit fait de couvertures et l’accrocha solidement avec une courroie de babiche. Pelletier, prêt le premier, vit sur la physionomie de Mac Veigh un air ardent et passionné tandis qu’il demeurait les yeux rivés à Petite Mystère.
— Qu’y a-t-il, Mac ? demanda-t-il. Est-ce que vous craignez vraiment pour elle ?
— Non, répondit Mac Veigh sans relever la tête. Si tu es prêt, Pelly, ouvre la porte.
Il se redressa et ramassa son fusil. Il ne ressemblait plus du tout au vieux Mac Veigh. Mais les chiens mordaient les traits, grognaient et Pelletier n’avait plus le temps de poser des questions.
— Je vais sortir d’abord, Billy, dit-il. Il faut vous mettre en tête qu’ils surveillent étroitement la cabane et qu’aussitôt que les chiens auront le nez à l’air, ils vont commencer à aboyer et les guider vers nous. Nous ne pouvons exposer la petite au feu. Je vais donc retourner jusqu’à la pointe de la falaise et leur donner de l’occupation tant que je pourrai avec mon fusil.
Ils s’acharneront sur moi, et ce sera le moment d’ouvrir la porte et de détaler. Je vous rattraperai en moins de cinq minutes.
Il éteignit la lumière tout en parlant. Puis il ouvrit la porte et se glissa dans les ténèbres, sans un mot de protestation de Mac Veigh. A peine était-il parti que ce dernier tombait à genoux à côté de Petite Mystère et, dans l’obscurité profonde de la cabane, il ensevelit son rude visage contre le corps menu, doux et chaud.
— C’est donc vous, n’est-ce pas ? s’écria-t-il doucement. Ensuite il balbutia des choses que la fillette aurait été incapable de comprendre.
Soudain il se redressa, courut à la porte en excitant d’un mot le vieil et fidèle Kazan, meneur du traîneau.
De là-bas, au pied de la crête neigeuse, arriva la fusillade précipitée de Pelletier.
Un instant Billy attendit, sa main sur le loquet afin de donner aux Esquimaux aux aguets le temps de tourner leur attention sur Pelletier.
Il aurait pu peut-être compter jusqu’à cinquante avant de lâcher bride à Kazan et les six chiens tirèrent le traîneau dans la nuit. Avec une intelligence qu’on aurait cru humaine, le vieux Kazan courait tant qu’il pouvait à la suite de son maître et l’attelage filait comme une flèche vers le Sud-Ouest tout en poussant ce premier jappement aigu qu’il est impossible d’empêcher, voire de discipliner, chez une meute de chiens de trait.
Tout en courant, Billy se retourna pour regarder par-dessus son épaule. A une distance d’une centaine de mètres, dans l’obscurité grise entre la cabane et le remblai de neige, il aperçut trois silhouettes qui se précipitaient comme des loups. En un éclair, la signification de ce mouvement insolite des Esquimaux se précisa en lui. Ils coupaient à Pelletier la retraite vers la cabane et la direction de sa fuite.
— En avant, Kazan ! s’écria-t-il farouchement, penché sur le vieux meneur. Hue ! hue ! mon vieux, hue ! Et Kazan s’élança en une course insensée, haletant et gémissant dans l’air vide.
Billy s’arrêta et fit volte-face. Deux autres ombres s’étaient jointes aux trois premières et il ouvrit le feu. L’un des Esquimaux qui couraient roula tête première en jetant un cri qui s’éleva effrayant et à peine humain par-dessus le grincement et le tumulte des banquises ; les quatre autres s’aplatirent sur la neige afin d’éviter la grêle de plombs qui passait en sifflant à deux doigts de leurs têtes.
Du remblai de neige partit une mitraille de coups de fusil et une seule ombre s’élança comme une flèche du côté de Mac Veigh. Il savait que c’était Pelletier et en continuant de courir lentement derrière Kazan et le traîneau, il remplit d’un nouveau chargement de cartouches la chambre de son fusil. Les ombres de la plaine s’étaient relevées et l’automatique de Pelletier traça dans l’air un trait de feu, cependant qu’il continuait de courir. Il était à bout de souffle quand il arriva près de Billy.
— Kazan emmène l’enfant bien en avant, lui cria ce dernier. Dieu garde ce vieux chenapan ! Je crois que c’est un être humain.
Ils repartirent en vitesse et la nuit profonde engouffra bientôt toute apparence des Esquimaux. Devant Billy et Pelletier le traîneau se précisa peu à peu et, quand ils l’atteignirent, les deux hommes accrochèrent leur fusil sous les courroies des couvertures. Ainsi soulagés de leur fardeau, ils marchèrent devant Kazan qu’ils excitaient.
— Hue ! Hue ! pressait Billy.
Il jeta alors un regard sur Pelletier qui se trouvait en face de lui. Son camarade courait, un bras dressé à l’angle convenable pour faciliter la respiration et son endurance ; l’autre bras pendait droit et inerte à son côté. Une frayeur subite saisit Mac Veigh et, passant devant le chien de tête, il se précipita près de Pelletier. Il ne dit pas un mot, mais toucha le bras de l’autre.
— Un de ces petits démons m’a blessé à l’aile, haleta celui-ci. Ce n’est pas grave.
Il respirait comme si cette brève course l’eût déjà épuisé et, sans prononcer une parole, Billy courut à la tête de Kazan et eut arrêté l’attelage, en moins de vingt pas. La lame nue de son couteau fendit de bas en haut la manche de Pelletier avant que son camarade pût protester.
Pelletier saignait et saignait abondamment. Son visage était contracté de douleur. La balle avait traversé le gras de l’avant-bras mais, par bonheur, n’avait pas atteint l’artère principale. Avec la promptitude adroite d’un chirurgien exercé par la solitude, Billy referma la plaie et la maintint serrée à l’aide de son mouchoir et de celui de Pelletier. Puis, il poussa Pelletier vers le traîneau.
— Il faut y monter, Pelly, dit-il. Si tu ne veux pas, tu vas te fatiguer, c’est-à-dire entraîner notre perte à tous. Là-bas, derrière eux, s’élevèrent les aboiements et les hurlements des chiens.
— Ils nous poursuivent avec les chiens, grommela Pelletier. Je ne puis me faire traîner. Il faut courir et combattre.
— Tu vas monter sur le traîneau ou je te casse la caboche ! ordonna Mac Veigh. Face à l’ennemi, Pelly, et que le diable les emporte ! Tu as là trois fusils ; tu peux faire le coup de feu pendant que j’exciterai les chiens. Et tiens-toi devant elle, ajouta-t-il, en désignant Petite Mystère, presque complètement ensevelie sous les couvertures.
Ayant décidé Pelletier à monter sur le traîneau, Billy courut à la tête de l’attelage et les chiens repartirent tirant leur fardeau plus pesant.
— Maintenant, à la lisière de la forêt, cria-t-il à Kazan. Ça fait cinquante milles, mon vieux ! et il faut couvrir le trajet avant l’aube. Sinon…
Il n’acheva point. Mais Kazan tira plus fort comme s’il avait entendu et compris. Le traîneau avait atteint déjà l’étendue illimitée de la steppe et Mac Veigh sentit le vent frapper son visage. Il soufflait du Nord-Ouest et par brusques rafales chargées de neige. Au bout de quelques minutes, Billy fut stupéfait de voir que le visage de Petite Mystère en était tout recouvert.
Pelletier était accroupi sur le traîneau, les pieds engagés dans les courroies des couvertures. Sa blessure et la sensation pénible d’aller à contresens de la marche sur un traîneau cahotant lui donnaient le vertige et il se demandait si ce qu’il voyait ramper lentement hors de la nuit était le résultat de son éblouissement ou une réalité. Nul bruit derrière lui. Mais une tache plus sombre s’était rapprochée de sa vue, parfois augmentant puis disparaissant presque. Deux fois, il saisit son fusil. Deux fois il l’abaissa, persuadé que la chose qu’il voyait derrière lui n’était qu’une chimère créée par son imagination. Il était possible que ceux qui les poursuivaient eussent perdu leur trace dans les ténèbres et, par conséquent, il se retint de tirer.
Il fixait attentivement l’ombre, lorsque d’elle jaillit un éclat de flamme et une balle passa en sifflant près du traîneau, à un mètre sur la droite. C’était un coup superbe ; il y avait là un tireur adroit et Pelletier riposta si vivement que le bruit du premier coup n’était pas encore éteint qu’un second suivait. Cinq fois son revolver automatique envoya ses plombs avant-coureurs aux profondeurs de la nuit, et, au cinquième coup, un des chiens des Esquimaux hurla un cri sauvage de douleur.
— Bravo ! cria Billy. Voilà un équipage hors de question, Pelly. Nous pouvons les battre de vitesse.
Il entendit le rapide heurt métallique des cartouches nouvelles que Pelletier glissait dans le barillet de son fusil. Mais en dehors de ce bruit, du vent et des efforts de l’attelage, on ne percevait rien d’autre. Un silence menaçant s’appesantit derrière eux. Le fracas des banquises lointaines décrut. La terre n’était plus secouée sous leurs pieds par l’épouvantable éclatement des glaciers entre-choqués. Au lieu de cela, le vent augmentait et la neige fine s’épaississait. Billy ne se retourna plus pour regarder derrière lui. Il fouillait l’immensité devant lui et aussi loin qu’il pouvait voir à droite et à gauche. Au bout d’une demi-heure les chiens haletants se mirent au pas et Billy marcha tout près du traîneau à côté de son camarade.
— Ils y ont renoncé, grommela Pelletier faiblement. J’en suis content, Mac, car j’ai… j’ai le vertige. Il était maintenant étendu sur le traîneau, la tête appuyée sur un tas de couvertures.
— Tu sais comment chassent les loups, Pelly, fit Mac Veigh, en croissant de lune, en demi-cercle, n’est-ce pas ? qu’ils referment en avant sur la proie qui s’enfuit. Eh bien ! c’est exactement ainsi que chassent les Esquimaux et je me demande s’ils n’essayent pas de prendre de l’avance sur nous, par là et par là. Et il désigna le Nord et le Sud.
— Ils ne peuvent pas, répliqua Pelletier, se soulevant avec effort sur son coude. Leurs chiens sont fourbus. Laissez-moi marcher, Mac, je peux…
Il retomba à la renverse en poussant soudain un cri étouffé.
— Bon Dieu ! mais j’ai la tête qui tourne !
Mac Veigh arrêta les chiens et, tandis qu’ils s’affalaient sur le ventre, haletants et léchant la neige, il s’agenouilla à côté de Pelletier. L’obscurité cachait la frayeur qu’il portait dans ses yeux et sur son visage. Sa voix était ferme et encourageante.
— Il faut rester couché, Pelly, conseilla-t-il en disposant les couvertures pour que le blessé pût se reposer comme il faut. Tu es salement arrangé, et il vaut mieux pour nous tous que tu ne fasses pas un mouvement. Tu as raison en ce qui touche les Esquimaux et leurs chiens. Ils sont fourbus et ils ont renoncé à la chasse comme à une mauvaise affaire. Aussi à quoi bon faire la bête ? Reste sur le traîneau, Pelly. Essaye de dormir si tu peux, avec Petite Mystère. Elle se croit dans un berceau.
Il se releva et donna aux chiens le signal du départ. Pendant longtemps il fut comme seul. Petite Mystère dormait et Pelletier ne remuait plus.
De temps à autre, il posait la main sur la tête de Kazan et le vieux meneur fidèle gémissait doucement à son toucher. Avec les autres chiens, c’était différent. Ils donnaient des coups de dents sournois et Billy se tenait à distance. Il continua sa route pendant des heures, faisant stopper l’attelage de temps à autre pour une halte de quelques minutes. Il craquait chaque fois une allumette et regardait Pelletier. Son camarade respirait péniblement et ses yeux étaient clos. Une fois, longtemps après minuit, il les ouvrit et regarda fixement la flamme de l’allumette, puis le visage blême de Mac Veigh.
— Ça va très bien, Billy, dit-il, laissez-moi marcher.
Mac Veigh l’obligea doucement à se recoucher et continua sa route.
Il resta comme seul jusqu’aux premières lueurs grisâtres et froides de l’aube. Alors, il s’arrêta, donnant à chacun des chiens un poisson gelé et, avec le bois qui était sur le traîneau, il fit un peu de feu.
Il râcla de la neige pour préparer du thé et suspendit la gamelle au-dessus de la flamme. Il faisait frire du bacon et grillait des tranches de dur pain d’avoine lorsque Pelletier s’éveilla et se mit sur son séant. Billy ne le vit pas avant de s’être retourné.
— Bonjour, Pelly, fit-il en essayant de sourire. As-tu fait un bon somme ?
Pelletier se déplaça en s’agrippant au rebord du traîneau.
— Je voudrais trouver un gourdin, grogna-t-il. Je… je vous casserais la tête… Vous m’avez laissé dormir !
Il avança son bras valide et les deux hommes se serrèrent la main. Deux ou trois fois, ils avaient agi de même après les heures de danger. Ce n’était point là une banale poignée de mains.
Billy se releva. A un demi-mille plus loin, la lisière de l’immense forêt vers laquelle ils avaient tendu leur volonté se dégageait des brumes de l’aube.
— Si j’avais su ça, dit-il en la désignant du doigt, nous aurions campé à l’abri. Cinquante milles, Pelly. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ?
Derrière eux la steppe grise s’éclairait à la lueur du jour naissant. Les deux hommes mangèrent et burent du thé. Pendant ces quelques minutes, ni l’un ni l’autre ne prêta attention ni à la forêt ni à la steppe. Billy dévorait. Pelletier ne pouvait apaiser sa soif. Puis leur attention fut attirée par Petite Mystère qui s’éveilla en se plaignant du poids des couvertures qui l’étouffaient. Billy la dégagea et l’éleva pour lui montrer l’étonnant changement survenu depuis la veille.
C’est alors que Kazan cessa de lécher ses arêtes de poisson pour pousser au ciel un hurlement plaintif.
Les deux hommes tournèrent les yeux vers la forêt. A mi-chemin de l’orée, une ombre s’avançait péniblement et lentement vers eux. C’était un homme et Billy retint un cri de surprise.
Mais Kazan s’était tourné face à la steppe grise et hurla de nouveau longuement, menaçant. Les autres chiens hurlèrent à leur tour et, lorsque Pelletier et Mac Veigh suivirent la direction de ces aboiements, ils demeurèrent un quart de minute comme pétrifiés.
A un mille de là, le barren se mouchetait d’une douzaine de traîneaux qui avançaient rapidement et d’une vingtaine d’hommes qui couraient. Somme toute, leur dernière étape devait être à la lisière de la forêt.
En pareil cas, des hommes tels que Pelletier et Mac Veigh ne perdent pas des instants précieux à discuter leurs actes au préalable. Leurs opérations cérébrales sont instantanées et corrélatives… et ils agissent. Sans dire un mot Billy replaça Petite Mystère dans son nid, sans même lui donner une goutte de thé chaud et, pendant que les chiens se redressaient dans leurs brancards, Pelletier lui tendit son fusil.
— Je l’ai réglé pour trois cent cinquante mètres, dit-il. Nous n’avons pas besoin de dépenser nos munitions avant qu’ils soient à cette distance.
Ils partirent au trot, Pelletier courant, son bras blessé inerte à son côté. Tout à coup, la silhouette solitaire entre eux et la forêt disparut. Elle était tombée à plat dans la neige et ne formait plus qu’un point noir. Au bout d’une minute, elle se releva et avança de nouveau. Pelletier et Billy la considéraient tous deux, quand elle s’affaissa pour la deuxième fois. Un ricanement s’échappa des lèvres de Mac Veigh.
— Pas de secours de ce côté ! dit-il. Qui que ce soit, il est à demi mort.
L’inconnu se releva pour la cinquième fois, et il ne se traînait déjà plus que sur les mains et les genoux quand le traîneau le dépassa. C’était un blanc. Il était nu-tête. Son visage ressemblait à la mort. Son cou était découvert au vent froid et, au grand ahurissement des deux autres, il ne portait sur sa chemise de flanelle brune aucun vêtement plus épais. Ses yeux flambaient, hagards, entre le buisson de sa barbe et de ses cheveux hirsutes et il haletait comme quelqu’un qui a marché des milles et des milles au lieu d’avoir fait un trajet de cent mètres.
Billy vit tout cela d’un coup d’œil, puis il poussa un cri soudain d’incrédulité. Les yeux rougis de l’homme étaient fixés sur lui. Chaque fibre de son être, pour un instant, semblait avoir perdu la faculté d’agir. Il ouvrit la bouche et les yeux démesurément et Pelletier tressaillit comme s’il était cinglé par les paroles qu’il entendit sortir de ses lèvres.
— Deane, Scottie Deane !
Pelletier poussa un cri d’étonnement. Il regarda Mac Veigh, son chef. Il fit un mouvement involontaire en avant, mais Billy le devança. Il avait jeté son fusil et en un instant il était agenouillé auprès de Deane, soutenant dans ses bras le corps émacié.
— Bon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire, mon vieux ? s’écria-t-il, oubliant Pelletier. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi es-tu revenu par ici ? Et où… est-elle ?
Il avait saisi la main de Deane. Il l’étreignait et Deane, lisant jusqu’au fond de ses yeux, comprit qu’il n’avait plus devant lui un représentant de l’autorité mais un frère. Il ébaucha un sourire.
— A la cabane… par là… à la corne du bois, bégaya-t-il. Vous ai vu venir. Pensé que peut-être alliez passer… et suis sorti. Je suis fichu, mourant.
Il poussa un profond soupir et essaya de s’aider tandis que Billy le relevait. Un petit cri plaintif partit du traîneau. Sursautant, Deane tourna les yeux du côté d’où venait ce cri.
— Mon Dieu ! gémit-il.
Il s’arracha aux mains de Billy et se précipita à genoux à côté de Petite Mystère, sanglotant et parlant comme un fou, tandis qu’il serrait dans ses bras la fillette effrayée. Avec elle, il se remit debout comme possédé d’une vigueur nouvelle.
— Elle est à moi ! à moi, s’écria-t-il farouchement. C’est pour elle que je suis revenu… J’allais la chercher… où l’avez-vous trouvée ? Comment…
Alors parvinrent de la plaine jusqu’à eux, en une rumeur soudaine, les jappements sauvages des chiens des Esquimaux. Deane entendit cette clameur et se tourna ainsi que les autres dans la direction du bruit. Les poursuivants n’étaient plus qu’à un demi-mille, fonçant sur eux rapidement. Billy comprit qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Comme dans un éclair, il se rendit compte que, d’une manière ou d’une autre, Deane, Isabelle et Petite Mystère étaient alliés avec cette horde vengeresse et aussi rapidement qu’il lui fut possible, il raconta à Deane ce qui était arrivé.
L’assurance avait reparu dans les yeux de Deane et il n’eut pas plutôt entendu ce récit qu’il courut au-devant de la troupe des petits hommes bruns, tenant Petite Mystère dans ses bras. Mac Veigh et Pelletier purent l’entendre qui, de loin, les appelait. Eux étaient à la lisière de la forêt quand Deane arriva près des Esquimaux. Ils l’attendirent longtemps, puis Deane et l’enfant revinrent sur un traîneau tiré par les chiens des Esquimaux. Derrière le traîneau marchait le chef qui avait été blessé dans la cabane de Pointe Fullerton. Deane était effondré, la tête à demi penchée sur la poitrine et le chef et un autre Esquimau le soutenaient. Il fit un signe vers la droite et à une centaine de mètres plus loin, ils trouvèrent une hutte.
Les vigoureux petits polaires le portèrent à l’intérieur, tenant toujours Petite Mystère entre ses bras et, d’un geste, il invita Billy à le suivre seul. A l’intérieur de la cabane, ils le déposèrent sur un lit bas et, au milieu d’un accès de toux faible mais effrayant, il fit signe à Billy de s’asseoir près de lui. Mac Veigh savait ce que signifiait cette toux. Le malade avait subi un froid terrible et le tissu de ses poumons avait éclaté. C’était la mort… la plus redoutable mort du septentrion.
Pendant quelques instants, Deane demeura étendu, suffoqué, serrant une des mains de Billy. Petite Mystère s’était glissée sur le sol et commençait l’inspection de la cabane. Deane regarde Billy en souriant.
— Vous êtes une fois de plus revenu… juste à temps, dit-il d’un ton plus ferme. Cela semble drôle, n’est-ce pas, Billy ?
Pour la première fois il prononçait le nom de l’autre comme s’il l’avait connu toute la vie. Billy l’enveloppa doucement dans une des couvertures et, involontairement, ses yeux firent le tour de la hutte, interrogateurs. Deane surprit ce regard.
— Elle n’est pas venue, murmura-t-il. Je l’ai laissée…
Il s’arrêta, étranglé par une toux rauque qui amena une tache pourpre à ses lèvres. Billy éprouva un vrai chagrin.
— Il faut rester tranquille, dit-il. Ne plus essayer de parler, maintenant. Puis, je préparerai quelque boisson chaude.
Il allait s’éloigner, mais une des mains de Deane le retint.
— Non, pas avant que je vous aie parlé, Billy, insista-t-il. Vous savez… vous comprenez. Je vais mourir. Ça peut venir à toute minute maintenant et j’ai à vous dire… bien des choses… Vous devez savoir avant que je m’en aille… je ne serai pas long… J’ai tué un homme, mais je… ne le regrette pas. Il avait voulu l’outrager, elle, ma femme… et vous… vous l’auriez tué de même… Vos gens se sont mis à me traquer et, pour notre sécurité, nous sommes partis, là-bas, au Nord, chez les Esquimaux… et nous avons vécu là… longtemps. Les Esquimaux… ils aiment la petite fille et ma femme… surtout la petite Isabelle… Ils pensaient que c’étaient des anges, en quelque sorte…
« Ensuite, nous avons appris que vous alliez venir me relancer là-haut… chez les Esquimaux. Alors, nous sommes partis avec la caisse. La caisse était pour elle… pour la préserver du froid terrible, nous n’avons pas osé prendre l’enfant… et nous l’avons laissée par là… Nous devions retourner bientôt… quand vous auriez fini votre chasse. Lorsque nous avons aperçu votre feu au bord de la steppe, elle m’a fait me mettre dans la caisse. Et c’est ainsi que vous nous avez rencontrés. Vous savez la suite…
« Vous pensiez que c’était un cercueil… et elle vous a dit que j’étais mort. Vous avez été bon, si bon pour elle… Et il faudra descendre là-bas où elle est et y conduire la petite Isabelle… Nous allions faire comme vous disiez et partir pour l’Amérique du Sud, mais il nous fallait le bébé et je suis revenu… J’aurais dû vous dire… Nous nous en sommes rendu compte plus tard. Mais nous avions peur de livrer ce secret, même à vous… »
Il s’arrêta, oppressé et toussotant. Billy serrait dans les siennes ses deux mains maigres et glacées. Il ne trouvait pas un mot à dire. Il attendait, luttant pour refouler le sanglot qui soulevait sa poitrine.
— Vous étiez bon… bon, bon pour elle, répéta Deane faiblement. Vous l’aimiez… et c’était naturel… parce que vous pensiez que j’étais mort et qu’elle était seule et avait besoin d’aide. Je suis content que vous l’aimiez. Vous avez été bon… et honnête et il faut quelqu’un comme vous pour l’aimer et en prendre soin. Elle n’a personne que moi… et la petite Isabelle. Je suis content… content… d’avoir rencontré un homme comme vous.
Il dégagea ses mains et prit entre ses paumes le visage attentif de Billy, le regardant droit dans les yeux.
— Et… et… je vous la donne, dit-il… C’est un ange et elle est seule… elle a besoin de quelqu’un… et vous… vous serez bon pour elle. Il faut aller la retrouver, à la cabane de Pierre Croisset, sur le Petit Castor. Et vous serez bon pour elle… bon pour elle.
— J’irai, dit Billy doucement. Et je jure ici à genoux devant Dieu tout puissant que je ferai ce que ferait un honnête homme.
Le corps raidi de Deane se détendit et il retomba sur ses couvertures avec un soupir de soulagement.
— J’étais tourmenté à cause d’elle, reprit-il. J’ai toujours cru en un Dieu, bien que j’aie tué un homme, et Il vous a envoyé ici à temps.
Un soudain éclair d’interrogation parut dans ses yeux.
— L’homme qui avait volé la petite Isabelle, soupira-t-il, qui était-ce ?
— Pelletier, l’homme qui est là dehors, l’a tué lorsqu’il est venu dans la cabane, dit Billy. Il assure qu’il se nommait Blake, Jim Blake.
— Blake ! Blake ! Blake !
De nouveau la voix de Deane s’éleva des confins de la mort, comme un cri.
— Blake, dites-vous ? un grand marin grossier aux cheveux roux, à la barbe rousse, aux dents jaunes comme un morse… Blake ! Blake !…
Il retomba de nouveau en arrière avec un rire à faire frémir, un rire de fou.
— Alors… alors… on s’est complètement trompé, ç’a été une ridicule erreur ! dit-il. Et ses yeux étaient clos et ses paroles avaient l’air de sortir du fond d’un rêve.
Et Billy comprit que la fin était proche. Il se pencha plus près pour recueillir les derniers mots du mourant. Les mains de Deane étaient aussi froides que des glaçons. Ses lèvres étaient décolorées. Et alors il murmura :
— Nous nous sommes battus… j’ai cru l’avoir tué… et je l’ai jeté à la mer. Son vrai nom était Samuelson. Vous le connaissez sous ce nom-là. Mais on le nommait souvent Blake, Jim Blake… Ainsi… ainsi… je suis… je ne suis pas un meurtrier somme toute. Et lui… lui est revenu se venger… et… voler… Petite Isabelle. Je… ne… suis pas… un meurtrier… Vous… vous le lui direz… à elle… Je ne l’ai pas tué en fait… Vous le lui direz… Et vous serez bon… bon…
Il sourit. Billy se pencha plus près encore.
— De nouveau, je jure devant Dieu que je ferai ce que ferait un honnête homme, répéta-t-il.
Deane ne répondit pas. Il n’entendait plus. Le sourire s’évanouit complètement de ses lèvres. Et Billy comprit qu’en ce moment la mort avait passé le seuil de la cabane. Avec un gémissement d’angoisse, il laissa retomber la main raidie de Deane.
Petite Isabelle trottina à travers le plancher jusqu’à lui. Elle riait. Et soudain Billy se retourna et la prit dans ses bras. Et, accroupi là sur le sol à côté de l’unique frère qu’il eût jamais connu, il sanglota comme une femme.
Ce fut Petite Mystère qui arracha Mac Veigh à son chagrin. Au bout d’un moment, il se releva avec l’enfant dans ses bras et l’éloigna de la muraille, tandis qu’il recouvrait le visage de Deane avec un coin de couverture. Puis, il se dirigea vers la porte. Les Esquimaux installaient leur campement. Pelletier était assis sur le traîneau non loin de la cabane et, à l’appel de Billy, il arriva.
— Si ça ne t’ennuie pas, tu pourrais la conduire à l’un des feux, un moment, dit Billy. Scottie est mort. Tâche de le faire comprendre au chef.
Il n’attendit point que Pelletier le questionnât, mais poussa doucement la porte et retourna auprès de Deane. Il ramena la couverture et considéra longuement le paisible visage mangé de barbe.
— Mon Dieu ! Et dire qu’elle t’attend, soupire après toi et croit que tu vas revenir bientôt ! murmura-t-il, toi et la gosse.
Pieusement, il entreprit le devoir qui s’imposait à lui. L’une après l’autre, il explora les poches de Deane et en retira ce qu’il y trouva. Dans l’une, il y avait un petit couteau, quelques cartouches et une boîte d’allumettes. Il n’ignorait pas qu’Isabelle ferait grand cas de ces riens et les conserverait parce que son mari les avait portés ; il les mit dans un mouchoir de poche avec d’autres objets qu’il trouva.
En tout dernier lieu, il trouva dans une poche intérieure une enveloppe usée, à l’encre jaunie. Il regarda par l’ouverture avant de la ranger sur le petit tas et son cœur sursauta lorsqu’il vit les pétales de la fleur bleue qu’Isabelle lui avait donnés. Quand il eut fini, il croisa les mains de Deane sur sa poitrine. Il nouait les coins du mouchoir quand la porte s’ouvrit lentement derrière lui.
Le petit chef noir entra. Il était suivi par quatre autres Esquimaux. Tous avaient laissé leurs armes dehors. Ils semblaient respirer à peine tandis qu’ils se plaçaient sur un rang et regardaient Scottie Deane. Nul signe d’émotion n’apparut sur leurs visages inexpressifs, nul battement de paupières ne modifia l’immobilité de leurs figures.
D’un ton assourdi et caquetant, ils se mirent à parler et il n’y avait aucune expression de douleur dans leur voix. Cependant Billy comprenait maintenant que dans les cœurs de ces petits hommes bruns, Scottie Deane demeurait révéré comme un dieu. Avant qu’il fût refroidi par la mort, ils étaient venus chanter ses exploits et ses vertus aux esprits invisibles qui attendaient et veillaient à son côté jusqu’au début du jour nouveau.
Pendant dix minutes la psalmodie continua. Puis les cinq hommes firent demi-tour et sans un mot, sans un regard à Billy, sortirent de la cabane. Billy les suivit, se demandant si Deane les avait persuadés que Pelletier et lui étaient de ses amis. S’il ne l’avait pas fait, Mac Veigh redoutait de nouveaux ennuis au sujet de la petite Isabelle. Il fut content de trouver Pelletier en conversation avec l’un des hommes.
— J’ai trouvé ici un type avec qui je peux jargonner, s’écria Pelletier. Je leur ai dit quels braves amis nous sommes et je leur ai fait comprendre l’histoire de Blake. Je leur ai serré les mains à tous, trois ou quatre fois et nous sommes au mieux ensemble. Il est préférable de composer un peu. Ils n’aiment pas du tout l’idée de nous abandonner la gosse, maintenant que Scottie est mort. Ils demandent où est la femme.
Une demi-heure plus tard, Mac Veigh et Pelletier retournèrent à la cabane. Au bout de ce temps, ils avaient la certitude que les Esquimaux ne les ennuieraient plus et qu’ils s’attendaient à leur laisser Isabelle. Le chef, toutefois, avait donné à entendre à Billy qu’il se réservait le droit d’ensevelir Deane.
Billy sentait qu’il ne pouvait plus différer maintenant de raconter à Pelletier un peu des aventures qui lui étaient arrivées pendant son voyage à Churchill. Il avait annoncé la mort de Deane comme survenue des semaines auparavant des suites d’une chute et lorsqu’il retournerait à Churchill il savait qu’il faudrait persister dans ce récit. Si Pelletier ne connaissait pas Isabelle, l’amour que Billy avait pour elle et son mépris de la loi en leur rendant la liberté, son camarade pourrait dire la vérité et le perdre.
Dans la cabane ils s’assirent devant la table. Pelletier portait le bras en écharpe. Son visage était tiré, effaré et noirci de poudre. Il prit son revolver, le vida de ses cartouches et le donna à la petite Isabelle pour jouer. Il s’était maîtrisé devant les Esquimaux, mais ne faisait maintenant nul effort pour cacher son abattement.
— Je vais la perdre, dit-il, regardant Billy. Vous allez l’emmener à sa mère ?
— Oui.
— Cela me peine. Vous ne pouvez savoir comme cela me fait de la peine de la perdre, dit-il.
Mac Veigh appuya ses bras croisés sur la table et répondit vivement :
— Si, je sais ce que c’est, Pelly. Je sais ce que c’est qu’aimer quelqu’un et le perdre. Je sais. Écoute.
Brièvement, il raconta à Pelletier l’aventure de la steppe, l’arrivée d’Isabelle, la mère, le baiser qu’elle lui avait donné, puis la fuite et la poursuite, la capture et ce dernier moment, lorsqu’il avait enlevé les menottes des poignets de Deane. Une fois qu’il eut commencé ce récit, il n’omit rien, même le partage des pétales de la fleur bleue, ni la boucle de cheveux d’Isabelle.
Il tira les deux souvenirs de sa poche et les montra à Pelletier et, au tremblement de sa voix, une brume monta aux yeux de son compagnon. Lorsqu’il eut fini, Pelletier tendit par-dessus la table son bras valide et étreignit la main de l’autre.
— Et ce qu’elle a dit de la fleur se vérifie, Billy, murmura-t-il. Cela vous porte bonheur comme elle l’a dit, car vous allez vers elle.
Mac Veigh l’interrompit.
— Non, cela ne se peut, dit-il doucement. Elle l’aimait autant que la jeune fille qui est là-bas t’aimera un jour, Pelly, et lorsque je lui dirai ce qui est arrivé, son cœur se brisera. Cela ne peut me donner le bonheur.
Les heures de cette journée pesèrent d’un poids de plomb pour Billy. Les deux hommes combinèrent leurs plans. Un groupe d’Esquimaux consentait à accompagner Pelletier jusqu’à la Pointe de l’Esquimau, d’où il ferait route seul pour Churchill. Billy se dirigerait vers le Sud jusqu’au Petit Castor, à la recherche de la cabane de Croisset et d’Isabelle. Il fut content quand le soir tomba. Il était tard quand il s’en alla vers la porte, l’ouvrit et regarda dehors.
A l’orée de la forêt, il faisait noir, noir non seulement des ténèbres de la nuit, mais de l’obscurité concentrée des sapins et des baumiers et d’un ciel si bas et si opaque qu’on aurait presque pu entendre les bourrasques du vent au-dessus de la tête, comme le sanglot sans fin des vagues sur le rivage de la mer. Il faisait noir sauf dans le cirque étroit de la lumière que traçaient les feux des Esquimaux et autour desquels une cinquantaine de petits hommes bruns étaient assis ou accroupis.
Les maîtres du camp étaient tous éveillés, mais deux fois autant de chiens épuisés et flapis gisaient à terre, roulés en tas, aussi immobiles que des morts. On sentait là un étrange silence ; une étrange et surnaturelle obscurité qui n’était pas celle de la nuit uniquement ; un silence interrompu seulement par la plainte sourde du vent venu de la steppe ; le frémissement de l’air au-dessus du faîte des arbres et le pétillement des feux. Les Esquimaux ne remuaient pas plus que des morts. Leurs yeux ronds et sans vie étaient grands ouverts. Ils étaient assis ou couchés, le dos tourné à la steppe, leur figure vers l’obscurité toujours plus profonde de la forêt.
A quelques pas plus loin brillait, comme une étoile, la petite lumière à la fenêtre de la cabane. Pendant deux heures les yeux de ceux qui entouraient les feux demeurèrent vrillés sur cette lumière. Et, par moment, se dressait là, parmi les veilleurs au visage de pierre, le petit chef dont la voix caquetante s’unissait, chaque fois, à la plainte du vent, aux rafales du ciel bas et au crépitement des feux. Mais nul autre bruit de voix, nul autre mouvement. Lui seul bougeait et parlait, car tous les mots caquetants qu’il articulait étaient un discours — des paroles dites pour l’homme étendu mort dans la cabane.
Une douzaine de fois, Pelletier et Mac Veigh avaient regardé vers les feux et ils regardaient l’heure chaque fois. Cette fois-ci, Billy annonça :
— Ils bougent, Pelly. Ils se lèvent et se mettent en route.
Il consulta de nouveau sa montre.
— Ce sont d’excellents veilleurs. Il est minuit un quart. Quand un chef ou un homme considérable meurt, ils l’enterrent à la première heure du jour suivant. Ils viennent chercher Deane.
Il ouvrit la porte et s’avança parmi la nuit. Pelletier le rejoignit. Les Esquimaux arrivaient sans bruit et s’arrêtèrent en un groupe sombre à vingt pas de la cabane. Cinq des petits hommes vêtus de fourrure se détachèrent des autres et pénétrèrent un à un dans la hutte, le chef à leur tête. Tandis qu’ils se penchaient sur Deane, ils se mirent à chanter une complainte basse qui éveilla la petite Isabelle. Elle se mit sur son séant et regarda, à moitié endormie, l’étrange scène. Billy alla près d’elle et la serra étroitement dans ses bras. Elle était rendormie quand il la reposa dans les couvertures. Les Esquimaux étaient partis avec leur fardeau. Il pouvait entendre la lente mélopée de la tribu.
— Je l’ai trouvée et j’ai cru qu’elle était à moi, dit Pelletier à voix basse près de lui. Mais elle n’est pas à moi, Billy. Elle est à vous.
Mac Veigh l’interrompit, comme s’il n’avait pas entendu.
— Tu ferais mieux d’aller te coucher, Pelly, conseilla-t-il. Ce bras a besoin de repos. Je vais voir où ils l’ensevelissent.
Il mit sa casquette et sa lourde capote et alla jusqu’à la porte, puis il revint. Dans son équipement il prit une hache et des clous.
Le vent soufflait plus fort au-dessus de la steppe et Mac Veigh n’entendait plus la mélopée sourde des Esquimaux. Il avança du côté de leurs feux qu’il trouva déserts d’hommes. Les chiens seuls étaient restés dans leur sommeil semblable à la mort. Ensuite, au lointain, vers la lisière du bois, il aperçut une lueur.
Cinq minutes plus tard, il était caché dans l’ombre épaisse à quelques pas des Esquimaux. Ils avaient creusé la fosse de bonne heure dans la soirée, là-bas dans l’immense plaine de neige dégarnie d’arbres. Et comme le feu qu’ils avaient allumé éclairait leurs sombres visages ronds, Mac Veigh vit les cinq petits hommes bruns, qui avaient emporté Scottie Deane, penchés au-dessus de la tombe peu profonde qu’ils avaient creusée dans la terre durcie. Scottie était déjà disparu. La terre, la glace et les mousses gelées tombaient sur lui et nul son ne sortait maintenant des lèvres massives de ses sauvages fossoyeurs.
En quelques minutes, la sinistre besogne était terminée et, pareils à de légères ombres noires, les indigènes retournèrent à leur campement. Un seul resta là, assis, les jambes croisées, au chevet de la tombe, sa longue lance derrière lui. C’était O-gluck-gluck, le chef des Esquimaux, protégeant le défunt contre les démons qui viennent pour enlever le corps et l’âme pendant les premières heures de l’ensevelissement.
Billy s’enfonça plus avant dans la forêt, jusqu’à ce qu’il rencontrât un jeune plant svelte et droit qu’il abattit d’une douzaine de coups de sa hachette.
Il enleva l’écorce du bouleau ; ensuite il le coupa au tiers de sa longueur et cloua l’autre partie en travers, en manière de croix. Après quoi, il en effila le bout et retourna vers la tombe, portant la croix sur son épaule.
Écorcée jusqu’à l’aubier, cette croix luisait à la clarté du feu. Le veilleur la fixa un moment : ses yeux mornes eurent une flamme plus sombre dans la nuit, car il n’ignorait pas qu’après cela, deux dieux et non pas un seul garderaient la tombe. Billy enfonça profondément la croix et, à chaque coup de hache qui tombait sur elle, le chef des Esquimaux, reculait, reculait jusqu’à ce qu’il fût englouti par l’obscurité.
Quand Mac Veigh eut fini, il enleva sa casquette mais ce ne fut pas pour prier.
— Je suis triste, mon vieux, dit-il à celui qui gisait sous la croix. Dieu sait que je suis triste. Je voudrais que tu fusses vivant. Je voudrais te voir retourner à ma place vers elle, avec le mioche. Mais j’accomplirai ma promesse. Je le jure. Je ferai ce qui est juste près d’elle.
De la forêt, il regarda derrière lui. L’Esquimau avait repris sa sombre garde. La croix se dessinait d’une blancheur spectrale sur l’obscurité de la steppe. Billy se retourna pour la dernière fois et voilà qu’il fut comme rempli de l’accablement d’une main de plomb, d’une chose qui était tout ensemble épouvante et peur.
Scottie Deane était mort, mort et enseveli et pourtant il marchait avec lui maintenant et à son côté. Billy sentait sa présence et cette présence était comme un avertissement qui suscitait en lui d’étranges pensées. Il retourna à la cabane et entra doucement. Pelletier dormait. La petite Isabelle respirait la pure innocence de l’enfance. Il se pencha, baisa les boucles soyeuses et, pendant longtemps, il demeura ainsi, une des douces frisettes entre les doigts. Dans quelques années, pensait-il, elle serait d’un or plus foncé et de la nuance des cheveux de la femme qu’il aimait. Lentement, une paix immense entrait dans son cœur.
Après tout, il y avait mieux que de l’espoir devant lui. Elle — Isabelle l’aînée — savait qu’il l’aimait comme nul homme au monde ne pouvait l’aimer. Il l’avait prouvé. Et, maintenant, il allait partir vers elle.
Après son retour de la scène d’enterrement, Billy se déshabilla, éteignit la lumière et se coucha. Il s’endormit rapidement et son sommeil fut traversé de nombreux rêves. Ils étaient d’abord plaisants et joyeux : il revivait sa première rencontre avec la jeune femme, il évoquait une fois de plus sa beauté, sa pureté, sa foi et sa confiance en lui. Puis succédèrent des visions plus troublées. Il s’éveilla deux fois et chaque fois se mit sur son séant, traversé de ce frisson de peur qui l’avait saisi près de la tombe.
Une troisième fois il s’éveilla et craqua une allumette pour consulter sa montre. Il était quatre heures. Il était encore fatigué. Ses membres étaient endoloris par le redoutable effort d’un trajet de cinquante milles à travers la steppe et il ne pouvait plus dormir. Quelque chose — il n’essayait pas de se demander quoi — le pressait d’agir.
Il se leva et s’habilla.
Lorsque Pelletier s’éveilla deux heures plus tard, le sac de Mac Veigh et le traîneau étaient prêts pour partir vers le Sud. Tandis qu’ils déjeunaient, les deux hommes achevèrent leurs projets. Quand l’heure du départ arriva, Billy laissa son camarade seul avec la petite Isabelle et sortit afin d’atteler les chiens. Lorsqu’il revint, il y avait une rougeur récente aux yeux de Pelletier et il tirait de sa pipe de grosses bouffées de fumée afin de cacher son visage. Mac Veigh pensa souvent à ce départ les jours d’après. Pelletier demeura jusqu’au bout sur le seuil et il y avait sur sa figure une expression que Mac Veigh souhaitait n’avoir jamais vue.
Dans son cœur à lui habitaient l’épouvante, la peur et la chose à quoi il ne pouvait donner de nom.
Pendant des heures, il ne réussit pas à secouer la tristesse qui l’oppressait. Il courait à la tête du vieux Kazan, le meneur, faisant route en plein Sud, à la boussole. Lorsqu’il se retourna une troisième fois pour veiller à la petite Isabelle, il trouva l’enfant entassée au fond de ses couvertures et profondément endormie. Elle ne s’éveilla point jusqu’à ce qu’il s’arrêtât pour faire du thé, à midi. Il était quatre heures quand il fit halte de nouveau pour camper à l’abri d’un massif de hauts sapins. Isabelle avait dormi la plus grande partie de la journée. Elle était bien éveillée maintenant et sourit à Billy, tandis qu’il la sortait de son nid.
— Donnez-moi un baiser ! demanda-t-il.
Isabelle obéit, posant ses deux menottes sur son visage.
— Vous êtes un… une petite pêche, s’écria-t-il. On ne vous a pas entendue pleurnicher de toute la journée. Et maintenant, on va faire du feu, un grand feu.
Il se mit à l’ouvrage, sifflotant pour la première fois depuis le matin. Il dressa sa tente d’ordonnance, coupa des branches de sapin et de baumier jusqu’à ce qu’il y eût un pied épais à l’intérieur, ensuite il ramassa du bois pendant une demi-heure. Pendant ce temps, la nuit était venue et l’énorme flambée faisait fondre la neige à trente pieds alentour. Il avait enlevé à Isabelle l’épais manteau qui l’emmaillotait et le joli minois de l’enfant brillait tout rose dans la splendeur du feu.
La lueur se jouait rouge et or parmi ses bouclettes ébouriffées et, tandis qu’ils soupaient tous deux sur la même couverture, Billy apercevait de plus en plus en face de lui ce qu’il savait devoir trouver dans la jeune femme. Quand ils eurent terminé, Billy prit un petit peigne de poche et attira Isabelle près de lui. Une à une, il lissa les boucles emmêlées, son cœur battant de joie tandis que la soie des cheveux s’assouplissait entre ses doigts. Une fois, il avait senti le même contact léger des cheveux de femme contre son visage. Ce n’avait été qu’une caresse par hasard, mais il l’avait gardée comme un trésor dans son souvenir.
Il lui semblait la sentir de nouveau maintenant et son frisson lui fit replacer la petite Isabelle plus loin sur la couverture, tandis qu’il se levait.
Il jeta du nouveau combustible sur le feu et alors il s’aperçut que la chaleur avait amolli si bien la neige qu’elle adhérait à ses pieds. Cette découverte lui donna une inspiration. Une bouffée de chaleur qui ne provenait pas du feu lui monta au visage et il rassembla la neige amollie, la raclant en tas à l’aide d’une de ses raquettes et, sous les yeux surpris et joyeux d’Isabelle, il façonna un bonhomme de neige presque aussi grand que lui.
Il lui fit des bras, une tête et des yeux de charbon de bois ; lorsqu’il fut terminé, il lui plaça au sommet sa casquette et lui mit sa pipe à la bouche. Petite Isabelle criait de joie et, tous deux se tenant par la main, ils dansèrent en tournant tout autour, absolument comme Billy et d’autres fillettes et gamins avaient gambadé, il y avait des années et des années. Et lorsqu’ils s’arrêtèrent, les yeux de l’enfant pleuraient d’avoir tant ri et d’avoir eu tant de plaisir, alors qu’un brouillard d’un autre genre obscurcissait les yeux de Billy.
C’était le bonhomme de neige qui lui remémorait des années et des années d’espérances mortes. Elles le submergeaient au point qu’on aurait cru que la vie d’autrefois était la vie d’hier et l’attendait maintenant tout juste au delà de l’orée de la sombre forêt. Longtemps après qu’Isabelle se fut endormie sous la tente, il demeura là assis à regarder le bonhomme de neige et de plus en plus son cœur chantait de joie, tellement il lui semblait qu’il allait être contraint de se lever, de crier l’ardeur et l’espoir qui l’emplissaient.
Dans le bonhomme de neige qui fondait lentement devant le feu, il y avait un cœur, une âme et une voix. Il l’appelait, le pressait comme rien jamais ne l’avait encore pressé de la sorte auparavant. Il retournerait au vieux logis, là-bas, au pays de Dieu, vers ses anciens compagnons de jeunesse, qui étaient des hommes et des femmes aujourd’hui. Il serait par eux bienvenu et serait bienvenue la jeune femme. Car il l’y conduirait. Pour la première fois, il s’imaginait qu’elle viendrait. Et, la main dans la main, ils suivraient les empreintes des pas de sa jeunesse à travers les prairies et sur les coteaux. Il cueillerait pour elle des fleurs au lieu de la mère qui n’était plus et il lui raconterait toutes les vieilles histoires des jours d’autrefois.
C’était le bonhomme de neige qui lui rappelait des années et des années d’espoirs évanouis. C’était le bonhomme de neige !
Fort tard cette nuit-là, Billy demeura assis auprès de son feu de campement devant le bonhomme de neige. De singulières, de nouvelles pensées l’assaillaient, et, entre autres, l’étonnement de n’avoir jamais fabriqué jusqu’alors un bonhomme de neige. Quand il se coucha, il rêva du bonhomme de neige et de la petite Isabelle. Le rire et la joie de la fillette, lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin et vit la forme bizarre qu’avait prise le bonhomme en fondant à la chaleur du feu, le remplirent de nouveau des visions de bonheur de son jeune âge qui s’étaient évoquées à ses yeux.
En d’autres moments, il se serait dit qu’il déraisonnait. Quand ils eurent déjeuné et qu’ils se furent mis en route pour la journée, il riait et bavardait avec bébé Isabelle et une douzaine de fois, durant la matinée, il la prit dans ses bras pour suivre les chiens.
— Nous allons à la maison, prit-il soin de lui dire et de lui répéter. Nous allons à la maison là-bas, chez maman, maman !
Il appuyait sur le mot ; chaque fois que la gentille bouchette d’Isabelle prononçait le mot maman après lui, son cœur bondissait de joie. Vers la fin du jour, ce mot était devenu pour lui le plus doux du monde. Il essaya de faire dire : mère, mais sa petite amie le regardait d’un air ahuri et ne répétait pas. Maman, maman, maman ! dit-il une centaine de fois ce soir-là près du feu de campement et, avant de porter l’enfant sous ses chaudes couvertures, il lui dit quelque chose comme : « Maintenant je vais me coucher et dormir. » Isabelle était trop lasse et sommeillante pour y rien comprendre.
Même après qu’elle fut profondément endormie et que Billy fut assis solitaire à fumer sa pipe, il murmura ce mot le plus doux qu’il y eût sur terre selon lui, il prit la boucle de beaux cheveux et la regarda jalousement à la lueur du feu. Vers la fin du jour suivant, la petite Isabelle savait répéter presque toute la prière que Billy avait apprise de sa mère, il y avait des années, des années, des années, si loin dans le passé que cette évocation n’était plus celle d’une femme, mais d’un ange irréel et merveilleux. Et le quatrième jour, à midi, Isabelle zézayait la prière entière sans un mot d’aide de Billy.
Au matin du cinquième jour, Mac Veigh atteignit le Castor gris et Isabelle devint grave à voir le changement qui s’opérait en lui. Il ne l’amusait plus, mais il pressait les chiens, ne cessant une minute sa recherche vigilante d’un soupçon de fumée, d’une piste ou d’un arbre repéré. Dans son cœur commençait à croître une inquiétude qui semblait l’étouffer.
Dans ces dernières heures avant de voir Isabelle, une inévitable réaction s’opérait en lui. Une mélancolie l’accablait là où, peu auparavant, un heureux pressentiment lui avait donné de l’espoir. Une unique et terrible pensée chassait maintenant toutes les autres : il apportait à Isabelle des nouvelles de mort, de la mort de son mari. Et il savait que pour Isabelle, Deane avait représenté tout ce que le monde tenait de joie ou d’espoir — Deane et le bébé.
Il reçut comme un coup lorsqu’il arriva soudain devant la cabane à l’orée de la petite clairière. Un moment il hésita. Puis il prit Isabelle dans ses bras et se dirigea vers la porte. Elle était légèrement entr’ouverte et, après y avoir frappé du poing, il la poussa cet entra.
Personne dans la pièce où il se trouvait, mais il y avait là un poêle et du feu. Au bout de la pièce, il vit une deuxième porte et qui s’ouvrit lentement. L’instant d’après, Isabelle était là, debout. Billy ne l’avait jamais vue comme il la voyait maintenant, la lumière d’une fenêtre tombant en plein sur elle. Elle était vêtue d’une robe flottante et ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules et sa poitrine.
Mac Veigh aurait voulu l’appeler par son nom ; il s’était répété cent fois ce qu’il lui dirait d’abord mais ce qu’il vit sur son visage l’immobilisa et le retint silencieux, tandis que leurs regards se croisaient. Les joues de la jeune femme étaient empourprées, ses lèvres enflammées, d’un rouge anormal, ses yeux luisaient d’un éclat étrange. Elle le regarda d’abord et ses mains s’appuyèrent contre son cœur, agrippant la masse de ses cheveux brillants. Ce ne fut qu’après l’avoir regardé dans les yeux qu’elle s’aperçut de ce qu’il portait dans les bras. Lorsqu’il lui tendit l’enfant, elle se précipita avec le cri le plus bizarre qu’il eût jamais entendu.
— Mon bébé ! gémissait-elle, mon bébé, mon bébé !
Elle se recula et se laissa tomber sur une chaise, près d’une table, tenant la petite Isabelle serrée contre sa poitrine. Pendant un moment, Billy n’entendit que ces mots dits d’une voix rauque, sanglotante, tandis qu’elle pressait son visage brûlant contre celui de l’enfant. Et il comprit qu’elle était malade, que c’était la fièvre qui avait ainsi enflammé ses joues. Il poussa un gros soupir et s’approcha d’elle. Tremblant, il avança une main et lui toucha l’épaule. Elle leva les yeux. Un peu du merveilleux éclat d’autrefois y parut, l’éclat qu’il y avait vu, quand, en remerciement, elle lui avait donné ses lèvres à baiser.
— Vous ? murmura-t-elle, vous l’avez ramenée…
Elle prit sa main et la douceur de sa chevelure dénouée la recouvrit. Il pouvait sentir palpiter sa poitrine.
— Oui, dit-il.
Il y avait une interrogation dans le visage, les yeux et sur les lèvres entr’ouvertes de la jeune femme. Il continua, sa main à elle pressant la sienne plus fort, au point qu’il pouvait sentir le battement précipité de son cœur. Il n’avait jamais pensé qu’il aurait pu raconter cette histoire en si peu de mots qu’il le faisait maintenant, tandis que de plus en plus brillaient les yeux d’Isabelle. Sa respiration s’arrêta, quand il parla de la lutte dans la cabane et de la mort de l’homme qui avait volé Petite Mystère. Une centaine de mots l’amenèrent, dans son récit, à la lisière de la forêt.
Alors, il s’arrêta. Mais elle, son silence le questionnait toujours. Elle l’attira plus près encore, tellement qu’il pouvait sentir passer son souffle. Il y avait quelque chose d’effrayant dans l’interrogation de ses yeux. Il essaya de trouver les mots à dire mais, du fond de sa gorge, une sorte de sanglot monta qui l’étouffait. Elle vit ses efforts.
— Continuez, dit-elle doucement.
— Et alors je vous l’ai ramenée, fit-il.
— Vous l’avez rencontré, lui ?
La question fut si soudaine qu’elle fit tressaillir Mac Veigh et, en une minute, il se trahit.
La petite Isabelle glissa par terre et Isabelle se leva. Elle se rapprocha de lui, comme elle l’avait fait, pendant cette admirable nuit au bord de la steppe. Il y avait dans son regard la même prière, tandis qu’elle lui posait les deux mains sur les épaules et regardait jusqu’au fond de son âme.
Il pensait que ce serait plus facile. Mais c’était terrible. Elle ne bougea point. Nul son ne sortit de ses lèvres muettes, pendant qu’il disait sa rencontre avec Deane et la maladie de son mari. Elle devina ce qui allait suivre avant qu’il eût parlé. Quand il prononça le mot mort, elle s’écarta de lui, lentement. Elle ne pleura point. La seule preuve qu’elle avait entendue fut la plainte sourde qu’elle laissa échapper. Elle se couvrit le visage de ses mains et demeura un moment à portée des bras de Billy et, en cet instant, toute la force de son immense amour submergea Mac Veigh de sa marée débordante.
Il ouvrit les bras, désirant l’y blottir et la consoler comme il aurait consolé un petit enfant. Et tel était cet amour qu’il serait volontiers tombé mort aux pieds de la jeune femme s’il avait pu lui rendre l’homme qu’elle avait perdu. Elle releva la tête à temps pour voir les bras tendus. Elle vit l’amour et la supplication sur sa face et, dans ses yeux à elle, apparut une flamme de colère.
— Vous… Vous ! cria-t-elle en lui tournant le dos. C’est vous qui l’avez tué ! Il n’avait rien fait de mal que de me défendre et de me venger des insultes d’une brute ! Il n’avait rien fait de mal. Mais la loi — votre loi — vous a dépêché après lui et vous l’avez traqué comme une bête, chassé de sa maison, éloigné de moi et du bébé. Vous l’avez pourchassé jusqu’à ce qu’il meure, par là-bas, tout seul. Vous, vous l’avez tué !
En poussant un cri soudain, elle se retourna, saisit la petite Isabelle et s’enfuit vers l’autre porte. Et tandis qu’elle disparaissait dans la chambre d’où elle était sortie, Billy l’entendit lamenter les terribles mots :
— Vous… vous… vous !
Comme un homme qui vient de recevoir un coup, il se dirigea en chancelant vers la porte d’entrée. Près de ses chiens et du traîneau, il trouva Pierre Croisset et sa femme de sang français qui revenaient de leur ligne de trappes. Il sut à peine quelle explication il donna au métis qui l’aida à dresser sa tente. Mais quand ce dernier le quitta pour rejoindre sa femme dans la cabane, il dit :
— Elle est malade, très malade. Et elle est plus mal de jour en jour tellement, mon Dieu ! que ma femme a peur.
Billy coupa quelques branchages de balsamier et étendit dessus ses couvertures, mais il ne prit pas la peine de bâtir un feu. Quand le métis revint lui dire que le souper était prêt, il lui répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il allait se coucher. Il s’accroupit sous les couvertures, muet et les yeux fixes, négligeant même de donner leur pitance aux chiens. Il était éveillé quand les étoiles parurent. Il était éveillé quand la lune se leva. Il était encore éveillé lorsque la lumière s’éteignit dans la cabane de Pierre. Le bonhomme de neige avait disparu de ses rêves et le foyer… et l’espoir. Il n’avait jamais souffert comme il souffrait maintenant. Il était toujours éveillé quand la lune monta, là-haut, au-dessus de sa tête, disparut derrière la solitude à l’Ouest et que l’obscurité fut complète. Vers l’aube il tomba dans un sommeil agité et il fut tiré de ce sommeil par la voix de Pierre.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il faisait jour et le métis était debout à l’entrée de sa tente. Son visage était saisi d’épouvante. Sa voix ne fut plus pour ainsi dire qu’un cri lorsqu’il vit que Mac Veigh était éveillé et se levait.
— Grand Dieu du ciel, hurla-t-il. C’est la peste, m’sieur — la mort rouge… la petite vérole. Elle est mourante.
Mac Veigh s’était dressé, le saisissant par les bras.
Il se mit à courir vers la cabane et Billy vit que l’attelage du métis était harnaché et que la femme de Pierre apportait couvertures et paquets. Il ne s’attarda pas à les questionner, mais il entra en hâte dans la cabane contaminée. De la chambre de la jeune femme s’élevait une plainte assourdie ; il s’y précipita et tomba à genoux auprès d’Isabelle. Son visage était empourpré par la fièvre, à demi caché sous la masse en désordre de ses cheveux. Elle le reconnut et ses yeux sombres flambèrent comme égarés.
— Prenez le bébé, haleta-t-elle. Partez, mon Dieu, partez avec elle !
Infiniment tendre, il avança la main et écarta les cheveux de son visage.
— Vous êtes malade. Vous avez une vilaine fièvre, dit-il doucement.
— Oui, oui, c’est ça. Je ne pensais pas jusqu’à hier soir, ce que cela pouvait être. Vous, vous m’aimez. Alors emmenez-la. Prenez le bébé et partez, partez, partez !
Toute son ancienne énergie lui revenait déjà. Il ne ressentait aucune crainte. Il se pencha pour sourire à la jeune femme ; le contact de ses cheveux lui fit bondir le cœur et remplit ses yeux d’amour.
— Je l’emmènerai d’ici, fit-il. Elle sera très bien, Isabelle. Il prononça son nom presque sur un ton de prière. « Elle sera à l’abri de la contagion. Elle ne prendra pas la fièvre. »
Il enleva l’enfant et la porta dans l’autre pièce, Pierre Croisset et sa femme étaient sur le seuil. Ils étaient vêtus en voyageurs, comme il les avait vus revenir de la ligne de trappes, le soir précédent. Il mit Isabelle par terre et courut à eux.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-il. Vous n’allez point partir ! Vous ne pouvez partir ! Il s’adressa presque farouchement à la femme :
— Elle mourra, si vous ne restez pas pour la soigner. Vous ne pouvez pas vous sauver ainsi !
— C’est la peste, répondit Pierre d’un ton bourru. Demeurer c’est mourir !
— Vous allez rester ! répéta Billy, en s’adressant encore à la femme de Croisset. Vous êtes la seule femme, l’unique femme, à cent milles au moins. Elle mourra sans vous. Vous resterez, dussé-je vous lier ici.
Avec l’agilité d’un chat, Pierre leva le manche de la lourde cravache qu’il tenait en main et qui s’abattit, avec un bruit à serrer le cœur, sur la tête de Billy.
Comme il chancelait au milieu de la cabane, tâtonnant à l’aveuglette une minute avant de tomber, il entendit un cri étrange d’épouvante et, sur le seuil de la porte du fond, il aperçut la silhouette pâle d’Isabelle Deane. Puis il s’écroula comme dans un gouffre de ténèbres.
Ce fut le visage d’Isabelle qu’il vit d’abord lorsqu’il sortit de cet abîme d’obscurité. Il savait que c’était sa voix qui l’appelait avant d’ouvrir les yeux. Il sentit le contact de ses mains et, lorsqu’il leva la tête, sa chevelure dénouée, sa douce chevelure frôlait sa poitrine.
Il était étendu à la renverse, la nuque appuyée, en sorte qu’il pouvait regarder la jeune femme en pleine figure. Il fut terrifié.
Il savait maintenant ce qu’elle lui avait dit, alors qu’il gisait là par terre.
— Il faut vous relever, il faut partir, gémissait-elle Il faut emporter mon bébé loin d’ici. Et vous… vous devez partir !
Il se souleva à moitié, puis il se remit debout, en chancelant un peu. Et il s’approcha d’elle avec, dans les yeux, ce regard qu’elle lui avait vu la première fois, dans la steppe, lorsqu’il lui avait dit qu’il lui ferait traverser la forêt.
— Non, je ne m’en irai pas, fit-il résolu et pourtant avec la même douceur d’autrefois dans la voix. Si je pars, vous mourrez. Aussi je vais rester.
Elle le regarda interdite.
— Vous ne pouvez pas, bégaya-t-elle enfin. Ne voyez-vous pas. Ne comprenez-vous pas ?… Je suis une femme et vous ne pouvez pas. Il faut l’emmener, mon bébé… et aller chercher du secours.
— Il n’y a pas de secours à avoir, dit Mac Veigh calmement. Dans quelques heures vous serez sans force. Je vais rester et… j’en fais serment… je vous soignerai comme lui vous aurait soignée. Il me l’a fait promettre, de veiller sur vous, de ne point vous abandonner.
Elle le regarda droit dans les yeux. Il vit sa gorge frissonner, ses lèvres trembler. Elle se serait évanouie s’il ne l’avait soutenue de son bras passé autour d’elle.
— Si un malheur arrive, murmura-t-elle à mots entrecoupés, vous prendrez soin d’elle, de mon bébé…
— Oui, toujours.
— Et si je… si je guéris…
Sa tête chancelait comme prise de vertige et s’inclina vers sa poitrine.
— Si je guéris…
— Oui, pressa-t-il, oui…
— Si je…
Il comprit sa lutte et sa défaite.
— Oui, je sais. J’entends, s’écria-t-il vivement, tandis qu’elle pesait davantage sur ses bras, si vous guérissez, je m’en irai. Personne ne saura, personne au monde. Et je serai bon pour vous, et je vous soignerai…
Il se tut, repoussa en arrière ses longs cheveux et la regarda bien en face. Puis, il la porta dans la chambre du fond et lorsqu’il sortit la petite Isabelle pleurait.
— Pauvre petite gosse ! s’écria-t-il. Et il la prit dans ses bras. « Pauvre mioche ! »
L’enfant lui sourit à travers ses larmes et Billy tout à coup s’assit au rebord de la table.
— Vous avez été un excellent petit type depuis le début, et vous allez continuer, ma chérie, dit-il, en prenant le joli minois entre ses larges mains. On va être sage, car nous allons avoir…
Il se détourna et acheva à voix basse : « Nous allons avoir un fichu moment à passer ! »
Assise sur la table, la petite Isabelle leva les yeux vers Billy et éclata de rire, puis le rire s’acheva en demi-gémissement et Billy s’aperçut que ses doigts s’étaient crispés sur la petite épaule au point de lui faire mal. Il tirailla les cheveux de l’enfant pour ramener sa bonne humeur et la déposa par terre. Ensuite il se dirigea vers la porte entrebâillée. Il faisait calme dans la chambre obscure. Il écouta pour saisir un soupir ou un sanglot et n’entendit rien.
Un rideau était tiré devant l’unique fenêtre et il ne pouvait que voir à peine parmi l’ombre plus dense là où Isabelle était étendue sur le lit. Son cœur battit plus vite tandis que doucement il appelait le nom d’Isabelle. On ne répondit pas. Il regarda derrière lui. La petite Isabelle avait trouvé quelque objet sur le plancher et jouait. De nouveau il appela la mère et de nouveau il ne reçut pas de réponse. Il fut saisi d’une sorte de terreur. Il désirait s’avancer jusqu’à l’ombre opaque et s’assurer que la malade respirait, mais une main semblait le retenir. Alors, le transperçant comme un coup de poignard, lui arrivèrent de nouveau ces mots assourdis et plaintifs d’accusation :
— C’est vous… c’est vous… c’est vous !
Et dans ces mots, tout assourdis et gémissants fussent-ils, il reconnut quelque chose de la folie de Pelletier.
C’était le délire. Il recula d’un pas et se passa la main sur son front. Son front était humide, mouillé de sueur froide. Il sentait une douleur aiguë à l’endroit où il avait reçu le coup et un éblouissement passager le fit chanceler. Alors, d’un formidable effort, il se ressaisit et retourna vers la petite fille. Et comme il traversait le seuil pour porter l’enfant au dehors à l’air frais, les paroles délirantes d’Isabelle le poursuivaient :
— C’est vous… vous… vous !
L’air froid lui fit du bien et il se précipita vers la tente avec la petite Isabelle. Tandis qu’il l’y déposait parmi les couvertures et les peaux d’ours, il se rendit compte rapidement de la situation désespérée. L’enfant ne pouvait rester dans la cabane et pourtant elle ne serait pas à l’abri du danger sous la tente, car il devrait, lui, passer la moitié de son temps près de la mère. Un frisson le secoua en songeant ce que cela voulait dire.
Pour lui-même, il ne redoutait nullement la maladie terrible qui avait frappé Isabelle. Il avait couru le risque de contagion plusieurs fois auparavant et était demeuré indemne, mais son âme tremblait de peur à regarder les clairs yeux bleus de la petite Isabelle et il caressait tendrement les douces boucles encadrant sa figure. Si Croisset et sa femme l’avaient seulement emmenée, elle !…
En pensant à ces gens, il se redressa tout à coup.
— Allons, mon petit, vous allez rester ici, déclara-t-il. Compris ? Je vais rabattre et boutonner la portière de la tente et vous n’allez pas pleurer. Que je ne m’appelle plus Mac Veigh si je n’attrape pas ce maudit métis, mort ou vif !
Il boutonna le flanquet afin qu’Isabelle ne pût s’évader et la laissa seule, tranquille et étonnée. L’isolement ne lui était pas chose nouvelle. L’isolement ne l’effrayait pas et, en écoutant l’oreille appliquée contre la tente, Billy entendit bientôt que la fillette jouait avec la brassée d’objets qu’il avait rassemblés autour d’elle. Il se précipita vers ses chiens qu’il attela au traîneau. Croisset et sa femme n’avaient pas plus d’une demi-heure d’avance sur lui… trois quarts d’heure au maximum. Il ferait la plus belle randonnée de toute sa vie pendant une heure ou deux, les rejoindrait et les ramènerait, revolver braqué. S’il devait y avoir lutte, il se battrait.
A un endroit où la piste pénétrait dans la forêt, il hésita, se demandant s’il n’irait pas plus vite en laissant attelage et traîneau derrière lui. L’entrain des chiens le décida. Ils flairaient l’odeur laissée sur la neige par l’attelage rival et attendaient impatiemment qu’on leur dît de continuer. Billy fit claquer son fouet au-dessus de leur tête.
— Vous désirez le combat, n’est-ce pas ? mes enfants, s’écria-t-il. Moi aussi. Allons-y ! Hue !… hue !…
Billy se mit à genoux sur le traîneau pendant que les chiens s’élançaient. Ils n’avaient pas besoin d’être dirigés ; ils suivaient rapidement la trace de Croisset. Cinq minutes plus tard, ils abordaient un petit bois et débouchaient ensuite dans une clairière étroite garnie de broussailles rabougries à travers quoi coulait la rivière Castor. Là, la neige était molle et abondante. Billy courut derrière le traîneau, s’accrochant à la corde de remorque pour empêcher le traîneau de le lâcher si les chiens s’emballaient à l’improviste.
Il se rendait compte que Croisset avait fait tous ses efforts pour mettre bonne distance entre lui et la cabane pestiférée. Il fut tout à coup frappé par l’idée que quelque chose en plus que la peur de la mort rouge hâtait leur fuite. Il était évident que le métis était éperonné par la pensée de son mauvais coup dans la cabane. Il croyait probablement qu’il était un meurtrier et Billy sourit en remarquant que Croisset avait fouetté ses chiens pour les obliger à courir à travers les tas de neige amoncelée. Il mit son attelage au pas, persuadé que le métis avait perdu la tête et qu’il serait fourbu lui et ses chiens en moins de quelques milles. Il avait maintenant bon espoir de les atteindre quelque part dans la plaine.
Tandis qu’il pensait à cela, il ressentit de nouveau une brusque et lancinante douleur à la nuque. Cela ne dura qu’une minute mais, en ce moment, la neige se brouilla devant ses yeux et il dut étendre les bras pour se garder de tomber. La corde avait échappé de ses mains, et quand l’éblouissement fut passé, le traîneau était à vingt mètres en avant. Il le rattrapa et s’y accrocha, haletant comme s’il avait fourni une longue course. Il se mit à rire en reprenant ses sens, et regarda par-dessus les échines grises de ses chiens qui tiraient ferme, mais du même coup le rire s’éteignit sur ses lèvres.
On eût dit qu’une lame de couteau avait, d’une seule poussée brûlante, couru de son cou à son cerveau et il s’étala sur le visage en poussant un cri de douleur. Somme toute, le coup de Croisset avait fait son œuvre. Billy se rendit compte qu’il faisait effort pour crier aux chiens de s’arrêter. Pendant cinq minutes ils continuèrent indifférents à la demi-douzaine de faibles commandements qu’il leur jetait du fond du brouillard qui s’épaississait autour de lui. Quand enfin il releva la tête et que la plaine redevint blanche à ses yeux, les chiens avaient fait halte. Ils étaient empêtrés dans leur harnais et flairaient la neige.
Billy se leva. L’obscurité et la douleur le quittèrent aussi rapidement qu’elles étaient venues. Il vit devant lui la piste de Croisset. Puis il regarda les chiens. Ils s’agitaient presque à angle droit avec le traîneau dont l’extrémité était enfoncée profondément dans un tas de neige. En poussant un bref commandement, il les cingla de la lanière de son fouet et se dirigea à la tête du meneur. Les chiens s’aplatirent sur le ventre en montrant les crocs.
— Quoi diable !… commença-t-il et il s’arrêta.
Il examina la neige. Partant directement de la trace de Croisset, il y en avait une autre, une trace de raquettes. Pendant un moment, il crut que Croisset ou sa femme, pour une raison quelconque, s’étaient un peu écartés de leur traîneau. Un examen plus attentif lui démontra que sa supposition était inexacte. Le métis et sa femme portaient tous deux les longues et étroites raquettes de la brousse et cette seconde piste était tracée par les larges raquettes en forme de panier que chaussent les Indiens et les trappeurs de la steppe. En outre la piste était bien frayée. Qui que ce fut qui eût passé là récemment, y avait passé plusieurs fois déjà et Billy donna cours à sa joie par un cri contenu. Il était dans un secteur de pièges.
La cabane du trappeur ne pouvait être bien éloignée et le trappeur lui-même avait passé par là, il n’y avait pas longtemps. Mac Veigh examina les deux pistes et découvrit un endroit où l’extrémité émoussée et courbe d’une raquette avait recouvert une empreinte laissée par Croisset. A cette découverte, Billy se fit un porte-voix de ses mains gantées et poussa le long et plaintif « hallo » des forestiers. C’était un cri qui pouvait porter à un mille. Deux fois, il le poussa et, à la seconde fois, on répondit. Pas très loin. Et Billy répliqua par un troisième appel encore plus fort. Comme un éclair, il ressentit la terrible douleur à la tête et s’abattit sur le traîneau.
Cette fois, il fut tiré de son évanouissement par les aboiements et les grognements des chiens et par une voix d’homme. Lorsqu’il dégagea la tête de ses bras, il aperçut quelqu’un auprès des chiens. Il essaya de se lever et chancela sur ses pieds. Puis il tomba à la renverse et l’obscurité l’enveloppa plus épaisse encore que l’instant d’avant. Quand il rouvrit les yeux, il était dans une cabane. Il avait l’impression d’une bonne chaleur. Le premier bruit qu’il entendit fut le pétillement du feu et une porte de fourneau qu’on refermait. Et il entendit quelqu’un qui disait :
— Le diable m’emporte, si ce n’est pas Billy Mac Veigh.
Billy fixa le visage qui était penché sur lui. C’était un visage de blanc couvert d’une courte barbe rousse. La barbe était nouvelle, mais les yeux et la voix il les aurait reconnus n’importe où. Pendant deux ans, il avait, là-bas, mangé au mess avec Rookie Mac Tabb, à Norway et à Nelson House. Mac Tabb avait quitté le service à cause d’une jambe mauvaise.
— Rookie, bégaya-t-il.
Il se mit debout et les mains de Mac Tabb l’empoignèrent aux épaules.
— Le diable m’emporte, si ce n’est pas Mac Veigh ! s’écria-t-il de nouveau, la surprise dans sa voix et sur son visage. Joë vous a ramené il y a cinq minutes et je ne vous avais pas bien regardé jusqu’à maintenant. « Billy Mac Veigh !… Hé bien ! Je suis… » Il s’arrêta pour regarder le front de Billy où il y avait une tache de sang. « Blessé ? demanda-t-il brusquement. Est-ce que c’est ce damné métis ? »
Billy lui étreignait déjà les mains. En face, tout près du traîneau, encore agenouillé devant la porte close, il aperçut le visage sombre d’un Indien tourné de son côté.
— C’est Croisset, dit-il. Il m’a frappé avec le manche de son fouet, et ça m’a joué de drôles de tours depuis lors. Avant qu’il m’en arrive un autre, il faut que je vous conte pourquoi j’étais en route, Rookie. Mon Dieu ! c’est une rude chance que je sois tombé sur vous à temps, écoutez !
Il fit rapidement à Mac Tabb le récit de la mort de Scottie Deane, de la fuite de Croisset de la cabane et de la situation là-bas.
— Il n’y a pas une minute à perdre, conclut-il, en serrant la main de Mac Tabb. Il y a, là-bas, la gosse et sa mère et il faut que j’y retourne, Rookie. Le reste est votre affaire. Il nous faut trouver une femme, sinon bientôt…
Il se leva et resta debout, regardant Mac Tabb et l’autre fit un signe d’assentiment.
— Je comprends, dit-il. Vous voilà dans un bel embarras, Billy. Il y a deux cents milles d’ici à la blanche la plus voisine là-bas, par delà le Brochet. Vous ne trouveriez pas un Indien pour s’approcher à plus d’un demi-mille d’une cabane atteinte par l’épidémie et je doute qu’une blanche consente à venir. Le seul moyen que j’aperçoive c’est d’envoyer à Fort Churchill ou à Nelson House et d’obtenir que les autorités expédient une infirmière. Cela prendra deux semaines.
Billy ébaucha un geste de désespoir. Joë, l’Indien, avait écouté attentivement et déjà il se levait tranquillement de son poste devant le fourneau.
— Il y a un camp indien passé le lac La Flèche, dit-il en regardant Billy. Je connais là une femme qui n’a pas peur de la contagion.
— Sûr comme le destin ! s’écria joyeusement Mac Tabb. La mère de Joë est par là et je me demande ce qu’elle ne ferait pas pour Joë. Cet hiver, elle a accompli un trajet de cent cinquante milles, toute seule, pour le venir voir. Elle viendra. Va la chercher, Joë. Je me porte garant que Billy Mac Veigh lui payera ses services cinq dollars par jour à partir du moment de son départ. Il se tourna vers Billy. « Comment va votre tête ? » demanda-t-il.
— Mieux. C’est cette course qui m’a fatigué, je pense.
— Alors nous allons partir pour la cabane de Croisset et je ramènerai le mioche.
Ils laissèrent Joë préparer son voyage de trois jours pour le Sud-Est et, hors de la cabane, Mac Tabb exigea que Billy montât derrière les chiens. Ils revinrent en arrière pour repérer la trace de Croisset et, quand ils l’eurent retrouvée, Mac Tabb partit d’un grand éclat de rire.
— Je gagerais qu’ils courent comme les lapins, dit-il. Que diable pensiez-vous faire si vous les aviez rattrapés, Billy ? Ramener la femme en la traînant par les cheveux ? Je suis content que vous ayez fait la culbute comme ça. Vous auriez plus vite battu un lynx que Croisset. Il vous aurait perforé de derrière un tas de neige, aussi sûr que vous vous appelez Mac Veigh.
Billy se sentait allégé d’un immense fardeau et se sentait un peu enclin à confier à son compagnon un peu plus que ce qu’il avait dit au sujet d’Isabelle et de lui-même. Cependant, il n’en fit rien. Tandis que Mac Tabb avançait à grandes enjambées devant lui et excitait les chiens, il supputait les chances qu’avaient Joë et sa mère de revenir avant une semaine. Pendant ce temps, il serait seul avec Isabelle et, malgré l’horrible crainte qui n’avait jamais quitté son cœur, il lui était impossible de ne point éprouver un frisson de plaisir à cette pensée. Ce seraient des jours d’agonie pour lui aussi bien que pour elle, et pourtant il serait tout près, tout près de la jeune femme qu’il aimait. Et la petite Isabelle serait en sécurité à la cabane de Rookie. Si un malheur arrivait…
Ses mains s’agrippaient aux rebords du traîneau à la pensée qui traversait son cerveau. C’était la pensée de Pelletier. Si un malheur arrivait à Isabelle, la petite fille serait à lui pour toujours, pour toujours. Il chassa de lui cette pensée comme si ç’avait été la peste elle-même. Isabelle vivrait. Il lui conserverait la vie. Si elle mourait…
Mac Tabb entendit le cri étouffé qui s’échappa des lèvres de Billy. Il n’avait pu le refouler. Bon Dieu ! si elle partait !… comme le monde serait vide ! Ne plus la voir jamais, après ces jours de terreur en perspective ! Mais si elle vivait, s’il savait que le soleil brillait dans ses beaux cheveux, que ses yeux bleus se levaient encore vers les étoiles : et que dans ses tendres prières elle penserait quelquefois à lui en même temps qu’à Deane, la vie ne serait pas aussi solitaire pour lui.
Mac Tabb était revenu à son côté.
— Mal à la tête ? demanda-t-il.
— Un peu, mentit Billy. La route est plane devant nous. Excitez les chiens.
Une demi-heure plus tard, le traîneau faisait halte devant la cabane de Croisset. Billy désigna la tente.
— La petite est là, dit-il. Allez faire sa connaissance, Rookie. Je vais jeter un coup d’œil à l’intérieur pour voir si tout va bien.
Il entra sans bruit dans la cabane et ferma doucement la porte derrière lui. La porte du fond était comme il l’avait laissée, à moitié ouverte, et il regarda dans la chambre avec un sauvage battement de cœur. Il ne pouvait plus hésiter. Il fit un pas en avant et prononça son nom :
— Isabelle !
Le lit remua et Billy fut surpris de la rapidité avec laquelle Isabelle sauta par terre. Elle écarta le lourd rideau de la fenêtre et se tint debout en pleine lumière. Pendant un moment, Billy vit ses yeux bleus remplis d’une flamme étrange tandis qu’ils le fixaient. Un vif afflux de sang colorait les joues de la jeune femme et il pouvait entendre son souffle rauque sortir de ses lèvres entr’ouvertes. Ses cheveux étaient encore épars et la couvraient d’un voile brillant.
— J’ai trouvé une cabane de trappeur, Isabelle, et nous allons y conduire le bébé, continua-t-il. Elle y sera en sécurité. Et nous avons envoyé chercher du secours, une femme…
Il s’arrêta muet d’horreur. Il vit plus complètement la folie fébrile dans les yeux d’Isabelle. Elle laissa retomber le rideau et ils furent dans l’obscurité. Et les mots qu’il entendit murmurer étaient plus terribles encore que la folie de son regard.
— Vous ne la tuerez pas ! suppliait-elle. Vous ne tuerez pas mon bébé ? Vous ne la tuerez pas !…
Elle recula en chancelant vers le lit, répétant et répétant ces mots. Ce ne fut que lorsqu’elle se fut recouchée que Billy fit un mouvement. Tout le sang de ses veines semblait s’être glacé. Il s’agenouilla près d’Isabelle et ses mains plongèrent dans la soie des cheveux, mais il n’en sentait plus le contact. Il essayait de parler, mais les mots ne sortaient plus de sa bouche. Et alors, tout à coup, Isabelle le repoussa et il put voir l’éclair de ses yeux dans la demi-obscurité. Pendant un moment elle parut lutter contre le délire.
— C’est vous, vous qui avez aidé à le tuer, haleta-t-elle. C’est la loi… et vous êtes la loi. Elle tue, tue, tue, et n’avoue jamais quand elle se trompe. Il était innocent, mais vous et la loi l’avez traqué jusqu’à sa mort. Vous êtes des assassins ! Vous l’avez tué… Vous m’avez tuée… Et vous ne serez jamais punis, jamais, jamais, parce que vous êtes la loi et que la loi peut tuer, tuer, tuer !…
Elle se rejeta en arrière en gémissant et Mac Veigh, accroupi auprès d’elle, ses doigts ensevelis parmi ses cheveux, ne trouva pas un mot à dire. Presque aussitôt elle respira moins péniblement. Il sentait son corps se détendre. Il se releva et se dirigea en titubant vers l’autre pièce, fermant la porte derrière lui. Même dans son délire, Isabelle avait dit vrai. Pour toujours elle avait creusé entre eux un abîme sombre. La loi avait tué Scottie Deane. Et lui représentait la loi. Et pour la loi il n’y avait pas de châtiment, même si elle enlevait la vie à un innocent.
Il sortit. Mac Tabb était sous la tente. L’obscurité du soir s’appesantissait sur un monde désolé. Au-dessus de sa tête le ciel était bas et, tout à coup, en poussant un grand cri, Billy leva les bras vers le ciel et maudit cette loi qui ne pouvait être punie, la loi qui avait tué Scottie Deane. Car lui, Mac Veigh, était cette loi et Isabelle l’avait appelé assassin !
Ce n’était plus le visage de Mac Veigh — le vieux Mac Veigh — que Rookie Mac Tabb, l’ex-agent, considérait quelques instants plus tard. Des journées de maladie n’auraient pu appesantir sur lui une main plus lourde que n’avaient fait ces quelques minutes passées dans la chambre obscure de la cabane. Son visage était blême et tiré. Des rides amères se creusaient aux commissures des lèvres et quelque chose d’étrange et de trouble habitait dans ses yeux. Mac Tabb ne s’aperçut pas du changement avant d’être dehors aux dernières lueurs du jour, la petite Isabelle dans ses bras. Alors, il regarda Billy attentivement.
— Ce coup vous fait mal, dit-il. Vous semblez malade. Peut-être ferais-je mieux de rester ici avec vous, cette nuit ?
— Non, il ne faut pas ! répliqua Billy, essayant de cacher ce qu’il savait que l’autre voyait. Emportez l’enfant à la cabane. Une nuit de sommeil et je serai aussi alerte qu’un chat. Je vais vacciner le bébé avant votre départ.
Il rentra sous la tente et tira de son paquetage la petite trousse en caoutchouc dans laquelle il portait quelques médicaments et un rouleau de coton aseptisé. Dans une petite fiole, il y avait des pointes de vaccin. Il revint avec cette fiole et le coton.
— Tenez-la bien, dit-il, pendant qu’il retroussait la manche de l’enfant. Je vais vous donner une pointe supplémentaire et, si ceci ne prend pas dans sept ou huit jours, vous recommencerez l’opération.
Avec le bout de son canif, il se mit à inciser doucement la peau rose et tendre de bébé Isabelle. Il s’attendait à l’entendre pleurer. Mais elle n’avait pas peur et ses grands yeux bleus suivaient ses mouvements d’un air étonné.
A la fin, cela commença à lui faire mal et ses petites lèvres frémirent. Mais elle ne cria pas et, comme des larmes embrumaient ses yeux, Billy referma son canif et la prit dans ses bras, serrée contre sa poitrine.
— Dieu vous bénisse, cher petit cœur ! s’écria-t-il en plongeant sa figure dans les boucles soyeuses. Vous avez beaucoup souffert, vous avez été gelée, vous avez eu faim et on ne vous a jamais entendue vous plaindre, depuis l’autre jour, là-haut, à Pointe Fullerton. Petite chérie !…
Mac Tabb l’entendit murmurer des paroles sans suite et les petits bras d’Isabelle s’accrochèrent plus étroitement encore au cou de Billy. Au bout d’un moment, Billy la lui rendit et un peu de la fatigue que Rookie avait vue sur le visage de Mac Veigh était disparue.
— Cela ne fera plus mal, dit-il en frottant le vaccin à l’endroit rougi du bras. Il ne faut pas que vous soyez malade, n’est-ce pas ? Et voilà qui vous empêchera d’être malade. Là !…
Il entoura le petit bras d’une bande de coton, la noua et donna ce qui restait à Rookie. Puis il reprit l’enfant dans ses bras, embrassa sa petite figure chaude, ses bouclettes douces, après l’avoir emmitouflée dans ses fourrures, la mit sur le traîneau.
Rookie attelait les chiens lorsque, comme un voleur, Billy coupa avec son canif une des boucles. Isabelle se mit à rire gaîment lorsqu’elle vit la boucle entre les doigts de Mac Veigh. Avant que Mac Tabb se fût retourné, il avait glissé les cheveux dans sa poche.
— Je ne vais plus la voir bientôt, dit-il, faisant effort pour contenir l’émotion de sa voix. C’est-à-dire que je… je ne la verrai plus pour m’en occuper. J’irai de temps en temps la regarder de la lisière du bois. Vous l’apporterez dehors, Rookie, et il ne faudra pas lui laisser savoir que je suis là. Elle ne saurait pas ce que cela veut dire que je n’aille point la voir.
Il les suivit du regard tandis qu’ils disparaissaient dans les ténèbres de la nuit et, quand ils furent partis, un gémissement d’angoisse s’échappa de ses lèvres. Car il savait que la petite Isabelle l’avait quitté pour toujours. Il la reverrait de l’orée de la forêt, mais il ne la tiendrait jamais plus dans ses bras et il ne sentirait jamais plus ses tendres petits bras autour de son cou, ni le doux frisson de ses cheveux contre son visage. Longtemps avant que la menace mortelle de contagion ait abandonné la cabane et lui-même, il serait parti. Car c’était là ce qu’Isabelle, la mère, avait exigé et, lui, serait fidèle à sa promesse. Elle ne saurait jamais ce qui s’était passé pendant les jours où elle délirait. Elle ne le reverrait plus après cela. Il savait déjà comment il s’en irait.
Lorsque les secours arriveraient, il s’éloignerait tranquillement, une nuit, et la vaste solitude l’engloutirait.
Ses plans semblaient se dessiner sans qu’il y pensât. Il s’en irait à Fort Churchill où il déposerait contre Bucky Smith. Purs il quitterait le service. Le terme de son engagement expirait dans un mois et il ne rengagerait pas. « C’est la loi qui l’a tué… et vous êtes la Loi. Elle tue, tue, tue… et elle ne revient jamais sur ses erreurs, lorsqu’elle se trompe. » Sous le ciel obscur, ces mots semblaient ne cesser jamais à ses oreilles et, à chaque fois, ils augmentaient sa haine des choses dont il avait fait partie pendant des années.
Il lui semblait entendre la voix accusatrice d’Isabelle dans les soupirs étouffés du vent nocturne au faîte des sapins et, parmi le calme du monde qui l’enveloppait, les mots se poursuivaient dans son cerveau jusqu’à paraître laisser après eux un sillage de feu.
« Elle tue, tue, tue, et jamais ne revient sur ses erreurs, quand elle s’est trompée. »
Il grinça des dents, tandis qu’il se retournait vers la cabane. Il se rappelait maintenant plus d’un cas où la loi avait tué sans rémission. Cela faisait partie du jeu de la chasse à l’homme. Mais il n’avait jamais considéré cela du point de vue d’Isabelle jusqu’au jour où elle lui en avait peint le tableau par quelques paroles incohérentes d’accusation. Le fait qu’il s’était battu pour Scottie Deane et lui avait rendu la liberté n’excusait déjà plus Billy à ses propres yeux.
C’était surtout à cause de lui et de Pelletier que Deane et Isabelle avaient été contraints de chercher refuge chez les Esquimaux. De Fullerton, ils avaient pisté et traqué Deane, comme ils auraient traqué une bête. Il se voyait tel qu’Isabelle devait le voir désormais : assassin de son mari. Il était content, en retournant à la cabane, d’être arrivé seulement le deuxième ou le troisième jour de la fièvre. Il redoutait maintenant la guérison de la malade plus que son délire.
Il alluma une petite lampe dans la cabane et écouta un moment à la porte du fond. Isabelle était calme. Pour la première fois il examina la hutte avec plus de soin. Croisset et sa femme l’avaient abandonnée pleine de vivres. Il avait remarqué des quartiers de venaison gelés suspendus au dehors et il y découpa plusieurs tranches de viande. Il n’avait pas faim, mais il mit la viande dans une marmite qu’il plaça sur le fourneau afin d’avoir du bouillon pour Isabelle.
Il commença, tandis qu’il allait et venait, à découvrir des indices de la présence d’Isabelle dans la chambre. Pendue à une cheville de bois fichée dans la paroi de planches, il vit une écharpe qu’il savait lui appartenir. Sous l’écharpe il y avait une paire de souliers à elle. Ensuite, il remarqua que la table grossière de la cabane était recouverte d’un fouillis d’objets auxquels il n’avait pas jusqu’alors prêté attention. C’était des aiguilles et du fil, des vêtements, une paire de mitaines et un bout de ruban rouge qu’Isabelle avait porté au cou. Retinrent aussi ses yeux deux paquets de vieilles lettres nouées d’une faveur bleue et un troisième tas défait et éparpillé.
A la lueur de la lampe, il s’aperçut que toutes les suscriptions des enveloppes étaient de la même écriture. L’enveloppe du premier paquet était libellée à Mme Isabelle Deane, Prince Albert, Saskatchewan ; la première enveloppe de l’autre paquet à Miss Isabelle Rowland, Montréal, Canada. Le cœur de Billy lui fit mal, tandis qu’il rassemblait dans ses mains les lettres éparses et les plaçait avec les autres sur un rayon au-dessus de la table. Il comprit que c’était des lettres de Deane et que, dans sa fièvre et sa solitude, Isabelle les relisait lorsqu’il lui avait apporté la nouvelle de la mort de son mari.
Il était sur le point d’enlever les autres objets de la table, quand, en déplaçant un vêtement, il découvrit un journal plié et usé aux plis. C’était une demi-page d’un quotidien de Montréal et sur ce journal le portrait d’Isabelle Deane avait l’air de le regarder. C’était une figure plus jeune, qui semblait plutôt d’une fillette, mais qui, pour lui, n’était pas à moitié aussi belle que la figure d’Isabelle qui était venue à lui du fond de la steppe. Ses doigts tremblèrent et sa respiration fut plus précipitée, alors qu’il tenait le journal en bonne lumière pour lire les quelques lignes sous la gravure.
« Isabelle Rowland, une des dernières « filles du Nord » de Montréal qui a sacrifié sa fortune par amour pour un jeune ingénieur. »
Malgré le sentiment de honte qui s’insinuait en lui, à se permettre de pénétrer ainsi dans le passé sacré d’Isabelle et du défunt, les yeux de Billy parcoururent la date. Le journal était vieux de huit ans. Et puis, il lut ce qui suivait. Durant ces quelques minutes que les lignes sèches et froides de l’imprimé lui révélèrent l’histoire d’Isabelle et de Deane, il oublia qu’il se trouvait dans la cabane et qu’il pouvait presque entendre respirer la jeune femme de qui le merveilleux roman d’amour s’achevait maintenant en tragédie.
Il se vit avec Deane, ce jour-là — il y avait de cela des années — lorsque pour la première fois il leva les yeux sur Isabelle dans le vieux petit cimetière aux morts inconnus et sauvage, à Sainte-Anne-de-Beaupré. Il entendit tinter l’antique cloche de l’église qui se trouve au flanc de la colline depuis plus de deux cent cinquante ans et il put entendre la voix de Deane racontant à Isabelle l’histoire de cette cloche qui, aux jours d’autrefois, avait souvent appelé les colons au combat contre les Indiens.
Ensuite, comme il continuait sa lecture, il put sentir le brusque frisson qui parcourut les veines de Deane quand Isabelle lui avait dit qui elle était et que Pierre Radison, un des grands propriétaires du Nord, était son arrière-grand-père, qu’il avait apporté ses offrandes à l’antique petite église, qu’il s’était battu là, était mort près de là et que son corps reposait quelque part parmi les morts inconnus et les tombes sans nom.
C’était une magnifique histoire et Mac Veigh en découvrit plus entre les lignes qu’il n’y en avait d’imprimé. Un jour il était allé à Sainte-Anne-de-Beaupré voir le pèlerinage et les miracles et, là-bas, avait rutilé devant lui la déclivité inondée de soleil qui domine le large Saint-Laurent où Isabelle et Deane s’étaient ensuite rencontrés et où elle lui avait dit le rôle considérable que la vieille cloche fêlée, l’ancienne église et le cimetière aux morts anonymes avaient joué dans sa vie. Son sang s’exaltait à lire ce qui avait suivi ce début d’amour près du temple des pèlerins.
Isabelle était orpheline, disait le journal. Son oncle et tuteur était un maître de forge de vieille race, la race qui avait fait partie de la contrée déserte et de la Compagnie, depuis que les premiers « Chevaliers d’aventures » avaient abordé là avec le prince Rupert. Il habitait seul avec Isabelle dans une vaste maison blanche au sommet de la colline, une maison entourée par des murs de pierres et des piquets de fer et d’où il considérait le monde avec le froid dédain d’un seigneur féodal. Il devint l’ennemi du jeune David Deane, dès l’instant qu’il en entendit parler, beaucoup parce que ce dernier n’était rien qu’un simple ingénieur des mines luttant pour se faire sa position, mais surtout parce qu’il était Américain et qu’il venait de par delà la frontière. Les murs de pierres et les piquets de fer lui faisaient obstacle. Les lourdes portes ne s’ouvraient jamais devant lui. Alors s’était produite la brisure. Isabelle, loyale dans son amour, était partie avec Deane. L’histoire finissait là.
Pendant quelques instants, Billy resta le journal à la main, les caractères se brouillant devant ses yeux. Il pouvait presque se représenter la vieille maison d’Isabelle à Montréal. Elle s’élevait sur la route escarpée et ombreuse qui escaladait le mont Royal et où il avait un jour remarqué une file de chevaux tirant des chariots de charbon dans la rude montée.
Il se rappela comme cette rue lui avait produit une sorte de bizarre fascination, avec ses épaisses murailles de pierres, ses vieilles maisons françaises et cette atmosphère ancienne qui y persistait du Montréal d’il y avait une centaine d’années. Douze ans auparavant il était allé là-bas pour la première fois et avait gravé son nom sur l’escalier de bois menant au sommet de la montagne. Alors, Isabelle était là aussi. Peut-être était-ce elle qu’il avait entendue chanter derrière une de ces murailles.
Il mit le journal avec les lettres, prenant note du nom de l’oncle. Si un malheur arrivait, ce serait son devoir peut-être de lui envoyer un mot. Et puis, à la réflexion, il déchira en menus morceaux la bande de papier sur laquelle il avait écrit le nom. Henri Lecours avait rompu avec sa nièce. Et, si elle venait à mourir, pourquoi lui, Billy Mac Veigh, lui parlerait-il de la petite Isabelle ? Depuis le terrible châtiment qu’Isabelle lui avait infligé et à la loi, le mot « devoir » avait pour lui une tout autre signification.
Plusieurs fois, durant l’heure suivante, Billy écouta à la porte. Ensuite il prépara un peu de thé, des rôties et enleva le bouillon du fourneau. Il alla dans la chambre, laissant tout par terre près du feu pour les empêcher de refroidir. Il entendit remuer Isabelle et, comme il s’approchait d’elle, elle poussa un léger cri.
— David, David, est-ce vous ? gémit-elle. Oh ! David que je suis heureuse que vous soyez venu !
Billy se pencha vers elle. Dans l’obscurité son visage paraissait d’un gris cendreux, car, comme un trait de feu dans la chambre sans lumière, la vérité s’était fait jour en lui. L’émotion et la fièvre avaient accompli leur œuvre et, dans son délire, Isabelle croyait que c’était Deane, son mari. Dans les ténèbres, Billy vit qu’elle lui tendait les bras.
— David ! soupira-t-elle. Et il y avait dans sa voix un tel amour et un tel contentement que Mac Veigh frémit d’épouvante jusqu’au tréfonds de l’âme.
Durant le silence qui suivit les mots murmurés par Isabelle, s’offrit à Billy un moyen de résoudre la crise à laquelle il assistait. La pensée de s’abandonner à sa première impulsion et de prendre la place de Deane pendant ces heures de fièvre d’Isabelle l’emplit aussitôt d’une répulsion qui le fit s’éloigner du lit, les poings tellement serrés que ses ongles blessèrent ses paumes calleuses.
— Non, non, ce n’est pas David, commença-t-il, mais les mots expirèrent dans sa gorge.
Lui dire cela, lui faire connaître la vérité — que son mari était mort — pouvait la tuer maintenant. L’espoir et la croyance qu’il était vivant et près d’elle pourrait contribuer à la rendre à la vie. Plus promptement qu’il n’aurait pu l’exprimer, la situation lui apparut comme dans un éclair. Si Deane était vivant et près d’elle, sa présence la sauverait. Et si elle croyait que lui était Deane, il la sauverait. En fin de compte, elle ne saurait jamais.
Il se souvint que Pelletier avait oublié bien des choses qui lui étaient arrivées pendant son délire. Quant à Isabelle, lorsqu’elle s’éveillerait guérie, cela ressemblerait à un rêve au pis aller. Quelques mots de lui, dès lors, achèveraient de l’en convaincre. S’il le fallait, il lui dirait qu’elle avait beaucoup parlé de Deane pendant sa fièvre et qu’elle s’imaginait qu’il était auprès d’elle. Elle ne soupçonnerait point le rôle que lui, Mac Veigh, avait joué.
Isabelle avait attendu une minute, mais maintenant elle murmurait de nouveau comme si elle était un peu effrayée du mutisme qu’il gardait :
— David… David…
Il se rapprocha vivement du lit et ses mains rencontrèrent celles qui se tendaient vers lui. Elles étaient brûlantes et sèches et les doigts d’Isabelle s’enlacèrent aux siens presque farouchement et attirèrent ses mains sur sa poitrine. Elle soupira comme si elle allait reposer plus à l’aise maintenant que ses mains la touchaient.
— Je vous ai préparé un peu de bouillon, lui dit-il, osant à peine parler. Voulez-vous en prendre un peu, Isabelle ? Il le faut… et dormir.
Il sentit la pression des mains de la jeune femme et elle lui parla d’un ton si calme que, pendant un instant, il crut vraiment qu’elle avait repris conscience.
— Je n’aime pas l’obscurité, David. Je ne puis vous voir. Et je désire relever mes cheveux. Voulez-vous apporter de la lumière ?
— Pas avant votre guérison, murmura-t-il, la lumière vous ferait mal aux yeux. Je vais demeurer avec vous… près de vous…
Elle leva dans les ténèbres une de ses mains qui lui caressa le front. Dans cet attouchement, il y avait tout l’amour et toute la douceur qu’elle avait témoignés à l’homme qui n’était plus et cette caresse fit frissonner Billy au point qu’il lui sembla que le tréfonds de son cœur allait éclater dans un sanglot. Brusquement sa main quitta son visage et il entendit Isabelle qui s’agitait.
— Mes cheveux… David…
Il avança une main qui toucha le doux nuage de sa chevelure. Elle tombait en désordre autour de sa figure et de son cou, et il souleva doucement la malade, pendant qu’il retirait les lourdes tresses. Il n’osait parler, tandis qu’il lissait les boucles superbes et les nattait. Isabelle soupira, soulagée, lorsqu’il eut fini.
— Je vais maintenant apporter le bouillon, dit-il.
Il se rendit dans l’autre chambre où la lampe était allumée. Ce ne fut qu’en prenant la tasse de bouillon qu’il remarqua que sa main tremblait. Un peu du liquide se répandit sur le sol et il fit tomber un morceau de pain grillé. Lui aussi passait au creuset de la douleur, comme Isabelle Deane.
Il retourna près d’elle et la souleva de façon que sa tête s’appuyât contre son épaule et la tiédeur des longs cheveux couvrit ses joues et son cou. Obéissante, elle mangea une demi-douzaine de morceaux de pain rôti qu’il avait trempés dans le bouillon et but quelques gorgées de liquide. Elle serait restée là ensuite, son visage tourné contre le sien, mais Billy, voyant qu’elle allait s’y endormir, la recoucha doucement sur l’oreiller.
— Maintenant, il faut dormir, conseilla-t-il doucement. Bonne nuit.
— David !
— Oui.
— Vous… vous ne m’avez pas embrassée.
Il y avait une plainte enfantine dans sa voix et Billy, réprimant un sanglot, se pencha sur elle. Pendant une minute, les bras d’Isabelle entourèrent son cou. Il sentit le doux, le frémissant contact de ses lèvres brûlantes, puis il recula et un « bonsoir, David » le suivant jusqu’à la porte, il rentra dans la première chambre. En poussant un sanglot entrecoupé, il se laissa tomber sur le petit lit où Croisset avait passé la dernière nuit.
Il demeura une heure avant de soulever son visage des couvertures. Cependant, il n’avait pas dormi. Pendant cette heure et la demi-heure qui l’avait précédée dans la chambre d’Isabelle, des rides s’étaient creusées sur sa figure qui le vieillissaient. Une fois, Isabelle l’avait embrassé et il avait gardé ce baiser comme le plus précieux trésor qu’il eût possédé de toute sa vie. Et ce soir, elle lui avait donné plus qu’un baiser, car il y avait eu de l’amour et non plus seulement de la reconnaissance dans la chaleur de ses lèvres, dans la caresse de ses mains et de ses bras, dans le frôlement de son visage fiévreux contre le sien. Mais ils ne lui procuraient pas le plaisir de ce baiser qu’Isabelle lui avait donné dans la steppe.
Accablé de douleur, il se leva et se dirigea vers la porte. Malgré qu’il sût qu’il n’y avait pour lui d’autre alternative, il se considérait aussi coupable qu’un voleur. Profiter de pareille situation le remplissait de dégoût pour lui-même et il aspirait après l’heure où renaîtrait la conscience, bien qu’elle dût ramener chagrin et désespoir qui s’égaraient maintenant dans l’oubli de la fièvre.
Il y a toujours dans les contrées du Nord, quelque part, la trace sinistre de la mort rouge — la petite vérole — et Billy connaissait bien le cours de la maladie. Il croyait que la fièvre avait frappé Isabelle trois ou quatre jours auparavant et qu’il y aurait encore trois ou quatre jours pendant lesquels la jeune femme aurait le délire. Puis viendrait la réaction, Isabelle se réveillerait à la certitude que son mari était mort et que lui, Billy, était demeuré avec elle, seul, tout ce temps-là.
Il écouta un moment à la porte. Isabelle reposait tranquillement et il sortit de la cabane sans faire de bruit. La nuit était devenue plus sombre et plus dense. Pas une éclaircie dans les mornes ténèbres là-haut. Le vent s’était levé du Nord-Est, tout juste assez de vent pour faire se lamenter les cimes des arbres et emplir d’un bruit inquiet l’horizon borné qui enveloppait Billy. Il alla vers la tente où avait été la petite Isabelle et il y avait dans l’air quelque chose qui l’oppressait. Il regrettait d’avoir envoyé tous les chiens avec Mac Tabb. Une immense solitude l’accablait. C’était comme une main visqueuse étouffant son cœur sous son étreinte et lui donnant la nausée. Il se retourna et regarda la lumière de la cabane. Isabelle était là et il avait cru que là où elle était il ne serait jamais plus solitaire. Mais il savait maintenant que s’était creusé entre eux un abîme qu’une éternité ne pourrait combler. Il frissonna, car en même temps que le vent nocturne il lui semblait sentir de nouveau la présence de Scottie Deane. Il serra les poings et plongea les yeux égarés au puits des ténèbres.
On eût dit qu’il avait entendu les « Cavaliers sauvages » passer par là, haletant et chevauchant à travers les cimes des sapins, les cavaliers sauvages envoyés pour rassembler les âmes des morts. Deane était avec lui, comme son fantôme avait été avec lui, la nuit qu’il s’en retournait vers Pelletier après avoir planté la croix sur la tombe de Scottie. Et pendant quelques instants, le sentiment de cette obscure présence parut alléger le fardeau étouffant qui pesait sur son cœur. Il savait que Deane comprendrait et sa présence le réconfortait. Il alla regarder dans la tente, bien qu’il n’eût rien à y voir.
Il retourna ensuite à la cabane. Le souvenir de la tombe et de la croix de bouleau le ramena à la pensée de son devoir à l’égard de la jeune femme. De sa pochette de caoutchouc il tira un bloc-notes et un crayon.
Pendant plus d’une heure ensuite, il travailla sans répit à la lueur vacillante de la lampe. Il savait qu’Isabelle irait revoir Deane. Bientôt peut-être… ou dans longtemps ; mais elle irait. Et pas à pas, il traça sur une carte la route qui conduisait de la petite cabane à la lisière de la steppe. Après quoi, de sa large et rude écriture, il écrivit les sentiments qui débordaient de son cœur.
« Que Dieu vous ait toujours en sa garde ! Je voudrais donner ma vie pour vous le rendre. Je ne veux pas que sa tombe demeure ignorée. J’y retournerai un jour et j’y planterai des fleurs bleues. Je suppose que vous ne connaîtrez jamais ce que j’aurais voulu faire pour vous le ramener et vous rendre heureuse. »
Il savait qu’il n’avait point fait une promesse qu’il ne pourrait tenir. Il retournerait à la tombe solitaire à la lisière de la steppe. Un vague appel l’y attirait maintenant, un appel qu’il ne pouvait comprendre et qui venait du fond de sa tristesse. Il plia le papier, l’enveloppa dans une feuille blanche et, à l’extérieur, il écrivit le nom d’Isabelle Deane. Puis il plaça le paquet avec les lettres sur la planchette au-dessus de la table. Il était certain qu’elle dût le trouver là.
Ce qui se passa durant la terrible semaine qui suivit cette nuit-là, nul autre que Mac Veigh ne le saurait jamais. Pour lui, ce furent sept jours de lutte dont il garderait le souvenir jusqu’à la fin de sa vie. Nuits sans sommeil et journées sans sommeil. Lutte amère, presque sans repos, avec l’horrible fantôme qui planait toujours dans la chambre du fond. Lutte qui émaciait ses joues et creusait des rides profondes sur son visage, lutte pendant laquelle la voix d’Isabelle lui parlait tendrement et en s’excusant pendant une heure, avec amertume pendant l’heure suivante. Il sentit la caresse de ses mains. Plus d’une fois elle l’attira vers le doux frémissement de ses lèvres fiévreuses. Et puis, à des moments plus terribles, elle l’accusa de pourchasser à mort l’homme qui gisait sous la croix de bouleau.
Les trois jours de torture s’allongèrent en quatre et le quatrième jusqu’au septième. Au plus intime de son être, Mac Veigh souffrait, car il comprenait la signification que tout cela prenait pour lui. Et le troisième, le cinquième et le septième, il alla jusqu’à la cabane de Mac Tabb ; Rookie sortit et lui parla de loin, à l’aide d’un porte-voix d’écorce de bouleau. Le septième jour, on n’avait pas encore de nouvelles de Joë l’Indien ni de sa mère. Et ce jour-là, pour la dernière fois, Billy joua son rôle de Deane.
Il entra dans la chambre d’Isabelle avec le bouillon, des rôties et un bassin d’eau ; quand elle eut mangé un peu, il la souleva et mit pour la soutenir des couvertures derrière elle, afin de pouvoir peigner et tresser ses magnifiques cheveux. Il faisait plus clair dans la chambre, malgré le rideau qu’il avait tiré étroitement. Au dehors, le soleil brillait et sa lueur pâle traversait le rideau et éclairait les somptueuses nattes qu’il brossait.
Lorsqu’il eut fini, il recoucha doucement Isabelle sur l’oreiller. Elle le regardait d’une façon singulière. Alors d’un coup qui lui fit froid au plus secret de l’âme, il lut ce qui était dans ses yeux : la guérison et le retour à la conscience. Il vit brusquement reparaître en eux l’ancienne frayeur, le vieux chagrin, la renaissance de sa véritable personnalité ! Il n’attendit pas de l’entendre parler, mais il se détourna comme il avait fait cent fois déjà et quitta la chambre.
Dans la pièce voisine, il resta un moment debout en silence, rassemblant son courage pour l’épreuve qui approchait. La fin était venue pour lui. Il surmonta sa faiblesse et, un instant après, se dirigea vers la porte du fond. Mais cette fois-ci il n’entra point, comme il faisait auparavant. Il frappa. C’était la première fois. Et la voix d’Isabelle lui cria d’entrer. Une douleur aiguë traversa soudain le cœur de Billy lorsqu’il vit que la convalescente s’était installée de manière à détourner de lui son visage. Il se pencha sur elle et dit doucement :
— Vous êtes mieux. Le danger est passé.
— Je suis mieux, et… et… est-ce que c’est fini ? l’entendit-il murmurer.
— Oui.
— Et… le bébé ?
— Il se porte bien, oui.
Il y eut un moment de silence. La chambre, eût-on dit, frémissait. Puis Isabelle dit faiblement.
— Vous étiez seul ?
— Oui, seul, pendant sept jours.
Elle tourna complètement sas yeux vers lui. Il pouvait voir leur éclat dans le demi-jour. Il lui sembla que leur regard descendait jusqu’aux arcanes de son âme et qu’en ce moment Isabelle savait. Elle savait qu’il avait assumé le rôle de David et, tout à coup, elle détourna sa face avec un étrange sanglot, un sanglot de honte. Il la sentit qui tremblait. Elle semblait avoir peine à respirer et à rester ferme et il entendit de nouveau les mots terribles :
— Vous… vous… vous…
— Oui, oui, je sais, je comprends, dit-il, et son cœur lui faisait mal. Vous pouvez être tranquille désormais. Je vous ai promis que si vous guérissiez je partirais. Et je vais partir. Personne ne saura jamais. Je vais partir.
— Et vous ne reviendrez jamais plus ?
Sa voix était terriblement calme et froide.
— Jamais, dit-il. Je le jure.
Elle s’écarta de lui au point qu’il ne pouvait déjà plus distinguer d’elle que l’éclat de ses larges tresses dans un rayon de lumière. Mais il pouvait entendre son souffle sanglotant. Elle sut à peine quand il quitta la chambre, tant il s’en alla doucement. Il referma sur lui la porte et, cette fois, il mit le loquet. La porte extérieure était ouverte et, tout à coup, il entendit ce pourquoi il avait attendu et prêté l’oreille : le bref et sec aboiement des chiens et une voix d’homme.
En trois bonds, il fut dehors. A mi-chemin, dans l’étroite clairière, Joë l’Indien avait fait halte avec l’attelage. Un coup d’œil vers le traîneau convainquit Billy que la mère de Joë ne l’avait pas déçu. Une petite vieille, maigriote et ratatinée, se dégageait d’un tas de peaux d’ours, tandis qu’il courait vers elle. De ses yeux enfoncés et vifs, elle le regardait approcher, et ses mains étaient si décharnées qu’elles ressemblaient à des serres. Mais, malgré son aspect peu engageant, Billy l’aurait presque embrassée à son arrivée.
Elle s’appelait Maballa, avait dit Rookie, et elle comprenait l’anglais qu’elle pouvait parler mieux que son fils. Billy lui expliqua la disposition de la cabane et, quand il eut terminé, elle prit un petit paquet sur le traîneau, gloussa quelques mots à Joë l’Indien et suivit Mac Veigh sans une seconde d’hésitation.
Qu’elle n’eût point peur de la contagion ajoutait au soulagement de Billy. Aussitôt qu’elle fut débarrassée de son capuchon et de sa lourde couverture, elle entra sans crainte dans la chambre du fond et, une minute après, Billy l’entendit qui parlait à Isabelle.
Rassembler les quelques objets qui lui appartenaient et les empaqueter lui prit quelques instants. Puis il sortit et leva sa tente. Joë l’Indien était déjà parti et il suivit sa trace. Une heure après, Mac Tabb, averti par l’appel de Billy, apparaissait à la porte de sa cabane. Il fit le tour de la hutte et prit le vent jusqu’à ce qu’il fût à moins de cinquante pas de Mac Veigh.
Billy lui dit ce qu’il allait faire. Il allait partir à Churchill ; il lui confiait Isabelle et le bébé. De Fort Churchill, il enverrait une escorte pour ramener la jeune femme et l’enfant vers le pays habité. Il désirait des vêtements nouveaux, quelque chose du moins qu’il pût mettre. Ceux qu’il portait, il serait forcé de les brûler. Il suggéra qu’il pourrait mettre un des complets de Joë, si ce dernier en avait de rechange. Et Mac Tabb rentra dans la cabane pour revenir, quelques instants plus tard, avec une brassée de vêtements.
— Voilà tout ce dont vous avez besoin, sauf une chemise et des caleçons, dit Mac Tabb en déposant le tout en tas sur la neige. Je vais attendre un peu que vous vous soyez changé. Il vaut mieux brûler ces vêtements-là tout de suite. Le vent pourrait tourner et il ne faut pas que je sois pris dans les bouffées de fumée.
Il s’éloigna à distance rassurante pendant que Billy ramassait les vêtements et entrait sous bois. D’un bouleau il détacha un tas d’écorce et, au fur et à mesure qu’il se déshabillait, il y jetait ses vieux vêtements. Mac Tabb pouvait entendre le crépitement et le craquement du feu, lorsque Billy reparut vêtu du pantalon en peau de daim, numéro deux, de Joë l’Indien, d’un paletot de fourrure usé et dépenaillé, d’une casquette en peau d’anguille et d’une paire de mocassins trop étroits pour lui.
Pendant un quart d’heure, les deux hommes bavardèrent, Mac Tabb se tenant toujours à cinquante pas de la démarcation dangereuse. Puis il s’en alla et ramena les chiens et le traîneau de Billy.
— J’aurais aimé vous serrer les mains, Billy, s’excusa-t-il, mais je pense qu’il vaut mieux pas. Je ne suppose pas que nous osions sortir le mioche ?
— Non, dit Billy. Au revoir, Mac. Je vous reverrai plus tard. Allez seulement la chercher et apportez-la jusqu’au seuil, voulez-vous ? Il ne faut pas qu’elle sache que je suis ici et je la regarderai de loin. Elle ne comprendrait pas, n’est-ce pas ? si elle savait que je suis ici et que je ne suis pas venu la voir.
Il se dissimula parmi la sapinière, tandis que Mac Tabb pénétrait dans la cabane. Peu après, ce dernier reparaissait. Isabelle était dans ses bras et Billy réprima un sanglot. Pendant une minute elle tourna son visage vers lui et il put voir qu’elle montrait du doigt la direction que Rookie lui avait indiquée. Puis l’instant d’après le soleil illumina la chevelure de l’enfant d’une flamme d’or, comme Billy l’avait vu la première fois, en ce jour mémorable à Fullerton. Il voulait lui crier un mot, au moins un mot, mais ne sortit de sa bouche que le sanglot qu’il s’efforçait de refouler.
Il se tourna vers la forêt. Et cette fois il savait qu’il s’en allait pour toujours.
Le quatrième soir, après avoir quitté la cabane atteinte par le fléau, Billy était campé sur la rivière Loutre Boiteuse, à cent quatre-vingts milles de Fort Churchill, là-bas, sur la baie d’Hudson. Il avait fini son souper et fumait sa pipe.
Il faisait une soirée merveilleusement claire, le ciel flambant d’étoiles et de pleine lune. Plusieurs fois Billy avait regardé la lune. C’était la lune que les Indiens nomment la Lune sanglante, rouge comme du sang, aux bords déchiquetés et comme suintants. Dans la croyance indienne, elle signifiait malheur à qui ne la gardait point derrière soi. Pendant sept nuits consécutives, elle avait tracé son sillage pourpre à travers les cieux pendant cette terrible année d’épidémie où un quart de la population forestière du Nord avait péri. Depuis lors, elle était connue comme la Lune de la Peste.
Billy n’avait vu la lune ainsi que deux fois auparavant. Il n’était pas superstitieux mais, ce soir-là, il était rempli d’une bizarre sensation de malaise. Il se mit à rire d’un rire nerveux tandis qu’il fixait les flammes pétillantes du bouleau et il se demanda quelle nouvelle infortune pouvait bien lui être réservée. Et puis, lentement, une douceur parut venir vers lui du fond de la nuit admirable, comme une main lénifiante, pour apaiser son cœur broyé de douleur. Enfin, une fois de plus, il était dans son domaine. Car les solitudes balayées par les vents et les bois secoués avaient été sa demeure ; plusieurs fois il s’était dit que la vie, loin d’eux, lui serait impossible. Plus intensément que jamais cette pensée le pénétrait cette nuit-là.
Il faisait partie d’eux et eux faisaient partie de lui. Et alors qu’il levait les yeux vers la lune rouge, sa vue ne lui causait plus d’inquiétude, mais un sentiment de joie singulière. Pendant une heure il resta là assis, méditatif, et le feu s’éteignit. Autour de lui le frémissement et le murmure de la solitude l’enserraient de plus en plus. C’était son monde ; il respira plus longuement et il écouta. Solitaire et le cœur blessé, il sentit la vie, la sympathie et l’amour de la nature s’insinuer en lui, s’attrister de sa tristesse, le réchauffer de leur espoir, l’assurer de nouveau de l’amitié de ces arbres, de ces montagnes et de toute l’immensité vide qui l’environnait. Cent fois, dans cette étrange illusion qui naît de l’isolement dans l’extrême Nord, là-bas, il avait donné vie et forme aux ombres étoilées qui l’entouraient, aux ombres des hauts sapins, des arbustes tordus, des roches et même des montagnes.
Et maintenant ce n’était plus un jeu. A mesure que chaque heure s’écoulait, cette nuit-ci, à chaque jour et chaque nuit qui suivaient, ils devenaient plus réels pour Mac Veigh. Les feux qu’il allumait dans l’obscurité infinie lui représentaient des scènes comme ils ne l’avaient jamais fait jusqu’alors. Les arbres et les roches, les buissons rabougris le réconfortaient de plus en plus dans la solitude et lui donnaient l’illusion de la vie dans le mouvement de va-et-vient de leurs ombres. Partout, c’étaient les mêmes vieux amis fidèles, et sans changement. L’ombre des sapins qui, cette nuit, lui faisait signe à sa manière silencieuse était la même que celle qui lui avait fait signe la nuit précédente et des centaines de nuits auparavant ; les étoiles étaient les mêmes, les vents qui chuchotaient au faîte des arbres étaient les mêmes ; chaque chose était comme elle était la veille et comme elle était il y avait des années et des années. Il savait que dans ces choses — et dans ces choses seulement — il posséderait toujours Isabelle.
Elle retournerait vers la civilisation et les scènes changeantes de la vie, là-bas, feraient qu’elle oublierait bientôt, sans doute. Mais dans son monde à lui, il n’y avait pas de changement. Dans dix ans, il pourrait reparcourir leur ancienne route et y trouver encore des débris calcinés du feu de campement qu’il avait allumé pour elle, cette nuit-là, hors de la steppe.
La solitude garderait mémoire d’elle aussi longtemps qu’il en ferait lui-même partie et, maintenant qu’il approchait de Churchill, il savait qu’il en ferait toujours partie.
Trois semaines après avoir quitté la cabane de Croisset, Billy arriva à Fort Churchill. Un mois l’avait tellement changé que le facteur ne le reconnut pas tout d’abord. L’inspecteur de service le regarda deux fois et s’écria : « Mon Dieu ! c’est vous, Mac Veigh ? »
A Pelletier seul, qui l’attendait, Billy raconta tout ce qui s’était passé là-bas, sur le Petit Castor. Plusieurs lettres étaient arrivées pour lui à Churchill et l’une d’elles l’informait qu’une mine d’argent dans laquelle il avait des intérêts, du côté de Cobalt, avait prospéré et que ses actions dans la vente lui rapportaient aux alentours de dix mille dollars.
Il se servit de cette bonne fortune inattendue comme excuse près de l’inspecteur, quand il refusa de rengager. Une semaine après son retour à Churchill. Bucky Smith était honteusement chassé du service.
Il y avait plusieurs personnes près d’eux, quand Bucky, un sourire aux lèvres, vint à Billy et s’offrit à lui serrer la main.
— Je ne vous garde pas rancune, Billy, déclara-t-il assez haut pour que les autres pussent entendre. Seulement vous avez commis une grave erreur.
Puis en quelques mots, pour les oreilles de Billy seulement, il ajouta : « Souvenez-vous de ce que je vous ai promis. Je vous tuerai à cause de ce que vous avez fait, dussé-je vous poursuivre jusqu’au bout du monde ! »
Quelques jours après, Pelletier partit aux dernières fontes des neiges afin d’essayer d’arriver à Nelson House pendant que les transports en traîneau étaient encore possibles.
— J’espérais que vous viendriez avec moi, Billy, suppliait-il pour la centième fois. Ma fiancée aurait aimé vous voir venir et vous savez comme je le désirais !
Mais Billy ne se laissa point ébranler.
— J’irai te voir un jour… quand vous aurez un mioche, promit-il, en s’efforçant de rire, tandis qu’il serrait pour la dernière fois la main de son vieux camarade.
Il demeura au poste encore trois jours après le départ de Pelletier. Au matin du quatrième jour, sac au dos et sans chiens, il partit vers le Nord-Ouest.
— Je crois que je vais passer l’hiver prochain à Fond du Lac, dit-il à l’inspecteur. S’il y avait de la correspondance pour moi, vous pouvez l’envoyer là-bas, si vous en trouvez l’occasion. Et si je ne suis pas à Fond du Lac, on la retournera à Fort Churchill.
Il disait Fond du Lac, parce que la tombe de Deane se trouvait entre Churchill et le vieux poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, par là-bas, dans la région d’Athabasca. Les steppes étaient les seuls endroits qui l’attiraient désormais, les seules choses auxquelles il osât répondre. Il garderait la promesse faite à Isabelle et visiterait la tombe de Scottie. Du moins il s’efforça de penser qu’il accomplissait une promesse. Mais au tréfonds de lui-même, il y avait un sentiment intime qu’il n’aurait pu expliquer.
C’était comme si, parfois, un esprit l’accompagnait, marchant à son côté et qui rôdait autour de ses feux de campement la nuit ; lorsqu’il se laissait aller à la bonne humeur, il sentait que c’était dû à la présence de Deane. Il croyait à la robuste amitié, mais il n’avait jamais cru à l’amour d’un homme pour un homme. Il n’avait jamais pensé que pareil sentiment pût exister, sauf peut-être de père à fils. Pour lui, dans tous les châteaux irréels qu’il avait bâtis et dans tous les rêves qu’il avait faits, l’alpha et l’oméga de l’amour se limitaient à la femme. Pour la première fois il comprenait ce que cela voulait dire : aimer un homme, la mémoire d’un homme.
Quelque chose le retint de confier le secret de sa mission à Churchill, même à Pelletier. Le soir avant son départ, il avait caché en fraude une cognée à la corne de la forêt et le second jour il en fit usage. Il se rendit à un gros bouleau d’une seule venue, de dix-huit pouces de diamètre, et il installa sa tente à cinquante pas de là. Avant de se rouler dans ses couvertures, cette nuit-là, il avait abattu l’arbre. Le jour suivant il en équarrit le pied, et avant la tombée du soir, le lendemain, il y avait taillé une plaque épaisse de deux pouces, large d’un pied, et longue de trois. Quand il reprit sa marche le lendemain matin vers le Nord-Ouest, il abandonna sa cognée derrière lui. La quatrième nuit, il travailla avec son couteau de chasse et sa hachette de ceinture, amincissant la planchette vers le bas, l’aplanissant et l’égalisant. Il passa la cinquième nuit et la sixième nuit à faire rougir au feu l’extrémité d’une baguette de fer et à graver dans le bois, par ce moyen, les trois premières lettres de l’épitaphe de Deane. Un moment, il hésita, se demandant s’il inscrirait Scottie comme prénom ou David. Il se décida pour David.
Il voyageait sans se presser, car pour lui le printemps était la plus belle de toutes les saisons de la solitude. Les neiges fondues chantaient entre les coteaux et se précipitaient dans les vallons. Les bourgeons des peupliers se gonflaient prêts à éclater et les vignes-lierres étaient rouges comme du sang dans la gloire de leur vie nouvelle.
Dix-sept jours après avoir quitté Churchill, il parvint à la bordure de l’immense steppe. Pendant deux jours il obliqua à l’Ouest et, de bonne heure dans la matinée du troisième jour, il parcourut du regard la grise étendue, mouchetée de caribous en course, que Pelletier, lui et la petite Isabelle avaient traversée lorsqu’ils fuyaient les Esquimaux. Il se rendit d’abord à la cabane où il entra. Il était évident que personne n’y était venu depuis qu’il l’avait quittée. Sur le lit de camp où Deane était mort, il trouva une des mitaines de la petite Isabelle. Il s’était demandé où elle l’avait perdue et il en avait fait une autre de peau de lynx en se rendant à la hutte de Croisset.
Le petit lit qu’il avait installé pour l’enfant sur le plancher était encore comme elle y avait dormi la dernière fois et, sur le bout de couverture qui avait servi d’oreiller, se voyait encore l’empreinte de sa tête. Au mur pendait une paire de vieux pantalons que Deane avait portés. Billy considérait ces objets, immobile et silencieux, son paquet à ses pieds. Il y avait dans la cabane une atmosphère qui l’étouffait, l’angoissait, et il luttait pour maîtriser cette ambiance, en sifflotant. Ses lèvres semblaient inertes. Enfin, il sortit et se dirigea vers la tombe.
Les renards avaient passé par là et avaient un peu fouillé autour de la croix de bois. A part quoi, nul changement. Pendant le reste de l’avant midi, Billy abattit un plant plus épais et en enfonça le gros bout à trois pieds de profondeur dans la terre à demi gelée, au chevet de la tombe. Puis, avec de longues pointes qu’il avait apportées, il y cloua la planchette. Il pensait que personne ne saurait jamais ce que signifiaient les mots de l’épitaphe, personne sinon lui et l’esprit de Scottie Deane. De l’extrémité de la baguette rougie au feu, il avait gravé dans le bois ceci :
David Deane
Décédé le 27 Février 1908.
Aimé par Isabelle et celui
Qui voudrait pouvoir prendre
Votre place et vous rendre
à Elle.
W. M. 15 Avril 1908.
Il ne s’arrêta point quand vint l’heure du dîner, mais d’une crête située à quelques centaines de mètres de là, il apporta des pierres et construisit un monticule de quatre pieds de haut, tout autour du jeune plant, afin que ni tempêtes mi bêtes sauvages ne pussent l’abattre. Puis il se mit à chercher dans les endroits les plus chauds et les plus ensoleillés de la forêt où les sommités verdoyantes de la vie végétale commençaient à se révéler. Il trouva des perce-neiges, des silènes roses, de la vigne pourpre et les déterra racine par racine ; enfin, en regardant entre deux rocs, il découvrit la tige élancée d’une fleur bleue. Il planta la vigne-lierre autour du tumulus et la fleur bleue au chevet de la tombe.
Midi était passé depuis longtemps quand retourna à la cabane et, une fois de plus, il y fut accablé par l’effrayante solitude qui s’en dégageait. Il ne s’était pas imaginé cela. L’esprit de Deane et son occulte présence lui avaient paru plus près de lui à côté des feux de campement et parmi les bois. Billy fit cuire de la viande sur le fourneau, mais la flambée lui sembla bizarre et anormale dans la chambre déserte.
Même l’air qu’il y respirait était lourd, saturé d’une oppression de mort et d’espoirs anéantis. Il pouvait à peine avaler la nourriture qu’il venait de préparer, bien qu’il n’eût rien mangé depuis le matin. Quand il eut fini, il regarda sa montre. Elle marquait quatre heures. Le soleil septentrional s’était évanoui derrière les forêts lointaines, suivi aussitôt par la lumière défaillante du rapide crépuscule. Un moment, Billy resta sans bouger hors de la cabane. Derrière lui, un hibou poussa son hululement solitaire. Au-dessus de sa tête, un passereau de buisson gazouilla. C’était justement l’heure de la fin du jour et le commencement de la nuit, lorsque la solitude retient son souffle et que le calme s’étend.
Billy croisa les bras et écouta. Hors du silence, là-bas, et des ténèbres accrues, quelque chose l’appelait, l’appelait loin de la cabane, loin de la tombe et de la grise immensité de la steppe. Il retourna dans la hutte et empaqueta ses affaires. Il prit la petite moufle pour la conserver avec les autres trésors, ensuite il sortit et ferma la porte derrière lui. Il passa près de la tombe et, pour la dernière fois, regarda l’endroit où Deane gisait inanimé.
— Au revoir, mon vieux ! murmura-t-il, au revoir !
Le hibou hulula plus fort, tandis que Billy se tournait vers l’Ouest. Ce cri le fit frissonner et il pressa le pas dans le désert sans limite qui s’étendait des centaines de milles entre lui et le poste de Fond du Lac.
Des jours, des semaines et des mois d’un isolement comme Billy n’en avait jamais connu de pareil auparavant suivirent ce pèlerinage à la tombe de Deane. C’était plus que de l’isolement. Il avait connu l’isolement, le chagrin et le besoin d’être seul parmi le chaos noir et silencieux de la nuit polaire ; il en était presque devenu fou et il avait vu Pelletier sur le point de mourir pour un rayon de soleil et un bruit de voix.
Mais cette fois-ci c’était autre chose. C’était une morsure plus profonde, de jour en jour, de nuit en nuit, dans son âme. Il avait cru que la pensée d’Isabelle et son souvenir l’auraient rendu plus heureux, même s’il ne devait plus jamais la revoir. Mais en cela il s’était trompé. La solitude n’incite pas à l’oubli. Chaque jour la voix de la jeune femme semblait plus proche et plus réelle pour Billy ; elle faisait de plus en plus partie de ses pensées et d’une façon plus pressante. Il ne se passait pas une heure de la journée qu’il ne se demandât où était Isabelle.
Il espérait qu’elle et le bébé étaient retournées à la vieille maison de Montréal où elle trouverait certainement des amis pour veiller sur elle. Et pourtant, il avait peur qu’elle fût demeurée dans la solitude, que son amour pour Deane l’eût retenue là et qu’elle eût trouvé un emploi de femme dans quelque poste entre les terres supérieures et la steppe.
Parfois un désir irrésistible le possédait de retourner à la cabane de Mac Tabb et d’apprendre où elle était partie. Mais il luttait contre ce désir, comme un homme lutte contre la mort. Il savait qu’une fois qu’il aurait cédé à la tentation de se rapprocher d’elle de nouveau, il perdrait tout ce qu’il avait conquis dans son combat intérieur pendant les journées d’épidémie à la cabane de Croisset.
De sorte que ses pieds l’emportaient sans répit vers l’Ouest, alors que d’invisibles mains le retenaient en arrière. Il n’alla pas directement à Fond du Lac, mais passa presque trois semaines avec un trappeur qu’il avait rencontré près de la rivière Pipestone. On était en juin quand il parvint à Fond du Lac. Il y demeura un mois. Il avait plus qu’à demi escompté y passer l’hiver, mais le facteur du poste se montra peu complaisant ; en outre, Billy n’aimait pas le pays. Aussi, dès le début de juillet, s’enfonça-t-il plus avant vers l’Ouest, dans la région d’Athabasca ; il suivit le rivage nord du Grand Lac et, deux mois plus tard, arriva à Fort Chipewyan, près de l’embouchure de la rivière de l’Esclave.
Il arriva à Chipewyan à un moment propice. Un géologue du gouvernement et une mission de géographes se disposaient justement à en partir pour la Terre inconnue située entre le Grand Esclave et le Grand Ours. Les trois hommes qui étaient arrivés d’Ottawa pressèrent Billy de se joindre à eux. Il profita de l’occasion et demeura avec eux jusqu’à ce que la mission retournât à la rivière Mackenzie par la route de Fort Providence, cinq mois plus tard. Il resta à Fort Providence presque jusqu’à la fin du printemps, puis descendit à Fort Wrigley où il comptait plusieurs amis en service.
Quinze mois de courses vagabondes avaient produit leur effet sur lui. Il ne pouvait plus résister à l’appel du trimardage qui le chassait d’un endroit dans un autre. Et, de plus en plus irrésistible chez lui, croissait le désir de retourner à l’ancienne région, le long du rivage de la grande baie, là-bas, à l’Est. Il avait en partie combiné de rejoindre les constructeurs de voies ferrées du nouveau Transcontinental dans les montagnes de la Colombie britannique ; mais en août, au lieu de se trouver à Edmonton ou à Tête Jaune Cache, il était à Prince Albert à trois cent cinquante milles à l’Est.
De cet endroit, il se dirigea vers le Nord, en compagnie d’une caravane de gens qui se rendaient dans la région du Lac La Rouge, et en octobre, obliqua vers l’Ouest, tout seul, par les canaux du Sissipuk et du Bois Brûlé, jusqu’à Nelson House. Il continua vers le Nord, après une semaine de repos, et, le 18 décembre, la première des deux grandes tempêtes qui firent de l’hiver 1909-1910 un des plus tragiques dans l’histoire des peuplades septentrionales, le surprit à trente milles de la Factorerie d’York. Il lui fallut cinq jours pour parvenir au poste, où il fut retenu pendant plusieurs semaines.
Ce furent les premières de ces terribles semaines de famine et de froid intense pendant lesquelles plus de quinze cents personnes périrent dans la région du Nord. Depuis les Terres désertes jusqu’au pied des versants du Sud, la terre était couverte de quatre à cinq pieds de neige et, de la mi-décembre à la fin de janvier, la température ne s’éleva pas à plus de quarante degrés sous zéro et descendit la plupart du temps entre cinquante et soixante.
De tous les points de la solitude, des nouvelles de famine et de mort arrivaient au poste de la Compagnie. On ne pouvait relever les lignes de pièges à cause du froid intense. Élans, caribous et les bêtes à fourrures elles-mêmes s’étaient ensevelis sous la neige. Les Indiens et les Métis s’amenaient dans les postes. Deux fois, à la Factorerie d’York, Billy vit des mères apporter dans leurs bras leurs bébés morts. Un jour, un trappeur blanc arriva, avec ses chiens et son traîneau et, sur le traîneau, enveloppée dans une peau d’ours, il y avait sa femme qui était morte à cinquante milles, en arrière, dans les forêts.
Pendant ces terribles semaines, Billy ne put s’empêcher jour et nuit de penser à Isabelle et au bébé d’Isabelle. Il s’effrayait à l’idée que, quelque part, dans la solitude, elles souffraient comme souffraient les autres. Il devint à ce point obsédé par cette pensée qu’il fit, une nuit, un rêve effrayant. Dans ce rêve, le visage de la petite Isabelle lui apparut avec un masque pareil à celui de la mort, blême et froid et amaigri par les privations.
Cette vision le décida. Il partirait à Fort Churchill et, si Mac Tabb n’était point là, il se rendrait à sa cabane, par là-bas, du côté du Petit Castor et apprendrait ce qu’il était advenu d’Isabelle et de la petite fille. Quelques jours plus tard, vers le 27 janvier, la température se releva brusquement et Billy se prépara aussitôt à profiter du changement. Un métis en route pour Churchill l’accompagnait et ils partirent le matin suivant. Le 20 février, ils arrivaient à Fort Churchill.
Billy se rendit immédiatement au cantonnement du détachement. Il y avait eu, en deux ans, plusieurs mutations et il ne restait plus qu’un homme de l’ancien corps pour lui serrer la main. Sa première question fut au sujet de Mac Tabb et d’Isabelle Deane. Ni l’un ni l’autre ne se trouvaient à Churchill et n’y avaient été vus depuis l’arrivée du nouvel officier de service.
Mais il y avait du courrier pour Billy : trois lettres. Il y en avait eu une demi-douzaine d’autres, mais on les avait fait suivre à d’anciennes adresses quelque part, là-bas, dans la solitude. Ces trois-là avaient été retournées dernièrement de Fond du Lac. L’une était de Pelletier, la quatrième qu’il avait écrite, disait-il, sans recevoir de réponse. Le gosse était arrivé : une fille, et il se demandait si Billy était mort. La seconde lettre était de son associé de Cobalt.
La troisième, il la tourna et retourna plusieurs fois avant de l’ouvrir. Elle n’avait pas beaucoup l’air d’une lettre. Elle était usée, déchirée aux coins, si salie et tannée d’eau que la suscription en était presque illisible. Elle était allée à Fond du Lac et, de là, avait suivi à Fort Chipewyan. Il l’ouvrit et vit que l’écriture à l’intérieur était à peine plus lisible que l’adresse de l’enveloppe. Les derniers mots étaient tout à fait distincts et il poussa un cri étouffé en reconnaissant que cela venait de Rookie Mac Tabb.
Billy s’approcha d’une fenêtre et s’efforça de déchiffrer ce que Mac Tabb avait écrit. Par place, quand l’eau n’avait pas effacé l’écriture, il pouvait lire une ligne ou quelques mots. Presque tout était disparu, sauf le dernier paragraphe et, lorsque Billy y arriva et en lut les premiers mots, son cœur sembla tout aussitôt mourir en lui et il ne pouvait plus y voir. Mot à mot, il déchiffra ensuite ce qui restait et, quand il eut fini, il tourna son visage pétrifié vers le blanc tourbillon de l’ouragan qui faisait rage de l’autre côté de la fenêtre, les lèvres sèches comme s’il avait traversé une période de fièvre.
Une partie de ce dernier paragraphe était illisible. Mais il en restait assez pour lui faire savoir ce qui s’était passé à la cabane du Petit Castor, là-bas. Mac Tabb avait écrit :
« Nous pensions qu’elle était guérie… Elle retomba malade… Tout ce qu’on a pu, mais cela ne faisait aucun bien… mourut juste cinq semaines jour pour jour après votre départ. Nous l’avons enterrée exactement derrière la cabane… Dieu… ce mioche. Vous ne pouvez vous imaginer comme je l’aimais, Billy… J’ai dû la rendre… »
Il y avait encore une douzaine de lignes ensuite, mais toutes détrempées et incompréhensibles.
Billy froissa la lettre et le nouvel inspecteur se demandait quelles mauvaises nouvelles cet homme avait reçues, tandis qu’il sortait dans le chaos aveuglant de la tempête.
Pendant dix minutes Billy s’enfonça aveuglément dans la tourmente. Il savait à peine la direction qu’il suivait, mais enfin il se retrouva sous le couvert de la forêt à se répéter sans cesse le nom d’Isabelle.
— Morte ! morte !… gémissait-il. Elle est morte !… morte !…
Ensuite, voici que fondit sur lui, refoulant plus avant son premier chagrin, la pensée de la petite Isabelle. Elle était encore avec Mac Tabb, là-bas, à Petit-Castor. Dans le brouillard glacé de la tempête, il relut ce qu’il pouvait déchiffrer de la lettre de Rookie. Quelques mots du dernier paragraphe le frappèrent d’une frayeur mortelle.
« Dieu… ce mioche. Vous ne pouvez vous imaginer comme je l’aimais, Billy… j’ai dû la rendre… » Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce que Mac Tabb lui avait dit dans cette partie de la lettre qui était effacée ?
La réaction se produisit tandis qu’il remettait la lettre dans sa poche. Il revint rapidement sur ses pas jusqu’au bureau de l’inspecteur.
— Je vais descendre à Petit-Castor. Je vais partir aujourd’hui même, dit-il. Y a-t-il ici, à Churchill, quelqu’un que je puisse avoir pour m’accompagner ?
Deux heures plus tard, Billy était sur le départ avec un Indien pour compagnon de route. On ne pouvait obtenir de chiens ni par promesse ni par argent, et ils s’en allèrent en raquettes avec approvisionnement de nourriture pour deux semaines, se dirigeant au Sud-Ouest. Le reste du jour et le jour suivant, ils voyagèrent sans quasiment se reposer. Chaque heure qui s’écoulait ajoutait à la folle impatience qu’avait Billy d’arriver à la cabane de Mac Tabb.
Au matin du second jour commença une de ces deux terribles tempêtes qui balayèrent toute la région septentrionale pendant cet hiver de famine et de mort. Malgré les conseils de l’Indien d’installer un campement fixe en attendant que la température se relevât, Billy insista pour continuer la route. La cinquième nuit, dans la région sauvage et inculte à l’ouest d’Estawey, son Indien omit d’alimenter le feu et, quand Billy examina son compagnon, il s’aperçut qu’il était à demi mourant d’une étrange maladie.
Il disposa l’abri de baumier de l’Indien de manière qu’il fût capable de résister à l’épreuve de la neige et du vent, coupa du bois et attendit. La température continua à s’abaisser et le froid devint excessif. Chaque jour les provisions diminuaient et, enfin, l’heure arriva où Billy vit qu’il allait se trouver face à face avec le grand danger. Il s’éloignait de plus en plus du camp à la recherche du gibier ; même les passereaux de buissons et les pinsons des neiges avaient disparu.
Une fois il lui vint à l’idée qu’il pourrait emporter ce qui restait des provisions et de saisir l’infime chance qu’il avait encore de se sauver. Mais il ne mit pas cette idée à exécution. Le douzième jour l’Indien mourut. Ce fut une terrible journée. Il y avait encore de la nourriture pour vingt-quatre heures.
Billy l’empaqueta ensemble avec ses couvertures et quelques ustensiles de ferblanterie. Il se demandait si l’Indien était mort de maladie contagieuse. En tout cas, il songea à avertir les autres voyageurs qui pourraient passer par là et, au-dessus de l’abri de baumiers de son compagnon, il planta un jeune arbuste au bout duquel il attacha une bande de cotonnade rouge, le signe de la peste dans le Nord.
Alors, il s’en alla parmi la neige épaisse et les rafales sifflantes, sachant bien qu’il n’avait pas plus d’une chance sur mille devant lui et que son unique chance consistait à tourner le dos au vent.
Au soir de cette première journée de lutte, Billy dressa son campement à la corne d’un bois de buissons qui n’était guère plus qu’un fourré. Il avait remarqué que les futaies, les arbres et buissons qu’il avait dépassés depuis midi étaient dépouillés et morts du côté qui était tourné au Nord. Il fit cuire et mangea ses dernières provisions le jour suivant et continua sa route. Le petit bois se changea en broussailles et la broussaille elle-même en vastes étendues de neige que la tempête balayait sans répit.
Toute cette journée, il fut en quête de gibier, d’un battement d’ailes dénonçant une vie d’oiseau ; il mâcha de l’écorce d’arbre, et, dans l’après-midi, une bouchée d’appât à renard qui lui enfla la gorge au point qu’il pouvait à peine respirer. A la nuit, il fit du thé, mais n’eut rien à se mettre sous la dent. Sa faim était aiguë et douloureuse. Ce fut de la torture le lendemain — le troisième jour — car le progrès de la faim est rapide dans ces contrées où déjà rien que les gens très bien portants ont besoin de quatre ou cinq repas quotidiens.
Il campa, bâtit un menu feu de broussailles à la nuit tombante et s’endormit. Il faillit presque ne pas s’éveiller le lendemain matin et quand il fut chancelant sur ses pieds, qu’il sentit encore les lanières de la tempête lui cingler le visage et qu’il entendit la lamentation sifflante des rafales au-dessus de la steppe, il n’ignora plus qu’enfin l’heure était venue de comparaître face à face devant le Tout-Puissant.
Par une raison bizarre, il ne s’effraya point de sa situation. Il s’aperçut que, même aux endroits unis, il pouvait à peine mouvoir ses raquettes, mais ceci avait cessé de l’inquiéter comme il s’en était d’abord inquiété. Il continua d’avancer, heure après heure, de plus en plus faible. Au dedans de lui-même il y avait encore de la vie ; il faisait ce raisonnement que, si la mort devait venir, elle ne pourrait prendre meilleur chemin. Elle promettait du moins d’être sans souffrance, agréable même. La douleur aiguë et lancinante de la faim, pareille à de petits couteaux électriques qui le transperçaient, était finie et il n’éprouvait plus la sensation de froid extrême. Il avait l’impression qu’il pourrait s’étendre dans la neige amoncelée et s’endormir paisiblement.
Il savait ce que cela serait : un sommeil sans fin, avec les renards polaires pour ronger ensuite ses os ; aussi résistait-il à la tentation et s’obligeait-il à marcher encore. La tempête se précipitait toujours de la baie d’Hudson directement vers l’Ouest, lançant ses éternelles giboulées d’une neige ronde et dure comme de la grenaille de plomb ; de la neige qui avait paru d’abord pénétrer sa chair, qui crissait sous ses pieds comme si elle essayait de le faire trébucher et qui s’amassait en remblais et en montagnes sur sa route. S’il pouvait seulement rencontrer un bois, un abri ! C’est ce vers quoi il tendait maintenant son énergie.
Lorsqu’il avait consulté sa montre la dernière fois, il était neuf heures du matin. Maintenant il était tard dans l’après-midi. Il pouvait aussi bien être nuit. Depuis longtemps, l’ouragan avait à moitié aveuglé Billy. Il ne pouvait voir à plus d’une douzaine de pas devant lui. Mais la petite flamme de vie qu’il portait en lui résistait toujours bravement. C’était une héroïque étincelle de vie, une étincelle qui s’obstinait, et dure à s’éteindre. Elle lui disait que lorsqu’il arriverait à un abri, il pourrait au moins le sentir et qu’il fallait lutter jusqu’au bout. Le paquet à son dos n’avait plus de sens ni de poids pour Billy. Il aurait pu faire un mille ou dix par heure. Cela n’avait pas d’importance qu’il se hâtât, cela n’aurait rien changé à sa situation présente.
Beaucoup se seraient couchés parmi la neige et seraient morts en paix, faisant les rêves agréables qui viennent comme une sorte de récompense aux infortunés qui périssent de faim et de froid. Mais l’étincelle qui résistait ordonnait à Billy de mourir debout, s’il devait mourir. Ce fut cette étincelle qui le conduisit à la fin vers un simulacre de bois assez touffu pour lui fournir un abri contre le vent et la neige ; elle brûla alors un peu plus fort, sa flamme monta plus haut et lui rendit une sorte de vue nouvelle.
Et alors, pour la première fois, il constata qu’il devait être nuit car une lueur brillait devant lui et tout le reste était obscur. Sa première pensée fut que c’était un feu de campement à des milles et à des milles, au loin. Puis cette lueur se rapprocha, si bien qu’il sut que c’était une lumière à la fenêtre d’une cabane. Il se traîna de ce côté-là et, quand il fut à la porte, il essaya d’appeler ; mais aucun son ne sortait de ses lèvres tuméfiées. Il lui sembla passer au moins une heure avant de pouvoir dégager ses pieds de ses raquettes. Pais il tâtonna après un loquet, poussa contre la porte et s’élança à l’intérieur de la hutte.
Ce qu’il vit ressemblait à un tableau qui se serait brusquement révélé à la lueur d’un éclair. Dans la cabane, il y avait quatre hommes. Deux étaient assis à une table juste devant lui. L’un de ceux-là tenait un cornet levé et avait tourné vers lui un visage rude et barbu. L’autre était un tout jeune homme et, en ce moment, Billy fut frappé de ce fait bizarre que l’individu en question serrait dans ses mains une boîte de conserve. Une troisième personne le dévisageait de l’endroit où elle était en train de suivre le jeu des deux autres.
Lorsque Billy entra, l’homme retirait justement de ses lèvres une bouteille à demi remplie. La quatrième personne était assise au bord d’un lit de camp avec un visage si blême et si amaigri qu’on l’aurait prise pour un cadavre, n’eût été le regard sombre de ses yeux caves. Billy respira l’odeur du whisky ; il flaira de la nourriture. Il ne vit aucun signe de bienvenue sur les visages tournés vers lui, mais il avança quand même, marmottant des paroles incohérentes. Et alors, l’étincelle, l’étincelle de vitalité qui s’obstinait en lui s’éteignit subitement et il s’écroula sur le plancher. Il entendit une voix qui venait à lui apparemment de très, très loin et qui disait :
— Qui diable est-ce là ?
Ensuite, après, lui sembla-t-il, un long temps, il entendit la même voix qui disait.
— Foutez-le dehors !
Après quoi, il perdit connaissance. Mais en ce dernier instant, entre la lumière et les ténèbres, il éprouva un étrange frisson qui lui donna l’envie de se remettre debout, car il lui semblait avoir reconnu la voix brutale qui avait dit : « Foutez-le dehors ! »
Longtemps avant de reprendre ses sens, Billy savait qu’il n’était pas étendu dans la neige et qu’une boisson chaude descendait dans sa gorge. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il n’y avait plus de lumière dans la cabane. Il faisait jour. Mac Veigh se sentait bien, mais il y avait quelque chose dans la cabane qui le tirait de son repos. C’était l’odeur du bacon frit. Toute sa fringale l’avait repris. La joie de vivre, de penser, brillait dans son visage amaigri tandis qu’il se redressait. Un autre visage, le visage barbu aux yeux rougis, un visage presque bestial dans sa farouche interrogation, se pencha sur lui.
— Où est ta mangeaille, l’ami ?
La question fit l’effet d’un coup de poignard. Billy n’entendit pas le son de sa propre voix tandis qu’il répondait :
— Je n’en ai pas !
La voix de l’homme barbu fut comme un rugissement, tandis qu’il criait aux autres :
— Il n’a pas de victuailles !
En ce moment, Billy réprima le cri qui sortait de ses lèvres. Il reconnaissait la voix maintenant et l’homme aussi. C’était Bucky Smith ! Billy se souleva à demi et retomba à la renverse. Bucky ne l’avait pas reconnu. Sa barbe à lui également, ses cheveux hirsutes et sa figure émaciée avaient empêché qu’on le reconnût.
— Hé bien, nous partagerons, Bucky, murmura une voix faible. C’était celle de l’homme au visage blême et maigre qui était assis au bord du lit la nuit précédente.
— Partage du diable ! grommela l’autre. C’est votre faute, à toi et à Sweedy. Vous avez tort ! Vous avez tort !
Ces mots frappèrent d’horreur les oreilles de Billy. La famine était dans la cabane. Il s’était échoué parmi des bêtes, non parmi des hommes ! Il vit l’individu au visage maigre se rasseoir de nouveau au bord du lit de camp. Sans mot dire, il regarda les autres pour voir qui était Sweedy. C’était le jeune homme qui tenait la boîte de haricots. C’était lui qui faisait griller du « bacon » sur le fourneau de tôle.
— Nous partagerons, Henry et moi, dit-il. Je vous l’ai dit, la nuit dernière. Il regarda Billy : « Content que vous alliez mieux, félicita-t-il. Vous voyez, vous êtes tombé chez nous à un mauvais moment. Nous sommes aux abois pour la mangeaille. Nos deux Indiens sont partis en chasse voici une semaine et ils ne sont pas revenus. Ils sont morts ou filés et nous ne valons guère mieux que des mourants… si la tempête ne s’apaise pas très bientôt. Vous pouvez avoir un peu de notre nourriture à Henry et à moi. »
C’était une froide invitation et qui manquait d’enthousiasme et de sympathie et Billy sentait que même cet homme-là souhaitait qu’il fût mort avant d’atteindre la cabane. Mais l’individu était humain, du moins n’avait-il pas joint sa voix à celle de l’autre qui avait désiré le rejeter au dehors. Il s’efforça de lui exprimer sa reconnaissance et, en même temps, de lui cacher sa faim.
Il s’aperçut qu’il y avait trois minces tranches de lard dans la poële à frire, et il se rendit compte qu’il serait déplacé de révéler un appétit de crève-la-faim devant pareille détresse. Bucky le regardait bien en face, tandis qu’il se mettait debout et il était certain maintenant que l’homme qu’il avait fait chasser du service ne l’avait pas reconnu. Il s’approcha de Sweedy.
— Vous m’avez sauvé la vie, dit-il en lui tendant la main. Voulez-vous me la serrer ?
Sweedy lui donna une molle poignée de main.
— C’est infernal ! fit-il à voix basse. Nous aurions eu des haricots ce matin, si je n’avais pas joué aux dés avec lui, la nuit dernière. Il désigna d’un signe de tête Bucky en train d’ouvrir la boîte. « Il a gagné. »
— Mon Dieu !… commença Billy.
Il n’acheva point. Sweedy retourna le bacon et ajouta :
— Il m’a gagné un morceau de viande hier… un quart de livre de bacon. Le jour d’avant, il avait gagné à Henry sa dernière boîte de haricots. Il a sa part sous sa couverture par là, et il jure qu’il tuera le premier qui ira faire le singe près le son lit, de sorte que vous feriez bien de faire attention. Thompson — Il n’est pas encore levé — a choisi le whisky pour lui. Vous feriez bien de vous défier de lui également. Henry et moi nous partagerons avec vous.
— Merci ! dit Billy. Ce seul mot lui faisait mal.
Henry se leva du lit de camp, courbé et chancelant. Il avait l’air d’un mourant et, pour la première fois, Billy s’aperçut que ses cheveux étaient gris. C’était un tout petit homme et ses mains décharnées tremblaient tandis qu’il les tendait au-dessus du fourneau et faisait un signe de tête à Mac Veigh. Bucky avait enlevé le couvercle de sa boîte et s’approchait de l’étuve avec une casserole d’eau, se plaçant au côté de Billy sans le remarquer. Il traînait après lui une odeur fétide, une odeur de fumée de tabac et de whisky.
Quand il eut mis l’eau sur le feu, il retourna vers l’un des lits de camp et une demi-douzaine d’épithètes grossières réveillèrent Thompson qui se leva stupidement encore à demi ivre. Henry s’était installé à la petite table et Sweedy l’y suivit avec le « bacon ». Billy ne bougea point. Il oubliait sa faim. Son pouls battait rapidement. Des sentiments l’envahissaient qu’il n’avait jamais connus ou imaginés auparavant. Était-il possible que ce fussent-là des gens de son espèce ? Une sorte de folie leur avait-elle enlevé tout instinct d’humanité ? Il vit les yeux rougis de Thompson fixés sur lui ; il se détourna pour éluder leur regard interrogateur et stupide. Bucky renversait dans la casserole la boîte de haricots. Derrière lui, la porte grinça et Billy entendit le gémissement de l’ouragan. Il lui arrivait maintenant comme une sorte de bruit amical.
— Il vaut mieux vous mettre à l’œuvre, l’ami, entendit-il Sweedy lui dire. Voici votre portion.
Une des minces tranches de bacon et un biscuit durci l’attendaient sur une petite assiette. Il mangea aussi âprement que Sweedy et Henry et but une tasse de thé chaud. En deux minutes le repas fut achevé. Il était terriblement insuffisant. Les quelques bouchées de nourriture excitèrent sa fringale et il ne pouvait détacher les yeux de Bucky Smith et de ses haricots. Bucky était le seul à paraître bien nourri et le dégoût de Mac Veigh s’accrut quand Henry se pencha vers lui et lui dit tout bas.
— Il n’a pas eu mes haricots de franc jeu. J’avais trois as et double deux et il a ramassé sur trois cinq et deux six. Quand j’ai protesté, il m’a appelé menteur et m’a battu. Ce sont mes haricots et ceux de Sweedy.
Tout en parlant, les yeux sanguinolents du petit homme ressemblaient à ceux d’un meurtrier.
Billy garda le silence. Il ne se souciait guère de bavarder ou de poser des questions. Personne ne lui demandait qui il était ni d’où il venait et il ne se sentait nullement enclin à en savoir davantage sur ces hommes qu’il avait rencontrés. Bucky avait terminé, il s’essuya la bouche du revers de sa main et regarda Billy.
— Est-ce qu’on va venir avec moi chercher du bois ? demanda-t-il.
— Voilà ! répondit Billy.
Pour la première fois il s’examina. Il boitillait et était extrêmement faible, mais apparemment sain et sauf par ailleurs. Le froid excessif n’avait gelé ni ses oreilles ni ses pieds. Il chaussa ses lourds mocassins, endossa sa grosse capote, mit sa casquette de fourrure et suivit Bucky vers la porte. Un étrange malaise le dominait. Il était persuadé que son vieil adversaire ne l’avait pas reconnu et pourtant il comprenait qu’il pouvait être reconnu d’une minute à l’autre. Si Bucky venait à le reconnaître quand ils seraient dehors seuls…
Il n’avait point peur, mais il frissonna. Il était trop faible pour engager une lutte sérieuse. Il ne surprit pas le regard mauvais que Bucky lança à Thompson. Henry le remarqua et ses yeux étroits se firent plus petits et plus sombres.
Sur leurs raquettes, les deux hommes sortirent parmi la bourrasque, Bucky portant une hache. Il traversa la corne d’un maigre boqueteau et une large clairière que la tempête balayait si farouchement que leurs traces s’effaçaient derrière eux à mesure qu’ils avançaient.
Billy s’imaginait qu’ils avaient parcouru un quart de mille, quand ils atteignirent la crête d’un ravin tellement escarpé qu’il formait quasiment un précipice. Pour la première fois Bucky toucha son compagnon. Il le saisit par un bras et dans sa voix il y avait un accent de triomphe inhumain et moqueur.
— Vous pensiez que je ne vous reconnaissais pas, hein, Billy ? demanda-t-il. Eh bien ! si ! et j’ai précisément attendu pour vous avoir dehors, tout seul. Billy, vous souvenez-vous de ma promesse ? J’ai changé d’idée depuis lors. Je ne vais pas vous tuer. C’est trop dangereux. Il est plus sage de vous laisser mourir de votre belle mort, comme vous allez mourir aujourd’hui ou cette nuit. Si vous revenez à la cabane, je vous tire dessus.
D’un mouvement si prompt que Billy n’eut pas l’occasion d’y parer, Bucky l’envoya rouler, tête première, au fond du ravin. La neige épaisse le préserva dans sa chute interminable. Pendant quelques instants, Billy resta étendu, étourdi. Puis il se releva en titubant et leva les yeux. Bucky était parti. La première pensée de Mac Veigh fut de retourner à la cabane. Il pouvait aisément la retrouver et là affronter Bucky devant les autres. Et pourtant il ne bougea point.
Il inclinait de moins en moins à retourner là-bas et, après avoir un peu hésité, il décida de continuer seul sa lutte pour la vie. Somme toute, sa situation ne serait pas beaucoup plus désespérée que celle des hommes qu’il avait laissés derrière lui à la cabane. Il boutonna strictement sa capote, s’assura que ses raquettes étaient toujours bien attachées et regrimpa sur le flanc opposé du ravin.
Le petit bois se réduisait à rien de nouveau et Billy se jeta hardiment dans les fourrés bas. Tandis qu’il marchait, il se demandait ce qui arriverait à la cabane. Il pensait que, des quatre, Henry ne survivrait pas et que Bucky s’en tirerait le plus facilement de tous. Ce ne fut pas avant l’été suivant que Mac Veigh apprit les actes de folie d’Henry et la façon terrible dont il s’était vengé de Bucky en lui plantant un couteau entre les côtes.
Billy se trouvait déjà à même de calculer la somme d’énergie renfermée dans une tranche de bacon et un biscuit gelé. Ce n’était guère. Longtemps avant midi sa faiblesse première l’avait repris. Il éprouvait même une difficulté plus grande à traîner les pieds dans la neige et il lui semblait maintenant que tout désir l’avait abandonné et que même l’étincelle de résistance s’était éteinte. Il résolut d’aller de l’avant jusqu’à la tombée de la nuit.
Alors, il s’arrêterait, allumerait du feu et s’endormirait à la chaleur.
Au cours de l’après-midi il sortit des broussailles pour pénétrer dans une région plus sauvage. Sa progression était plus lente, mais plus agréable, car parfois il était abrité contre le vent. Une obscurité plus épaisse et plus sombre que celle de la tempête l’enveloppa lorsqu’il arriva à un endroit qui lui parut être la limite de la région désolée. Le sol cédait sous ses pas, et là-bas, au dessous de lui, dans un ravin protégé du vent et de la neige, il aperçut les cimes noires des sapins touffus. Il se mit à y descendre en s’aidant des pieds et des mains. Ses yeux étaient incapables de juger de la distance ou des accidents de terrain et il glissa. Il glissa une douzaine de fois pendant les cinq premières minutes puis il arriva une fois où il ne put se raccrocher et il roula, comme une masse, au bas de la pente de neige.
Il s’arrêta dans un épouvantable heurt et, pour la première fois pendant sa chute, il aurait volontiers hurlé de douleur. Mais la voix qu’il entendit ne partait point de ses lèvres. C’était la voix d’une autre personne, ensuite deux, trois, plusieurs voix, lui sembla-t-il. Ses yeux éblouis discernèrent des objets sombres qui s’agitaient dans la neige drue autour de lui et, juste au delà de ces objets, il y avait quatre ou cinq hauts tumuli de neige pareils à des tentes disposées en cercle.
Il savait ce que c’était. Il avait dégringolé au beau milieu d’un camp d’Indiens. Dans sa joie, il voulut crier quelques mots de sympathie, mais il était sans voix. Alors, les silhouettes qui s’agitaient le saisirent et on le transporta dans le cirque des monticules de neige. La dernière chose dont il eut conscience, ce fut que de la chaleur pénétrait ses poumons.
Ce fut un visage qu’il vit ensuite, tout d’abord après cela, un visage qui semblait venir vers lui, lentement, lentement, du fond de la nuit et s’approcher de plus en plus près jusqu’à ce qu’il reconnût une silhouette de jeune fille aux larges yeux noirs extraordinairement brillants. Dans ces premiers instants de conscience recouvrée, il vint à Mac Veigh la fantastique pensée qu’il mourait et que le visage entrevu faisait partie d’un rêve agréable.
S’il en était ainsi, du moins était-il tombé parmi des amis. Ses yeux s’ouvrirent plus grands, il remua et le visage se recula, mouvement qui provoqua le retour à la vie. Il revint, d’un coup, à la réalité.
Il revit en pensée tout ce qui lui était arrivé jusqu’au moment où il avait dégringolé au bas de la colline et dans le campement indien. Juste au-dessus de lui, il aperçut le sommet en forme d’entonnoir d’un large wigwam de bouleau et, à ses pieds, il vit, dans la paroi de bouleau, une ouverture par laquelle s’échappait un ruban bleu de fumée. Il était dans un wigwam. Il y faisait chaud et il s’y trouvait bien. En se demandant s’il était blessé, il remua. Bouger lui fit pousser un cri aigu de douleur.
C’était la première manifestation de vie véritable qu’il eût donnée et aussitôt le visage se pencha de nouveau sur lui. Il le discerna complètement cette fois avec ses grands yeux sombres et ses joues ovales encadrées de longues tresses de cheveux noirs. Une main toucha son front, fraîche et douce, et une demi-douzaine de mots harmonieux prononcés à voix basse essayèrent de calmer Billy. La jeune fille était une Crie. A sa voix, une Indienne accourut près de la jeune fille, considéra Billy un moment puis s’en alla jusqu’à la porte du wigwam parler, à voix basse, à quelqu’un qui était au dehors.
Quand elle revint, un homme la suivait. Il était vieux et cassé, la figure amaigrie. Les os de ses pommettes saillaient, tant la peau y adhérait étroitement. Derrière lui arriva un homme plus jeune, aussi droit qu’un jeune arbre, à la robuste carrure, la tête façonnée comme un bronze sculpté. Cet homme portait un poisson gelé qu’il tendit à la femme. En le lui donnant, il lui dit en crie ces quelques mots que Billy comprit :
— Voilà le dernier poisson !
Pendant un moment, on eût dit qu’une main redoutable broyait le cœur de Mac Veigh, et en arrêtait presque les battements. Il vit la femme prendre le poisson et, avec un couteau, le couper en deux parties égales dont elle jeta l’une dans une marmite d’eau bouillante suspendue au-dessus du foyer de pierres construit sous l’ouverture du mur.
Ils partageaient avec lui leur dernier poisson ! Billy tenta de se lever. Le plus jeune des deux hommes vint à lui et posa une peau d’ours derrière ses épaules. Celui-ci avait rassemblé quelques mots de patois des métis français et anglais.
— Vous chercher, dit-il, vous blessé, vous faim. Vous avoir à manger bientôt.
Il désigna de la main la marmite d’eau bouillante. Pas un muscle de son admirable figure ne remua. Il y avait quelque chose de divin dans son impassibilité, quelque chose de majestueux dans la manière dont il se déplaçait et respirait. Il s’assit en silence, pendant que la jeune fille apportait la moitié du dernier poisson et il ne prononça pas une parole tant que Billy eut fini de manger, ému à constater qu’il prenait un peu de la vie de ces braves gens. Et quand il parla, ce fut pour engager son hôte à achever le poisson.
Lorsque Billy eut dit quelques mots en crie à l’Indien, celui-ci aussitôt lui tendit la main et son visage rayonna, tandis que Billy la lui serrait. L’homme s’appelait Mukoki, à ce qu’il dit, et il raconta alors ce qui était arrivé. Ils avaient été vingt-deux personnes au camp et maintenant ils étaient quinze, sept étant morts : quatre hommes, deux femmes et un enfant. Chaque jour, pendant la grande tempête de neige, ces hommes étaient partis à la recherche vaine de gibier et, à chacun de ces derniers jours, l’un d’eux n’était pas revenu. Quatre étaient morts ainsi. On avait mangé les chiens. Plus de blé ni de poisson. Il ne restait qu’un peu de farine et c’était pour les femmes et les enfants. Les hommes n’avaient mangé, depuis cinq jours, que des écorces et des racines et il semblait qu’il n’y eût plus rien à espérer. C’était la mort que de s’éloigner un peu du camp. Ce matin, deux hommes étaient partis pour le poste le plus proche, mais Mukoki avouait tranquillement qu’ils ne reviendraient jamais.
Cette nuit-là, le lendemain, la nuit terrible et le terrible jour suivants s’écoulèrent des heures que Billy n’oublierait jamais. Il s’était luxé sérieusement une hanche dans sa chute et ne pouvait se lever de son lit. Mukoki était souvent à son côté, la figure plus tirée, les yeux moins brillants. Le second jour, vers la fin de l’après-midi, leur arriva de l’un des tepees une plainte sourde et lamentable, un gémissement de douleur qui se mettait à l’unisson de la tempête et semblait en faire partie. Un enfant était mort et la mère le pleurait.
Ce soir-là encore, un des chasseurs du camp ne réussit pas à rentrer au crépuscule. Mais le lendemain arrivèrent en même temps la fin de la tempête et de la famine. Dès l’aube, le soleil se montra. Et de bonne heure, dans la journée, un des chasseurs accourut de la forêt, fou de joie. Il s’était aventuré plus loin que les autres et avait trouvé un parc d’élans. Il avait tué deux des bêtes et rapportait de la viande pour un premier festin.
Cette dernière grande tourmente de l’hiver de 1910 s’acheva à l’époque de la fonte des neiges et, aussitôt que la température se mit à remonter, le changement fut prompt. En moins d’une semaine la neige s’amollit sous les pas. Deux jours plus tard, Billy se leva pour la première fois en clopinant. Puis dans l’intervalle d’un seul jour et d’une seule nuit, la gloire du printemps septentrional éclata sur la solitude. Le soleil se levait chaud et doré. Au flanc des monts et dans les vallons, les eaux se précipitaient en torrents écumeux et chantants.
Les pampres rouges empourpraient les rocs nus. Les hochequeues, les geais et les tourterelles des bois voletaient autour du camp et l’air s’emplissait des parfums épars de la vie neuve qui sortait de la terre, des arbres et des broussailles.
Avec la santé et la force qui lui revenaient, croissait d’heure en heure, chez Billy, l’impatience d’arriver à la cabane de Mac Tabb. Il serait parti avant que sa hanche blessée le mît en état de voyager, si Mukoki ne l’avait retenu.
Enfin, le jour arriva où il dit adieu à ses amis de la forêt et il s’élança vers le Sud.
Les longues journées et les longues nuits d’inaction que Billy avait passées au camp indien lui avaient fourni l’occasion de réfléchir plus tranquillement au drame qui était survenu dans sa vie et, ses forces renaissant, il s’était en partie dégagé du gouffre de désespoir où il avait sombré.
Deane était mort. Isabelle était morte. Mais le bébé d’Isabelle vivait toujours et, dans l’espoir de la retrouver et de la réclamer comme sienne, Billy forgeait d’autres rêves des cendres de tout le bonheur qui lui avait échappé.
Il pensait qu’il rencontrerait Mac Tabb à la cabane et qu’il y trouverait l’enfant. Il avait tellement cru qu’Isabelle survivrait qu’il n’avait point parlé à Mac Tabb de l’oncle qui l’avait chassée de la vieille maison de Montréal. Il était content d’avoir gardé devers lui ce secret, car il n’y avait nulle chance dès lors que Rookie eût trouvé des parents de la fillette et Mac Veigh résolut de ne point abandonner la petite Isabelle. Il la garderait pour lui.
Il retournerait vers les régions civilisées, car il lui faudrait y vivre dans l’intérêt de l’enfant. Il fonderait pour elle un foyer avec un jardin, des chiens, des oiseaux et des fleurs. Grâce au produit de sa mine d’argent, il disposerait de quinze mille dollars, et l’enfant ne connaîtrait jamais la pauvreté. Il ferait son éducation, lui achèterait un piano et elle ne manquerait ni de jolies toilettes, ni des objets qui en feraient une lady. Ils seraient ensemble et inséparables toujours. Et quand elle serait grande, il priait, du fond de l’âme, qu’elle ressemblât à l’autre Isabelle… sa mère.
Son chagrin était immense. Il savait qu’il ne parviendrait jamais à oublier ; que les vieux souvenirs de la solitude et de la femme qu’il avait aimée s’imposeraient à lui, des années après des années, avec leur vieux chagrin. Mais ces pensées nouvelles et ces plans d’avenir pour l’enfant rendaient sa douleur moins poignante.
Ce fut tard dans l’après-midi d’un jour ensoleillé et plein de tiédeur printanière, qu’il arriva au Petit Castor, à peu de distance de la cabane de Mac Tabb. Il courut quasiment de là jusqu’à la clairière et le soleil se couchait précisément derrière la forêt, à l’Ouest, lorsqu’il s’arrêta à la lisière de la cavée et aperçut la cabane. C’était de cet endroit qu’il avait vu la petite Isabelle pour la dernière fois. Le buisson derrière lequel il s’était dissimulé était à moins de douze pas de là. Il le remarqua, ensuite il observa des choses qui firent passer dans son cœur un frisson glacial.
Un sentier conduisait dans la forêt de l’endroit où il se trouvait. Ce sentier était presque recouvert déjà par un enchevêtrement de hautes herbes et de plantes de l’année précédente. Rookie devait avoir frayé un nouveau sentier, pensa-t-il.
Puis, craintivement, il parcourut des yeux la clairière et enfin regarda la cabane. Partout, un air de désolation. Nulle fumée ne s’échappait de la cheminée. La porte était close. Nulle apparence de vie aux alentours. Nul bruit de chiens, ni éclat de rire, ni son de voix pour rompre le mortel silence.
Respirant à peine, Billy avança, le cœur de plus en plus angoissé par la crainte qui l’étreignait. La porte de la cabane n’était pas barricadée. Il l’ouvrit, Rien à l’intérieur. Le vieux fourneau était brisé. Les lits dégarnis n’avaient pas servi depuis des mois, depuis deux ans peut-être. Comme Billy avançait encore d’un pas dans la hutte, une hermine s’enfuit devant lui. Il entendit, un moment après, le cri aigu pareil à un cri de souris de sa nichée, sous le plancher de sapin. Il retourna à la porte et resta debout sur le seuil.
— Mon Dieu ! gémit-il.
Il regarda du côté de la cabane de Croisset où Isabelle était morte. Avait-il quelque chance de trouver par là ? Il se le demandait. Il ne restait que peu d’espoir, mais il partit en hâte, en suivant le vieux sentier. L’obscurité du soir tombait rapidement autour de lui. Il faisait presque noir lorsqu’il arriva à l’autre clairière. Et de nouveau il poussa un cri d’angoisse. Ici, plus de cabane. Mac Tabb y avait mis le feu après l’épidémie.
A l’endroit où la hutte s’était élevée se dressait maintenant un décombre noirci et calciné, déjà en partie recouvert par la verdure de la solitude. Billy serra les poings farouchement et s’éloigna, fouillant du regard les alentours. Quelques pas plus loin, il trouva ce que Mac Tabb lui avait dit qu’il trouverait : un tertre et une croix de bois. Et alors, malgré la force de volonté qu’il portait en lui, il se laissa tomber sur la tombe d’Isabelle et un grand sanglot le secoua.
Quand il leva la tête, longtemps après, les étoiles brillaient au ciel. Il faisait une nuit admirablement calme et tout ce qu’il pouvait entendre c’était le bouillonnement et la chanson des eaux printanières du Petit Castor. Il se leva en silence et resta un moment debout sur la tombe, aussi immobile qu’une statue. Ensuite, il s’en alla par le vieux sentier qui l’avait amené. A l’extrémité de la clairière, il se retourna et murmura pour lui-même et pour Elle.
— Je reviendrai, Isabelle, je reviendrai.
A la cabane de Mac Tabb, il avait laissé son sac. Il en passa les courroies à ses épaules et repartit dans la direction du Sud. Il n’y avait plus pour lui qu’une seule chance à tenter désormais. On connaissait Mac Tabb au fort Le Pas. Il s’y ravitaillait et y vendait ses fourrures. Quelqu’un pourrait savoir où il était parti avec le bébé Isabelle.
Ce ne fut qu’après s’être éloigné de plusieurs milles de la scène de mort et de ses espoirs anéantis qu’il étendit ses couvertures et se coucha pour la nuit. Il était debout et avait déjeuné dès l’aube. Le quatrième jour de marche, il arrivait au petit poste extrême de la solitude — le terminus de la voie ferrée — dans le Saskatchewan. En moins d’une heure, il apprit que Rookie Mac Tabb n’était pas venu au poste Le Pas depuis près de deux ans. Personne ne l’avait vu accompagné d’un enfant.
Cette même nuit, un convoi de construction partait pour Etomamie, là-bas, sur la ligne principale, et Billy ne perdit pas de temps à décider ce qu’il ferait. Il irait à Montréal. Si la petite Isabelle n’était pas là, elle était encore quelque part dans la région sauvage avec Mac Tabb. Alors Billy y retournerait et il trouverait, dût-il y consacrer sa vie.
Des jours et des nuits de voyage suivirent et, pendant ces jours et ces nuits, Mac Veigh souhaita ne point trouver l’enfant à Montréal. Si par hasard Mac Tabb avait découvert la famille de la fillette, si Isabelle lui avait révélé son secret avant de mourir, son dernier espoir en ce monde s’évanouissait. Il ne s’attarda pas à chercher de nouveaux vêtements. Cela aurait signifié manquer le train.
Il portait encore son équipement de trappeur, y compris sa casquette de fourrure. A mesure qu’il avançait plus à l’Est, on commençait à le dévisager avec curiosité. Il se fit raser la barbe par le conducteur du train, mais ses cheveux étaient longs, ses mocassins et ses chaussettes allemandes étaient en guenilles et usées, il y avait des déchirures dans sa casaque de caribou et sa chemise grossière en flanelle de la baie d’Hudson. Les fatigues endurées avaient creusé leurs rides sur son visage. Il y avait quelque chose autour de lui, en dehors de son étrange accoutrement, qui firent que les hommes le regardèrent plus d’une fois. Les femmes, plus fines observatrices que les hommes, soupçonnaient le grand chagrin installé à l’arrière-plan de ses yeux. Comme il approchait de Montréal, il se tint de plus en plus à l’écart des autres voyageurs. Lorsqu’enfin le train s’en alla stopper à la grande gare, au cœur de la cité, Billy franchit les grilles et grimpa rapidement la côte vers le mont Royal.
Il pouvait être une heure après dîner et il n’avait rien mangé depuis le matin. Mais il ne pensait pas à sa faim. Vingt minutes plus tard, il était au bas de la rue qu’Isabelle avait habitée. L’une après l’autre, il dépassa les antiques maisons de briques et de pierre cachées derrière leurs solides murailles. Nul changement depuis des années qu’il était venu là. A mi-chemin, entre la côte et le bas de la montagne, il aperçut un vieux jardinier qui émondait du lierre autour d’un ancien canon, au bord de l’avenue.
Il s’arrêta et demanda :
— Pouvez-vous m’indiquer où habite Henri Lecours ?
Le vieux jardinier le dévisagea curieusement pendant une minute et répondit :
— Lecours ? Henri Lecours ? Voilà sa maison, là-haut, derrière le mur de grès rouge… Est-ce la maison que vous voulez voir ou Lecours ?
— Les deux, fit Billy.
— Henri Lecours est mort il y a trois ans, répliqua le jardinier. Êtes-vous un de ses parents ?
— Non ! non ! s’écria Billy, s’efforçant de garder de la fermeté à sa voix, tandis qu’il questionnait encore.
— Y a-t-il là d’autres personnes ? Et qui est-ce ?
Le vieillard secoua la tête.
— Je ne sais pas trop… Il y a une petite fille, quatre ou cinq ans, avec des cheveux blonds… Elle jouait dans le jardin quand je suis passé tout à l’heure… Je l’ai entendue avec le chien.
Billy n’attendit pas d’en savoir davantage. Remerciant son informateur, il gravit rapidement la montée jusqu’au mur de grès rouge. Avant d’arriver à la grille de fer rouillée, lui aussi entendit un rire d’enfant et son cœur se mit à battre furieusement. C’était juste de l’autre côté de la muraille. Dans sa précipitation, il posa le bord de son pied chaussé de mocassin entre deux pierres disjointes et se hissa jusqu’à la crête. Il plongea le regard dans un vaste jardin et, à une douzaine de pas, tout près d’un massif touffu d’arbustes, il vit un enfant qui jouait avec un toutou. Le soleil luisait sur les cheveux dorés de la fillette. Billy entendit un joyeux éclat de rire et puis, pendant une minute, le joli minois se tourna vers lui.
En ce moment, Billy oublia tout et, jetant un cri de bonheur, il prit son élan et sauta de l’autre côté de la muraille.
— Isabelle, Isabelle, ma petite Isabelle.
Il était près d’elle, à genoux. Il la tenait, comme un affamé, dans ses bras et, l’espace d’une seconde, l’enfant fut si effrayée qu’elle retint son souffle et le regarda sans dire un mot.
— Ne me reconnaissez-vous pas ? Ne me reconnaissez-vous pas ? sanglotait-il. Petite Mystère, Isabelle !
Il entendit du bruit, un cri étrange, étranglé, et il leva les yeux. De derrière le massif était venue une jeune femme et elle regardait Billy Mac Veigh, le visage aussi pâle que la mort. Il se releva chancelant et il crut qu’enfin il était devenu fou. Car c’était Isabelle Deane qu’il voyait là et ses yeux bleus le regardaient comme ils l’avaient regardé un instant, cette nuit d’il y avait si longtemps, à la lisière de la steppe.
Il ne pouvait parler. Et alors, comme il reculait d’un pas, en titubant, vers le mur, il tendit ses bras en loques sans savoir au juste ce qu’il faisait et il murmura son nom à elle, comme il l’avait murmuré des centaines de fois, le soir, à côté de son feu de campement solitaire. La faim, la misère, les semaines de maladie et sa lutte presque surhumaine pour atteindre la cabane de Mac Tabb et ensuite son retour à la vie civilisée avaient dompté ses dernières énergies. Pendant des jours il avait vécu sur les réserves de force de ses nerfs qui l’abandonnaient maintenant, le laissant hébété et chavirant. Il tenta de surmonter la faiblesse qui semblait avoir consumé la suprême parcelle de vigueur de son corps épuisé, mais, en dépit de ses plus rudes efforts, le jardin ensoleillé s’assombrit tout à coup à ses yeux.
En cet instant, la vision devint une réalité et comme il se retournait vers la muraille, Isabelle Deane l’appela par son nom. L’instant d’après elle était près de lui, le saisissant presque farouchement par les bras et l’appelant encore et encore par son nom. Faiblesse et étourdissement l’abandonnèrent sur-le-champ, mais, en ce moment, il se rendit compte qu’il devait partir, sauter par-dessus la muraille.
— Je ne serais pas venu… mais je… je vous croyais morte, dit-il. On m’avait dit que vous étiez morte… Je suis content, content, mais je ne serais pas venu…
Elle sentit peser une minute tout le poids de son corps sur ses bras. Elle voyait ce que trahissait ce visage : la misère, le chagrin, les stigmates du ravage laissé par la fièvre.
Et, pendant ces minutes-là, Billy ne voyait plus l’admirable regard qui se révélait dans les yeux d’Isabelle, il n’en voyait plus le merveilleux éclat.
— C’est la mère de Joë l’Indien qui est morte, l’entendit-il dire. Et depuis lors, nous avons attendu, attendu, attendu, la petite Isabelle et moi. J’ai été là-bas, sur la tombe de David et j’ai vu ce que vous avez fait, ce que vous avez écrit au fer rouge sur la croix. Un jour, je le savais, vous reviendriez vers moi. Et nous vous attendions…
Sa voix n’était qu’un murmure à peine, mais Billy l’entendit et tout aussitôt son vertige cessa. Il vit le soleil briller sur les beaux cheveux d’Isabelle et le regard de ses yeux.
— Je suis désolée, désolée, si désolée d’avoir parlé comme je l’ai fait… d’avoir dit que vous l’aviez tué, continuait-elle. Vous vous rappelez, j’ai dit que si je guérissais…
— Oui.
— Et vous avez cru que je voulais dire que si je guérissais, vous deviez partir et vous l’avez promis… et vous avez tenu votre promesse. Mais je ne pouvais pas achever. Cela ne me semblait pas bien alors. Je voulais vous dire, en outre, que j’étais désolée et que… si je guérissais, vous pourriez revenir… un jour… quelque part et puis…
— Isabelle !
— Et maintenant, vous pouvez me redire ce que vous m’avez dit là-bas, au sortir de la steppe, il y a si longtemps…
— Isabelle ! Isabelle !
— Vous comprenez, dit-elle doucement. Vous comprenez… ce n’est pas possible tout de suite… peut-être pas l’an prochain encore… Mais maintenant…
Elle se rapprocha davantage.
— Vous pouvez m’embrasser, dit-elle, et il faut embrasser aussi la petite Isabelle. Il ne faut plus partir bien loin ensuite… C’est si triste d’être seule, si terriblement triste d’être seule avec ses pensées, dans une ville. Et nous sommes heureuses que vous soyez venu, si heureuses…
Le murmure de sa voix se brisa en un sanglot. Et tandis que Billy ouvrait tout grands ses bras en loques et la serrait contre lui, il l’entendit soupirer encore et encore :
— Nous sommes heureuses, heureuses, heureuses que vous soyez revenu près de nous.
— Et est-ce que je puis rester ?
Elle leva vers lui un regard illuminé pour l’accueillir.
— Si vous me désirez toujours, murmura-t-elle, vous pouvez rester.
Enfin, il ne douta plus. Mais il ne pouvait prononcer une parole. Il pencha son visage contre celui d’Isabelle et, pendant un moment, ils restèrent ainsi, tandis que du fond du jardin, là-bas, montait le bruit joyeux d’un éclat de rire enfantin.
Pages | ||
I. |
— La plus terrible chose du monde | |
II. |
— Billy rencontre la femme | |
III. |
— « En l’honneur du vivant » | |
IV. |
— Les chasseurs d’homme | |
V. |
— Billy suit Isabelle | |
VI. |
— La fuite | |
VII. |
— La folie de Pelletier | |
VIII. |
— Petite Mystère | |
IX. |
— Le secret du mort | |
X. |
— Au mépris de la loi | |
XI. |
— La nuit de danger | |
XII. |
— Petite Mystère retrouve son père | |
XIII. |
— Les deux dieux | |
XIV. |
— Le bonhomme de neige | |
XV. |
— La mort rouge et Isabelle | |
XVI. |
— La loi homicide | |
XVII. |
— Isabelle affronte l’abîme | |
XVIII. |
— L’accomplissement d’une promesse | |
XIX. |
— Un pélerinage à la steppe | |
XX. |
— La lettre | |
XXI. |
— L’étincelle de vie | |
XXII. |
— Famine | |
XXIII. |
— La mère et l’enfant |
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 23 AVRIL
MIL NEUF CENT VINGT-SIX PAR
L’IMPRIMERIE FLOCH A MAYENNE
POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie