The Project Gutenberg eBook of La Légende des siècles tome III

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La Légende des siècles tome III

Author: Victor Hugo

Illustrator: François Flameng

Release date: August 6, 2025 [eBook #76638]

Language: French

Original publication: Paris: Hetzel-Quantin, 1880

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LÉGENDE DES SIÈCLES TOME III ***

portrait de Hugo

Au lecteur

Table du tome troisième

ŒUVRES    COMPLÈTES
DE
VICTOR    HUGO


POÉSIE

IX


TOUS DROITS RÉSERVÉS



ÉDITION DÉFINITIVE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX


ŒUVRES COMPLÈTES

DE

VICTOR HUGO

ILLUSTRÉES DE GRAVURES A L’EAU-FORTE

D’APRÈS LES DESSINS DE

FRANÇOIS FLAMENG


POÉSIE

IX

LA LÉGENDE DES SIÈCLES

III

Edition: ne varietur

PARIS

ÉDITION HETZEL-QUANTIN

LIBRAIRIE A. HOUSSIAUX

Françis GUILLOT, Successeur

7, RUE PERRONET, 7


XXII

SEIZIÈME SIÈCLE

RENAISSANCE—PAGANISME

LE SATYRE
PROLOGUE

Un satyre habitait l’Olympe, retiré
Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré;
Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches;
Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens
Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.
Qu’était-ce que ce faune? On l’ignorait; et Flore
Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l’Aurore
Qui sait tout, surprenant le regard du réveil
4 On avait beau parler à l’églantier vermeil,
Interroger le nid, questionner le souffle,
Personne ne savait le nom de ce maroufle.
Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains;
Les ægipans étant fameux comme les vins,
En voyant la colline on nommait le satyre;
On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,
Gès, qui le soir riait, sur le Ménale assis,
Bos, l’ægipan de Crète; on entendait Chrysis,
Sylvain du Ptyx que l’homme appelle Janicule,
Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule;
Anthrops, faune du Pinde, était cité partout;
Celui-ci, nulle part; les uns le disaient loup;
D’autres le disaient dieu, prétendant s’y connaître;
Mais, en tout cas, qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,
C’était un garnement de dieu fort mal famé.
Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé;
La bacchante elle-même en tremblait; les napées
S’allaient blottir aux trous des roches escarpées;
Écho barricadait son antre trop peu sûr;
Pour ce songeur velu, fait de fange et d’azur,
L’andryade en sa grotte était dans une alcôve;
De la forêt profonde il était l’amant fauve;
Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait
Du moment où la nymphe, à l’heure où tout se tait,
Éclatante, apparaît dans le miroir des sources;
Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses;
Il guettait, dans les lacs qu’ombrage le bouleau,
5 La naïade qu’on voit radieuse sous l’eau
Comme une étoile ayant la forme d’une femme;
Son œil lascif errait la nuit comme une flamme;
Il pillait les appâts splendides de l’été;
Il adorait la fleur, cette naïveté;
Il couvait d’une tendre et vaste convoitise
Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,
Et ne s’endormait pas même avec le pavot;
Ce libertin était à la rose dévot;
Il était fort infâme au mois de mai; cet être
Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,
Flore de mijaurée et Zéphir de marmot;
Si l’eau murmurait: J’aime! il la prenait au mot,
Et saisissait l’Ondée en fuite sous les herbes;
Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,
Il faisait une telle orgie avec les lys,
Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,
Et de telles amours, que, témoin du désordre,
Le chardon, ce jaloux, s’efforçait de le mordre;
Il s’était si crûment dans les excès plongé
Qu’il était dénoncé par la caille et le geai;
Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,
Traversait l’ombre; après les mois de sécheresse,
Les rivières, qui n’ont qu’un voile de vapeur,
Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur
De rencontrer sa face effrontée et cornue;
Un jour, se croyant seule et s’étant mise nue
Pour se baigner au flot d’un ruisseau clair, Psyché
L’aperçut tout à coup dans les feuilles caché,
Et s’enfuit, et s’alla plaindre dans l’empyrée;
6 Il avait l’innocence impudique de Rhée;
Son caprice, à la fois divin et bestial,
Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal,
Car partout où l’oiseau vole, la chèvre y grimpe;
Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe;
Et, de plus, il était voleur, l’aventurier.
Hercule l’alla prendre au fond de son terrier,
Et l’amena devant Jupiter par l’oreille.

I
LE BLEU

Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
Quand il vit l’escalier céleste commençant,
On eût dit qu’il tremblait, tant c’était ravissant!
Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
A la fois par les yeux, l’odorat et l’ouïe,
Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux;
Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
De rayons et d’éclairs que Jupiter gouverne,
Il contemplait l’azur, des pléiades voisin;
Béant, il regardait passer, comme un essaim
7 De molles nudités sans fin continuées,
Toutes ces déités que nous nommons nuées.
C’était l’heure où sortaient les chevaux du soleil;
Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
Ouvrait les deux battants de sa porte sonore;
Blancs, ils apparaissaient formidables d’aurore;
Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d’yeux,
Éclatait la rondeur du grand char radieux;
On distinguait le bras du dieu qui les dirige;
Aquilon achevait d’atteler le quadrige;
Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d’or;
Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
Entre la zone obscure et la zone enflammée;
De leurs crins, d’où semblait sortir une fumée
De perles, de saphirs, d’onyx, de diamants,
Dispersée et fuyante au fond des éléments,
Les trois premiers, l’œil fier, la narine embrasée,
Secouaient dans le jour des gouttes de rosée;
Le dernier secouait des astres dans la nuit.
Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,
La terre qui s’efface et l’ombre qui se dore,
Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l’aurore
Dont le hennissement provoque l’infini,
Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
Puissant, pur, rayonnait; un coin était farouche;
Là brillaient, près de l’antre où Gorgone se couche,
Les armes de chacun des grands dieux que l’autan
Gardait sévère, assis sur des os de titan;
8 Là reposait la Force avec la Violence;
On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance;
On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
De Bellone, de Mars, d’Hécate et de Pallas,
Des cheveux au trident et du sang à la foudre.
Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
Si la ronce du bouc apercevait la dent,
Ils auraient l’air pensif du sylvain, regardant
Les armures des dieux dans le bleu vestiaire;
Il entra dans le ciel; car le grand bestiaire
Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas;
Le bon faune crevait l’azur à chaque pas;
Il boitait, tout gêné de sa fange première;
Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
La monstruosité brutale du sylvain
Étant lourde et hideuse au nuage divin.
Il avançait, ayant devant lui le grand voile
Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile;
Soudain il se courba sous un flot de clarté,
Et, le rideau s’étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.
Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
Ces inconnus profonds de l’abîme, étaient là.
Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela,
A la table où jamais on ne se rassasie,
Ils buvaient le nectar et mangeaient l’ambroisie.
9 Vénus était devant et Jupiter au fond.
Cypris, sur la blancheur d’une écume qui fond,
Reposait mollement, nue et surnaturelle,
Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
Et, par moments, avec l’encens, les cœurs, les vœux,
Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l’aigle;
Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle;
On voyait dans ses yeux le monde commencé;
Et dans l’un le présent, dans l’autre le passé;
Dans le troisième errait l’avenir comme un songe;
Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge;
Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
Flottaient dans son regard; sous son sourcil voilé,
Sa volonté parlait à sa toute-puissance;
La nécessité morne était sa réticence;
Il assignait les sorts; et ses réflexions
Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions;
Sa rêverie, où l’ombre affreuse venait faire
Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
Était comme la peau du léopard tigré;
Selon qu’ils s’écartaient ou s’approchaient, au gré
De ses décisions clémentes ou funèbres,
Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
S’ouvrir ou se fermer les ciseaux d’Atropos;
La radieuse paix naissait de son repos,
Et la guerre sortait du pli de sa narine;
Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
Calme, et si patient que les sœurs d’Arachné,
Entre le froid conseil de Minerve émané
10 Et l’ordre redoutable attendu par Mercure,
Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.
Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,
L’enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
Qui, le jour qu’il naquit, riait, se sentant d’âge
A commencer, du haut des cieux, son brigandage.
L’univers apaisé, content, mélodieux,
Faisait une musique autour des vastes dieux;
Partout où le regard tombait, c’était splendide;
Toute l’immensité n’avait pas une ride;
Le ciel réverbérait autour d’eux leur beauté;
Le monde les louait pour l’avoir bien dompté;
La bête aimait leurs arcs, l’homme adorait leurs piques;
Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés;
Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
Et même la clameur du triste lac Stymphale,
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.
Au-dessus de l’Olympe éclatant, au delà
Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux;
11 Ouverture du puits de l’infini sans borne;
Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne;
Orbe inouï, mêlant dans l’azur nébuleux
Aux lions constellés les sagittaires bleus.
Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
Ajoutât des clous d’or à sa conque d’ébène,
Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
Étaient tout noirs, ayant pour mère l’âpre Nuit;
Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille;
Lutte affreuse! il vainquit; l’Ombre encore en tressaille;
De sorte que, percés des flèches d’Apollon,
Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
En souvenir du sombre et lumineux désastre,
Ont maintenant la plaie incurable d’un astre.
Hercule, de ce poing qui peut fendre l’Ossa,
Lâchant subitement le captif, le poussa
Sur le grand pavé bleu de la céleste zone:
—Va, dit-il. Et l’on vit apparaître le faune,
Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
Pareil au bouc velu qu’à Smyrne le marin,
En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles;
L’éclat de rire fou monta jusqu’aux étoiles,
Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont
Leva la tête et dit:—Quel crime font-ils donc?
Jupiter, le premier, rit; l’orageux Neptune
Se dérida, changeant la mer et la fortune;
12 Une Heure qui passait avec son sablier
S’arrêta, laissant l’homme et la terre oublier;
La gaîté fut, devant ces narines camuses,
Si forte, qu’elle osa même aller jusqu’aux Muses;
Vénus tourna son front, dont l’aube se voila,
Et dit:—Qu’est-ce que c’est que cette bête-là?
Et Diane chercha sur son dos une flèche;
L’urne du Potamos étonné resta sèche;
La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
De sa roue arrogante insulta l’ægipan;
Les déesses riaient toutes comme des femmes.
Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus;
L’homme-chèvre ébloui regarda ses pieds nus;
Alors on se pâma; Mars embrassa Minerve,
Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
La meute de Diane aboya sur l’Œta;
Le tonnerre n’y put tenir, il éclata;
Les immortels penchés parlaient aux immortelles;
Vulcain dansait; Pluton disait des choses telles
Que Momus en était presque déconcerté;
Pour que la reine pût se tordre en liberté,
Hébé cachait Junon derrière son épaule;
Et l’Hiver se tenait les côtes sur le pôle.
Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.
Et lui, disait tout bas à Vénus:—Viens-nous-en.
13 Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
Le bruit divin que fit la tempête du rire.
Hercule dit:—Voilà le drôle en question.
—Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
Tu mériterais bien qu’on te changeât en marbre,
En flot, ou qu’on te mît au cachot dans un arbre;
Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
A ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants;
Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
L’Olympe écoute. Allons, chante.
Le chèvre-pieds
Dit:—Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés;
Hercule ne prend pas bien garde lorsqu’il entre;
Il a marché dessus en traversant mon antre.
Or, chanter sans pipeaux, c’est fort contrariant.
Mercure lui prêta sa flûte en souriant.
L’humble ægipan, figure à l’ombre habituée,
Alla s’asseoir rêveur derrière une nuée,
Comme si, moins voisin des rois, il était mieux,
Et se mit à chanter un chant mystérieux.
14 L’aigle, qui, seul, n’avait pas ri, dressa la tête.
Il chanta, calme et triste.
Alors sur le Taygète,
Sur le Mysis, au pied de l’Olympe divin,
Partout on vit, au fond du bois et du ravin,
Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches;
La biche à l’œil profond se dressa sur ses hanches,
Et les loups firent signe aux tigres d’écouter;
On vit, selon le rhythme étrange, s’agiter
Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
Et les sinistres fronts des grands chênes s’émurent.
Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
Ne semblait plus savoir qu’il était chez les dieux.

15

II
LE NOIR

Le satyre chanta la terre monstrueuse.
L’eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,
Sembla dans son prélude errer comme à travers
Les sables, les graviers, l’herbe et les roseaux verts;
Puis il dit l’Océan, typhon couvert de baves,
Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,
Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,
Où l’ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,
Où le volcan, noyé sous d’affreux lacs, regrette
La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,
Où l’on distingue, au fond des gouffres inouïs,
Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.
Il dit la séve; il dit la vaste plénitude
De la nuit, du silence et de la solitude,
Le froncement pensif du sourcil des rochers;
Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,
Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,
La végétation aux mille têtes songe;
Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux;
16 Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,
Ils gardent la figure antique de la terre;
Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère;
Il protége et défend le coin du bois ami
Où le gland l’engendra, s’entr’ouvrant à demi,
Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.
Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,
Que d’efforts, que de peine au rude bûcheron!
Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,
Et tout ce qu’aux bas-fonds d’Hémus, sur l’Érymanthe,
Sur l’Hymète, l’autan tumultueux tourmente;
Avril avec Tellus pris en flagrant délit,
Les fleuves recevant les sources dans leur lit,
La grenade montrant sa chair sous sa tunique,
Le rut religieux du grand cèdre cynique,
Et, dans l’âcre épaisseur des branchages flottants,
La palpitation sauvage du printemps.
«Tout l’abîme est sous l’arbre énorme comme une urne.
La terre sous la plante ouvre son puits nocturne
Plein de feuilles, de fleurs et de l’amas mouvant
Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,
Et dit:—Vivez! Prenez. C’est à vous. Prends, brin d’herbe!
Prends, sapin!—La forêt surgit; l’arbre superbe
Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds;
La racine effrayante aux longs cous repliés,
Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
Descend, plonge, atteint l’ombre et tâche de la boire,
Et, bue, au gré de l’air, du lieu, de la saison,
17 L’offre au ciel en encens ou la crache en poison,
Selon que la racine, embaumée ou malsaine,
Sort, parfum, de l’amour, ou, venin, de la haine.
De là, pour les héros, les grâces et les dieux,
L’œillet, le laurier-rose ou le lys radieux,
Et, pour l’homme qui pense et qui voit, la ciguë.
«Mais qu’importe à la terre? Au chaos contiguë,
Elle fait son travail d’accouchement sans fin.
Elle a pour nourrisson l’universelle faim.
C’est vers son sein qu’en bas les racines s’allongent.
Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
Les éléments, épars dans l’air souple et vivant;
Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent;
Tout leur est bon, la nuit, la mort; la pourriture
Voit la rose et lui va porter sa nourriture;
L’herbe vorace broute au fond des bois touffus;
A toute heure, on entend le craquement confus
Des choses sous la dent des plantes; on voit paître
Au loin, de toutes parts, l’immensité champêtre;
L’arbre transforme tout dans son puissant progrès;
Il faut du sable, il faut de l’argile et du grès;
Il en faut au lentisque, il en faut à l’yeuse,
Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse
Regarde la forêt formidable manger.»
Le satyre semblait dans l’abîme songer;
Il peignit l’arbre vu du côté des racines,
18 Le combat souterrain des plantes assassines,
L’antre que le feu voit, qu’ignore le rayon,
Le revers ténébreux de la création,
Comment filtre la source et flambe le cratère;
Il avait l’air de suivre un esprit sous la terre;
Il semblait épeler un magique alphabet;
On eût dit que sa chaîne invisible tombait;
Il brillait; on voyait s’échapper de sa bouche
Son rêve avec un bruit d’ailes vague et farouche:
«Les forêts sont le lieu lugubre; la terreur,
Noire, y résiste même au matin, ce doreur;
Les arbres tiennent l’ombre enchaînée à leurs tiges;
Derrière le réseau ténébreux des vertiges,
L’aube est pâle, et l’on voit se tordre les serpents
Des branches sur l’aurore horribles et rampants;
Là, tout tremble; au-dessus de la ronce hagarde,
Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde;
La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,
Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,
Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages
Avec qui l’ombre voit dialoguer les sages,
Guettent le grand secret, muets, le cou tendu;
L’œil des montagnes s’ouvre et contemple éperdu;
On voit s’aventurer dans les profondeurs fauves
La curiosité de ces noirs géants chauves;
Ils scrutent le vrai ciel, de l’Olympe inconnu;
Ils tâchent de saisir quelque chose de nu;
Ils sondent l’étendue auguste, chaste, austère,
19 Irritée, et, parfois surprenant le mystère,
Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,
Et l’Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,
Montrant sa forme blanche au fond de l’insondable.
O nature terrible! ô lien formidable
Du bois qui pousse avec l’idéal contemplé!
Bain de la déité dans le gouffre étoilé!
Farouche nudité de la Diane sombre
Qui, de loin regardée et vue à travers l’ombre,
Fait croître au front des rocs les arbres monstrueux!
O forêt!»
Le sylvain avait fermé les yeux;
La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,
Il prenait et quittait, importunait sa lèvre;
Le faune la jeta sur le sacré sommet;
Sa paupière était close, on eût dit qu’il dormait,
Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière.
Il poursuivit:
«Salut! Chaos! gloire à la Terre!
Le chaos est un dieu; son geste est l’élément;
Et lui seul a ce nom sacré: Commencement.
C’est lui qui, bien avant la naissance de l’heure,
Surprit l’aube endormie au fond de sa demeure,
Avant le premier jour et le premier moment;
20 C’est lui qui, formidable, appuya doucement
La gueule de la nuit aux lèvres de l’aurore;
Et c’est de ce baiser qu’on vit l’étoile éclore.
Le chaos est l’époux lascif de l’infini.
Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni;
Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches
De sa fécondité comme de ses débauches.
Fussiez-vous dieux, songez en voyant l’animal!
Car il n’est pas le jour, mais il n’est pas le mal.
Toute la force obscure et vague de la terre
Est dans la brute, larve auguste et solitaire;
La sibylle au front gris le sait, et les devins
Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins;
Et c’est là ce qui fait que la thessalienne
Prend des touffes de poil aux cuisses de l’hyène,
Et qu’Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,
Le chant sombre qui sort du hurlement des loups.»
—Marsyas! murmura Vulcain, l’envieux louche.
Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.
Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit;
Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit:
«Et maintenant, ô dieux! écoutez ce mot: L’âme!
Sous l’arbre qui bruit, près du monstre qui brame,
Quelqu’un parle. C’est l’Ame. Elle sort du chaos.
Sans elle, pas de vents, le miasme; pas de flots,
L’étang; l’âme, en sortant du chaos, le dissipe;
21 Car il n’est que l’ébauche et l’âme est le principe.
L’Être est d’abord moitié brute et moitié forêt;
Mais l’Air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît.
L’homme? qu’est-ce que c’est que ce sphinx? Il commence
En sagesse, ô mystère! et finit en démence.
O ciel qu’il a quitté, rends-lui son âge d’or!»
Le faune, interrompant son orageux essor,
Ouvrit d’abord un doigt, puis deux, puis un troisième,
Comme quelqu’un qui compte en même temps qu’il sème,
Et cria, sur le haut Olympe vénéré:
«O dieux! l’arbre est sacré, l’animal est sacré,
L’homme est sacré; respect à la terre profonde!
La terre où l’homme crée, invente, bâtit, fonde,
Géant possible, encor caché dans l’embryon,
La terre où l’animal erre autour du rayon,
La terre où l’arbre ému prononce des oracles,
Dans l’obscur infini tout rempli de miracles,
Est le prodige, ô dieux! le plus proche de vous;
C’est le globe inconnu qui vous emporte tous,
Vous les éblouissants, la grande bande altière,
Qui dans des coupes d’or buvez de la lumière,
Vous qu’une aube précède et qu’une flamme suit,
Vous les dieux, à travers la formidable nuit!»
La sueur ruisselait sur le front du satyre,
22 Comme l’eau du filet que des mers on retire;
Ses cheveux s’agitaient comme au vent libyen.
Phœbus lui dit:—Veux-tu la lyre?
—Je veux bien,
Dit le faune; et, tranquille, il prit la grande lyre.
Alors il se dressa debout dans le délire
Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,
Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.
—Il est beau! murmura Vénus épouvantée.
Et Vulcain, s’approchant d’Hercule, dit: Antée.
Hercule repoussa du coude ce boiteux.

23

III
LE SOMBRE

Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.
Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre,
L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus;
Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide;
Comment le parfum pur devint miasme fétide,
Comment l’hymne expira sous le clair firmament,
Comment la liberté devint joug, et comment
Le silence se fit sur la terre domptée;
Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
Mais il avait dans l’œil l’éclair du feu volé;
Il dit l’humanité mise sous le scellé,
Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.
Tristes hommes; ils ont vu le ciel se fermer.
En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer;
En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
Le monstre à l’aile onglée, aux sept gueules de flamme;
24 Hélas! comme Cadmus, ils ont bravé le sort;
Ils ont semé les dents de la bête; il en sort
Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte
L’évanouissement du vent mystérieux.
Ces spectres sont les rois; ces spectres sont les dieux.
Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse;
L’antique égalité devient sous eux bassesse;
Dracon donne la main à Busiris; la Mort
Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
Et le dernier soupir libre et divin s’exhale
Sous la difformité de la loi colossale.
L’homme se tait, ployé sous cet entassement;
Il se venge; il devient pervers; il vole, il ment;
L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave;
Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave;
Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
Et dans le chant du faune on entendait gronder
Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.
Il dit la guerre; il dit la trompette et le glaive;
La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,
La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
Les plis voluptueux des bannières flottantes;
L’aube naît; les soldats s’éveillent sous les tentes;
La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux;
L’armée en marche ondule au fond des chemins creux;
La baliste en roulant s’enfonce dans les boues;
L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues;
Cris des chefs, pas confus; les moyeux des charrois
Balafrent les talus des ravins trop étroits.
25 On se rencontre, ô choc hideux! les deux armées
Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.
O vaste effarement! chaque bande a son roi.
Perce, épée! ô cognée, abats! massue, assomme!
Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme et l’homme et l’homme!
Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours;
Maintenant, pourrissez, et voici les vautours!
Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire;
L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre;
Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
Écoute s’il entend les rois là-haut marcher;
Il se hérisse; l’ombre aux animaux le mêle;
Il déchoit; plus de femme, il n’a qu’une femelle;
Plus d’enfants, des petits; l’amour qui le séduit
Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit;
Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent;
Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,
Si bien que le bâillon est maintenant un mors.
Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts;
Qu’est la création sans cette initiale?
Seul sur la terre il a la lueur faciale;
Seul il parle; et sans lui tout est décapité.
Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté
De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme;
Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux;
Et la forêt du sort et la meute des maux,
Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,
26 Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur;
En cercle autour de lui se taisaient les Borées;
Et, comme par un fil invisible tirées,
Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus;
Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.
Les dieux ne riaient plus; tous ces victorieux,
Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.
Il reprit:
«Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
L’homme en bas; pour valets aux tyrans, les fléaux.
L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,
Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute;
Tout le trahit; parfois, il renonce à la lutte.
Où donc est l’espérance? Elle a lâchement fui.
Toutes les surdités s’entendent contre lui;
Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole;
Autour de lui la mer sinistre se désole;
Grâce au hideux complot de tous ces guets-apens,
Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents;
Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette;
27 La peste aide le glaive, et l’élément complète
Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant;
Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend
Assez d’âme pour être une force, complice
De son impénétrable et nocturne supplice;
Et la Matière, hélas! devient Fatalité.
Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité!
Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,
Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,
Et changer la figure implacable du temps!
Qui connaît le destin? qui sonda le peut-être?
Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,
Vaincra tout, changera le granit en aimant,
Fera pencher l’épaule au morne escarpement,
Et rendra l’impossible aux hommes praticable.
Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,
Le genre humain se va forger son point d’appui;
Je regarde le gland qu’on appelle aujourd’hui,
J’y vois le chêne; un feu vit sous la cendre éteinte.
Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
Ramperas-tu toujours parce que tu rampas?
Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,
Et, dérobant l’éclair à l’Inconnu sublime,
Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi?
Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,
Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre
Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,
Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,
28 Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,
Se construire à lui-même une étrange monture
Avec toute la vie et toute la nature,
Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,
Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer!
On le verra, vannant la braise dans son crible,
Maître et palefrenier d’une bête terrible,
Criant à toute chose: Obéis, germe, nais!
Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais
Fait de tous les secrets que l’étude procure,
Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
Passer dans la lueur ainsi que les démons,
Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
Beau, tenant une torche aux astres allumée,
Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée!
On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit
De l’aurore enfonçant les portes de la nuit!
Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,
Il ne jettera pas son dragon à la nage,
Et ne franchira pas les mers, la flamme au front?
Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront
Il ne lui dira pas: Envole-toi, matière!
S’il ne franchira point la tonnante frontière;
S’il n’arrachera pas de son corps brusquement
La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
Que la fange hideuse à la pensée inflige?
De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige!
Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux.
Oh! lève-toi, sois grand, homme! va, factieux!
Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,
29 Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,
C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel;
Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,
Afin—car un esprit se meut comme une sphère—
De faire aussi ton cercle autour de la lumière!
Entre dans le grand chœur! va, franchis ce degré,
Quitte le joug infâme et prends le joug sacré!
Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme!
Transfigure-toi! va! sois de plus en plus l’âme!
Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,
Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu;
Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune!»

IV
L’ÉTOILÉ

Le satyre un moment s’arrêta, respirant
Comme un homme levant son front hors d’un torrent;
Un autre être semblait sous sa face apparaître;
Les dieux s’étaient tournés inquiets vers le maître,
Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.
30 Il reprit:
«Sous le poids hideux qui l’étouffait,
Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.
Dieux, vous ne savez pas ce que c’est que le monde;
Dieux, vous avez vaincu, vous n’avez pas compris.
Vous avez au-dessus de vous d’autres esprits,
Qui, dans le feu, la nue, et l’onde et la bruine,
Songent, en attendant votre immense ruine.
Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui suis
La prunelle effarée au fond des vastes nuits?
Dieux, il est d’autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.
Sachez ceci, tyrans de l’homme et de l’Érèbe,
Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond,
Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont
Où la terre et le ciel semblent en équilibre,
Mais vous pour être rois et moi pour être libre.
Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,
Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,
Moi je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.
Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,
Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,
Sont devant mon regard la même vision;
Les dieux, les fléaux, ceux d’à présent, ceux d’ensuite,
Traversent ma lueur et sont la même fuite.
Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu’un est.
Mais celui-là, jamais l’homme ne le connaît.
L’humanité suppose, ébauche, essaye, approche;
31 Elle façonne un marbre, elle taille une roche,
Et fait une statue, et dit: Ce sera lui.
L’homme reste devant cette pierre ébloui;
Et tous les à peu près, quels qu’ils soient, ont des prêtres.
Soyez les Immortels, faites! broyez les êtres,
Achevez ce vain tas de vivants palpitants,
Régnez; quand vous aurez, encore un peu de temps,
Ensanglanté le ciel que la lumière azure,
Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,
C’est bien, tout sera dit, vous serez remplacés
Par ce noir dieu final que l’homme appelle Assez!
Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,
Et les choses qu’on crut éternelles s’écroulent
Avant qu’on ait le temps de compter jusqu’à vingt.»
Tout en parlant ainsi, le satyre devint
Démesuré; plus grand d’abord que Polyphème,
Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème
Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,
Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l’Athos;
L’espace immense entra dans cette forme noire;
Et, comme le marin voit croître un promontoire,
Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant;
Sur son front blêmissait un étrange orient;
Sa chevelure était une forêt; des ondes,
Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes;
Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas;
Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats;
Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,
32 Et ses difformités s’étaient faites montagnes;
Les animaux qu’avaient attirés ses accords,
Daims et tigres, montaient tout le long de son corps;
Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres;
Le pli de son aisselle abritait des décembres;
Et des peuples errants demandaient leur chemin,
Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main;
Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante;
La lyre, devenue en le touchant géante,
Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris,
Les ouragans étaient dans les sept cordes pris
Comme des moucherons dans de lugubres toiles;
Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.
Il cria:
«L’avenir, tel que les cieux le font,
C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,
C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose!
On mutile l’effet en limitant la cause;
Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.
On fait du ténébreux avec le radieux;
Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes?
Les clartés, les éthers, ne sont pas des royaumes.
Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs!
Place à l’atome saint, qui brûle ou qui ruisselle!
33 Place au rayonnement de l’âme universelle!
Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.
Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit!
Partout une lumière et partout un génie!
Amour! tout s’entendra, tout étant l’harmonie!
L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.
Place à Tout! Je suis Pan; Jupiter! à genoux.»

XXIII

Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux;
Là gisent les fléaux avec la nuit sur eux;
Et je criai:—Tibère!—Eh bien? me dit cet homme.
—Tiens-toi là.—Soit.—Néron!—L’autre monstre de Rome
Dit:—Qui donc m’ose ainsi parler?—Bien. Tiens-toi là.
Je dis:—Sennachérib! Tamerlan! Attila!
—Qu’est-ce donc que tu veux? répondirent trois gueules.
—Restez là. Plus un mot. Silence. Soyez seules.
Je me tournai:—Nemrod!—Quoi?—Tais-toi.—Je repris:
—Cyrus! Rhamsès! Cambyse! Amilcar! Phalaris!
38 —Que veut-on?—Restez là.—Puis, passant aux modernes,
Je comparai les bruits de toutes les cavernes,
Les antres aux palais et les trônes aux bois,
Le grondement du tigre au cri d’Innocent trois;
Nuit sinistre où pas un des coupables n’échappe,
Ni sous la pourpre Othon, ni Gerbert sous la chape.
Pensif, je m’assurai qu’ils étaient bien là tous,
Et je leur dis:—Quel est le pire d’entre vous?
Alors, du fond du gouffre, ombre patibulaire
Où le nid menacé par l’immense colère
Autrefois se blottit et se réfugia,
Satan cria:—C’est moi!—Crois-tu? dit Borgia.

XXIV

CLARTÉ D’AMES

 

Sait-on si ce n’est pas de la clarté qui sort
Du cerveau des songeurs sacrés, creusant le sort,
La vie et l’inconnu, travailleurs de l’abîme?
Voici ce que j’ai vu dans une nuit sublime:
Cette nuit-là pas une étoile ne brillait;
C’était au mois d’Eglad que nous nommons juillet;
Et sous l’azur noir, face immense du mystère,
Dans tous les lieux déserts qui sont sur cette terre,
42 Forêts, plages, ravins, caps où rien ne fleurit,
Les solitaires, ceux qui vivent par l’esprit,
Sondant l’éternité, l’âme, le temps, le nombre,
Effarés et sereins, étaient épars dans l’ombre;
L’un en Europe; l’autre en Inde, où, dans les bois
Cachant ses jeunes faons, la gazelle aux abois
Attend pour s’endormir que le lion s’endorme;
Un autre dans l’horreur de l’Afrique difforme.
Tous ces hommes avaient l’idéal pour objet;
Et chacun d’eux était dans son antre et songeait.
Ces prophètes étaient frères sans se connaître;
Pas un d’eux ne savait, isolé dans son être
Et sa pensée ainsi qu’un roi dans son état,
Que quelqu’un de semblable à lui-même existât;
Ils veillaient, et chacun se croyait seul au monde;
Aucun lien entre eux que l’énigme profonde
Et la recherche obscure et terrible de Dieu.
Ils pensaient; l’infini sans borne et sans milieu
Pesait sur eux; pas un qui de la solitude
N’eût la mystérieuse et sinistre attitude;
Pourtant ils étaient doux ces hommes effrayants.
Sphar était attentif aux nuages fuyants;
Stélus laissait, du fond des mers, du bord des grèves,
Du haut des cieux, venir à lui les vastes rêves;
Pythagore disait: Dieu! fais ce que tu dois!
Thur regardait l’abîme et comptait sur ses doigts;
Sadoch rêvait l’éden, ayant pour lit des pierres;
Zès, qui n’ouvrait jamais qu’à demi les paupières,
43 Contemplait cette chose implacable, la nuit;
Sadoch guettait l’autre être insondable, le bruit;
Sostrate étudiait, dans l’eau qu’un souffle mène,
Dans la fumée et l’air, la destinée humaine;
Lycurgue, formidable et pâle, méditait;
Eschyle était semblable au rocher qui se tait,
Et tournait vers l’Etna fumant son grand front chauve;
Isaïe, habitant d’un sépulcre, esprit fauve,
Adressait la parole à ceux qui ne sont plus;
Comme Isaïe, un sage, un fou, Phégorbélus,
Parlait dans la nuée aux faces invisibles,
Et disait, feuilletant on ne sait quelles bibles:
—Je parle, et ne sais pas si je suis écouté;
Les spectres plus nombreux que les mouches d’été
M’entourent, et sur moi se précipite et tombe
La légion de ceux qui rêvent dans la tombe;
On me hait dans le monde étrange de la mort;
Je sens parfois, la nuit, un rêve qui me mord,
Et les êtres de l’ombre, essaim, foule inconnue,
M’attaquent quand je dors; pourtant je continue,
Et je cherche à savoir le grand secret caché
Qu’Ève devina presque et qu’entrevit Psyché.—
Orobanchus, gardien de l’autel des Trois Grâces,
Maudissait vaguement les casques, les cuirasses
Et les glaives, semeurs tragiques du trépas,
Et, sombre, murmurait:—Mortels, n’oubliez pas
Qu’Aglaé dans sa main tient un bouton de rose.—
Chacun recommandait à l’ombre quelque chose
De faible, le haillon, le chaume, le grabat;
Phtès, les damnés sur qui trop de haine s’abat,
44 Hermanès, l’humble toit du lépreux sans défense,
Gyr le droit, et Lysis la vénérable enfance.
Tous voulaient secourir l’homme, et le protéger
Contre ce monstre obscur, l’innombrable danger;
Tous calculaient le mal à fuir, le bien à faire.
La terre est sous les yeux du destin; cette sphère
Semble être par quelqu’un confiée aux penseurs.
La nuit était immense, et dans ses épaisseurs
Tout sommeillait, les bois, les monts, les mers, les sables;
Eux, ils ne dormaient point, étant les responsables.
Les heures s’écoulaient, la nuit passait; mais rien,
Ni la faim, ni la soif, ni le vent syrien
Qui va des mers d’Adram jusqu’au Tibre de Rome,
Ne troublait ces esprits, souffrant des maux de l’homme;
Ils avaient la révolte en eux, l’altier frisson
Que donne, à qui se sent des ailes, la prison;
Chacun tâchait de rompre un anneau de la chaîne;
Plus d’imposture! plus de guerre! plus de haine!
Il sortait de chacun de ces séditieux
Une sommation qui s’en allait aux cieux.
La vérité faisait, claire, auguste, insensée,
De chacun de ces fronts jaillir une pensée,
La justice, la paix, l’enfer amnistié.
Ces cerveaux lumineux dégageaient la pitié,
La bonté, le pardon aux vivants éphémères,
L’espérance, la joie et l’amour, des chimères,
Des rêves comme en font les astres, s’ils en font;
Cela se répandait sous le zénith profond;
45 Tous ces hommes étaient plongés dans les ténèbres;
Seuls et noirs, combinant les rhythmes, les algèbres,
Le chiffre avec le chant, le passé, le présent,
Ajoutant quelque chose à l’homme, agrandissant
La prunelle, l’esprit, la parole, l’ouïe,
Ils songeaient; et l’aurore apparut, éblouie.

XXV

LES CHUTES

FLEUVES ET POËTES

 

Le grand Niagara s’écroule, le Rhin tombe;
L’abîme monstrueux tâche d’être une tombe,
Il hait le géant fleuve, et dit: j’engloutirai.
Et le fleuve, pareil au lion attiré
Dans l’antre inattendu d’une hydre aux mille têtes,
Lutte avec tous ses cris et toutes ses tempêtes.
Quoi! la nature immense est donc un lieu peu sûr!
Il se cabre, il résiste au précipice obscur,
Bave et bouillonne, et, blanc et noir comme le marbre,
Se cramponne aux rochers, se retient aux troncs d’arbre,
Penche, et, comme frappé de malédiction,
Roule, ainsi que tournait l’éternel Ixion.
Tordu, brisé, vaincu, Dieu même étant complice,
Le fleuve échevelé subit son dur supplice.
Le gouffre veut sa mort; mais l’effort des fléaux
Pour faire le néant, ne fait que le chaos;
50 L’affreux puits de l’enfer ouvre ses flancs funèbres,
Et rugit. Quel travail pour créer les ténèbres!
Il est l’envie, il est la rage, il est la nuit;
Et la destruction, voilà ce qu’il construit.
Pareil à la fumée au faîte du Vésuve,
Un nuage sinistre est sur l’énorme cuve,
Et cache le tourment du grand fleuve trahi.
Lui, le fécondateur, d’où vient qu’il est haï?
Qu’est-ce donc qu’il a fait au bois, au mont sublime,
Aux prés verts, pour que tous le livrent à l’abîme?
Sa force, sa splendeur, sa beauté, sa bonté,
Croulent. Quel guet-apens et quelle lâcheté!
L’eau s’enfle comme l’outre où grondent les Borées,
Et l’horreur se disperse en voix désespérées;
Tout est chute, naufrage, engloutissement, nuit,
Et l’on dirait qu’un rire infâme est dans ce bruit;
Rien n’est épargné, rien ne vit, rien ne surnage;
Le fleuve se débat dans l’atroce engrenage,
Tombe, agonise, et jette au lointain firmament
Une longue rumeur d’évanouissement.
Tout à coup, au-dessus de ce chaos qui souffre,
Apparaît, composé de tout ce que le gouffre
A de hideux, d’hostile et de torrentiel,
Un éblouissement auguste, l’arc-en-ciel;
Le piège est vil, la roche est traître, l’onde est noire,
Et tu sors de cette ombre épouvantable, ô gloire!

XXVI

LA ROSE DE L’INFANTE

 

Elle est toute petite, une duègne la garde.
Elle tient à la main une rose, et regarde.
Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L’eau,
Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau;
Ce qu’elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri.
Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
54 L’innocence est sur elle une blancheur de plus;
Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l’eau; sa fleur l’occupe.
Sa basquine est en point de Gênes; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.
La rose épanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d’une urne ouverte,
Charge la petitesse exquise de sa main;
Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu’à demi ce visage charmant,
Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum;
Quel doux regard, l’azur! et quel doux nom, Marie!
Tout est rayon; son œil éclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre être! elle se sent très grande vaguement;
Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
A la magnificence éclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,
Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
55 Avec la gravité d’une petite reine;
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire;
Et son regard, déjà royal, dit: C’est à moi.
Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.
Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.
La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,
Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.
Le jour s’éteint; les nids chuchotent, querelleurs;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre;
La rougeur monte au front des déesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit;
Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit,
Plus de flamme; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.
56 Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu’un de formidable est derrière la vitre;
On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,
De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur;
Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
Parfois est immobile une journée entière;
C’est un être effrayant qui semble ne rien voir;
Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe;
Spectre blême! Son ombre aux feux du soir s’allonge;
Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi;
Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.
C’est lui; l’homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme
Debout en ce moment l’épaule contre un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée
Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
Non; au fond de cet œil comme l’onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
Cette prunelle autant que l’océan profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,
57 L’immense tremblement d’une flotte à la voile,
Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.
Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.
L’armada, formidable et flottant point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde;
Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.
Philippe deux était une chose terrible.
Iblis dans le coran et Caïn dans la bible
Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
Philippe deux était le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un rêve.
Il vivait; nul n’osait le regarder; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes;
Tant il se confondait, aux yeux troublés des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu!
Tant semblait grande à tous son approche de dieu!
Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
Était comme un crampon mis sur la destinée;
Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait
58 Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre;
Sa bouche était silence et son âme mystère;
Son trône était de piége et de fraude construit;
Il avait pour soutien la force de la nuit;
L’ombre était le cheval de sa statue équestre.
Toujours vêtu de noir, ce tout-puissant terrestre
Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait;
Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait,
Immuable; étant tout, il n’avait rien à dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire; le sourire
N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer
Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,
Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il était redoutable à la pensée, à l’homme,
A la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome;
C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons;
Les trahisons pour jeu, l’auto-da-fé pour fête.
Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
Ses projets dans la nuit obscurément ouverts;
Sa rêverie était un poids sur l’univers;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre;
59 Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre;
De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient: Nous étouffons.
Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.
Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.
Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle;
Son immobilité commande; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne; son doigt
Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.
Chose inouïe! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impénétrable, amer.
C’est que la vision de son armée en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée;
C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,
Comme s’il était là, planant sous le zénith;
Tout est bien; l’océan docile s’aplanit,
L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche;
La flotte se déploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés, les flots leur font la haie;
Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
60 Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour;
Voilà ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour;
Les cent mestres de camp et les deux connétables;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadix ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace!
Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatrevingt mille épées.
O rictus du vampire assouvissant sa faim!
Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin!
Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres;
Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing?
N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point?
N’est-il pas l’héritier de César? le Philippe
61 Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe?
Tout n’est-il pas fini quand il a dit: Je veux!
N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux?
N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre?
N’est-il pas, lui, le roi? n’est-il pas l’homme sombre
A qui ce tourbillon de monstres obéit?
Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,
Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
Il y grava: «Le ciel est à Dieu; j’ai la terre.»
Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.
Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L’infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d’air, une de ces haleines
Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,
Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,
Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,
Rapide, et secouant même l’arbre voisin,
62 Effeuille brusquement la fleur dans le bassin,
Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.
Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine;
Elle ne comprend pas; qu’est-ce donc? Elle a peur;
Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.
Que faire? le bassin semble plein de colère;
Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant;
Il a des vagues; c’est une mer bouillonnant;
Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde;
Ses cent feuilles que noie et roule l’eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés
Sur mille petits flots par la brise irrités;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
—Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre
A la petite fille étonnée et rêvant,
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.

XXVII

L’INQUISITION

«Le baptême des volcans est un ancien usage qui remonte aux premiers temps de la conquête. Tous les cratères du Nicaragua furent alors sanctifiés, à l’exception du Momotombo, d’où l’on ne vit jamais revenir les religieux qui s’étaient chargés d’aller y planter la croix.»

Squier.Voyage dans l’Amérique du Sud.

[↔]

LE BAPTÊME DU VOLCAN.

Dessiné par F. Flameng. - Gravé par Teyssonnières.
L. HÉBERT, ÉDITEUR - Imp. Wittmann.

LES RAISONS DU MOMOTOMBO

Trouvant les tremblements de terre trop fréquents,
Les rois d’Espagne ont fait baptiser les volcans
Du royaume qu’ils ont en dessous de la sphère;
Les volcans n’ont rien dit et se sont laissé faire,
Et le Momotombo lui seul n’a pas voulu.
Plus d’un prêtre en surplis, par le saint-père élu,
Portant le sacrement que l’église administre,
L’œil au ciel, a monté la montagne sinistre;
Beaucoup y sont allés, pas un n’est revenu.
O vieux Momotombo, colosse chauve et nu,
Qui songes près des mers, et fais de ton cratère
Une tiare d’ombre et de flamme à la terre,
66 Pourquoi, lorsqu’à ton seuil terrible nous frappons,
Ne veux-tu pas du Dieu qu’on t’apporte? Réponds.
La montagne interrompt son crachement de lave,
Et le Momotombo répond d’une voix grave:
—Je n’aimais pas beaucoup le dieu qu’on a chassé.
Cet avare cachait de l’or dans un fossé;
Il mangeait de la chair humaine; ses mâchoires
Étaient de pourriture et de sang toutes noires;
Son antre était un porche au farouche carreau,
Temple sépulcre orné d’un pontife bourreau;
Des squelettes riaient sous ses pieds; les écuelles
Où cet être buvait le meurtre étaient cruelles;
Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet;
Toujours entre ses dents un cadavre saignait;
Ce spectre noircissait le firmament sublime.
J’en grondais quelquefois au fond de mon abîme.
Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants,
Et du côté d’où vient le jour, des hommes blancs,
Je les ai bien reçus, trouvant que c’était sage.
L’âme a certainement la couleur du visage,
Disais-je, l’homme blanc, c’est comme le ciel bleu;
Et le dieu de ceux-ci doit être un très bon dieu.
On ne le verra point de meurtres se repaître.—
J’étais content; j’avais horreur de l’ancien prêtre.
Mais quand j’ai vu comment travaille le nouveau,
Quand j’ai vu flamboyer, ciel juste! à mon niveau,
67 Cette torche lugubre, âpre, jamais éteinte,
Sombre, que vous nommez l’Inquisition sainte;
Quand j’ai pu voir comment Torquemada s’y prend
Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,
Comment il civilise, et de quelle manière
Le saint-office enseigne et fait de la lumière;
Quand j’ai vu dans Lima d’affreux géants d’osier,
Pleins d’enfants, pétiller sur un large brasier,
Et le feu dévorer la vie, et les fumées
Se tordre sur les seins des femmes allumées;
Quand je me suis senti parfois presque étouffé
Par l’âcre odeur qui sort de votre auto-da-fé,
Moi qui ne brûlais rien que l’ombre en ma fournaise,
J’ai pensé que j’avais eu tort d’être bien aise;
J’ai regardé de près le dieu de l’étranger,
Et j’ai dit:—Ce n’est pas la peine de changer.

XXVIII

LA CHANSON

DES AVENTURIERS DE LA MER

 

En partant du golfe d’Otrante
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
Tom Robin, matelot de Douvre,
Au Phare nous abandonna
Pour aller voir si l’on découvre
Satan, que l’archange enchaîna,
Quand un bâillement noir entr’ouvre
La gueule rouge de l’Etna.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
72 Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
En Calabre, une tarentaise
Rendit fou Spitafangama;
A Gaëte, Ascagne fut aise
De rencontrer Michellema;
L’amour ouvrit la parenthèse,
Le mariage la ferma.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
A Naple, Ebid, de Macédoine,
Fut pendu; c’était un faquin.
A Capri, l’on nous prit Antoine;
Aux galères pour un sequin!
A Malte, Ofani se fit moine
Et Gobbo se fit arlequin.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
Autre perte. André, de Pavie,
Pris par les turcs à Lipari,
Entra, sans en avoir envie,
73 Au sérail, et, sous cet abri,
Devint vertueux pour la vie,
Ayant été fort amoindri.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
Puis, trois de nous, que rien ne gêne,
Ni loi, ni dieu, ni souverain,
Allèrent, pour le prince Eugène
Aussi bien que pour Mazarin,
Aider Fuentes à prendre Gêne
Et d’Harcourt à prendre Turin.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
Vers Livourne nous rencontrâmes
Les vingt voiles de Spinola.
Quel beau combat! Quatorze prames
Et six galères étaient là;
Mais, bah! rien qu’au bruit de nos rames
Toute la flotte s’envola.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
74 Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
A Notre-Dame de la Garde,
Nous eûmes un charmant tableau;
Lucca Diavolo par mégarde
Prit sa femme à Pier’Angelo;
Sur ce, l’ange se mit en garde,
Et jeta le diable dans l’eau.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
A Palma, pour suivre Pescaire,
Huit nous quittèrent tour à tour;
Mais cela ne nous troubla guère;
On ne s’arrêta pas un jour.
Devant Alger on fit la guerre,
A Gibraltar on fit l’amour.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
A nous dix, nous prîmes la ville;
—Et le roi lui-même!—Après quoi,
Maîtres du port, maîtres de l’île,
75 Ne sachant qu’en faire, ma foi,
D’une manière très civile,
Nous rendîmes la ville au roi.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
On fit ducs et grands de Castille
Mes neuf compagnons de bonheur,
Qui s’en allèrent à Séville
Épouser des dames d’honneur.
Le roi me dit: «—Veux-tu ma fille?»
Et je lui dis: «—Merci, seigneur!
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
«J’ai, là-bas, où des flots sans nombre
Mugissent dans les nuits d’hiver,
Ma belle farouche à l’œil sombre,
Au sourire charmant et fier,
Qui, tous les soirs, chantant dans l’ombre,
Vient m’attendre au bord de la mer.
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
76 Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.
«J’ai ma Faënzette à Fiesone.
C’est là que mon cœur est resté.
Le vent fraîchit, la mer frissonne,
Je m’en retourne, en vérité!
O roi! ta fille a la couronne,
Mais Faënzette a la beauté!»
En partant du golfe d’Otrante,
Nous étions trente;
Mais, en arrivant à Cadiz,
Nous étions dix.

XXIX

MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES

 

Les chambres de torture étaient d’âpres demeures;
On n’y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,
Et l’on entrait jeune homme et l’on sortait vieillard.
Le juge pour le code et le bourreau pour l’art
S’épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,
Ayant à travailler sur de la chair humaine,
N’épargnaient rien afin d’arriver à l’aveu.
Sous leurs mains, l’os, le muscle, et l’ongle et le cheveu
Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre
Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,
Un homme devenait un clavier où Vouglans
Jouait de l’agonie avec ses doigts sanglants.
80 Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,
Ou Levert, n’eussent rien au cœur que la menace;
Ils priaient au besoin le captif garrotté;
Ils sucraient la torture avec de la bonté;
L’accusé qui résiste attriste la grand’chambre;
Bénins, ils l’imploraient en lui brisant un membre;
Ils étaient paternels; ils se penchaient, prêchant,
Suppliant, regrettant d’agir, l’air pas méchant,
Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,
A cette âme aux abois, vomir l’aveu farouche.
Pasquier leurrait d’espoir ces regards presque éteints;
Delancre au patient disait des vers latins;
Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,
Les citait; et parfois ils pleuraient, crocodiles.

XXX

L’ÉCHAFAUD

 

C’était fini. Splendide, étincelant, superbe,
Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe,
Large acier dont le jour faisait une clarté,
Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité
De l’éblouissement du triangle mystique,
Pareil à la lueur au fond d’un temple antique,
Le fatal couperet relevé triomphait.
Il n’avait rien gardé de ce qu’il avait fait
Qu’une petite tache imperceptible et rouge.
Le bourreau s’en était retourné dans son bouge,
Et la peine de mort, remmenant ses valets,
Juges, prêtres, était rentrée en son palais,
84 Avec son tombereau terrible dont la roue,
Silencieuse, laisse un sillon dans la boue,
Qui se remplit de sang sitôt qu’elle a passé.
La foule disait: bien! car l’homme est insensé,
Et ceux qui suivent tout, et dont c’est la manière,
Suivent même ce char et même cette ornière.
J’étais là. Je pensais. Le couchant empourprait
Le grave Hôtel de Ville aux luttes toujours prêt,
Entre Hier qu’il médite et Demain dont il rêve.
L’échafaud achevait, resté seul sur la Grève,
La journée, en voyant expirer le soleil.
Le crépuscule vint, aux fantômes pareil.
Et j’étais toujours là, je regardais la hache,
La nuit, la ville immense et la petite tache.
A mesure qu’au fond du firmament obscur
L’obscurité croissait comme un effrayant mur,
L’échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,
S’emplissait de noirceur et devenait ténèbres;
Les horloges sonnaient, non l’heure, mais le glas;
Et toujours, sur l’acier, quoique le coutelas
Ne fût plus qu’une forme épouvantable et sombre,
La rougeur de la tache apparaissait dans l’ombre.
85 Un astre, le premier qu’on aperçoit le soir,
Pendant que je songeais, montait dans le ciel noir.
Sa lumière rendait l’échafaud plus difforme.
L’astre se répétait dans le triangle énorme;
Il y jetait, ainsi qu’en un lac, son reflet,
Lueur mystérieuse et sacrée; il semblait
Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,
L’astre laissait tomber sa larme de lumière.
Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,
Frappait le fer d’un choc lumineux; on eût dit
Qu’on voyait rejaillir l’étoile de la hache.
Comme un charbon tombant qui d’un feu se détache,
Il se répercutait dans ce miroir d’effroi;
Sur la justice humaine et sur l’humaine loi
De l’éternité calme auguste éclaboussure.
—Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure?
Pensai-je. Sur qui donc frappe l’homme hagard?
Quel est donc ton mystère, ô glaive?—Et mon regard
Errait, ne voyant plus rien qu’à travers un voile,
De la goutte de sang à la goutte d’étoile.

XXXI

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

LES MERCENAIRES

LE RÉGIMENT DU BARON MADRUCE
(GARDE IMPÉRIALE SUISSE)

I

Lorsque le régiment des hallebardiers passe,
L’aigle à deux têtes, l’aigle à la griffe rapace,
L’aigle d’Autriche, dit:
—Voilà le régiment
De mes hallebardiers qui va superbement.
Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres;
Ils marchent droits, tendant la pointe de leurs guêtres;
Leur pas est si correct, sans tarder ni courir,
90 Qu’on croit voir des ciseaux se fermer et s’ouvrir.
Et la belle musique, ardente et militaire!
Leur clairon fait sortir une rumeur de terre.
Tout cet éclat de rire orgueilleux et vainqueur
Que le soldat muet refoule dans son cœur,
Étouffé dans les rangs, s’échappe et se délivre
Sous le chapeau chinois aux clochettes de cuivre;
Le tambour roule avec un faste oriental,
Et vibre, tout tremblant de plaques de métal;
Si bien qu’on croit entendre en sa voix claire et gaie
Sonner allègrement les sequins de la paie;
La fanfare s’envole en bruyant falbala.
Quels bons autrichiens que ces étrangers-là!
Gloire aux hallebardiers! Ils n’ont point de scrupule
Contre la populace et contre la crapule,
Corrigeant dans les gueux mal vêtus la fureur
De venir regarder de trop près l’empereur;
Autour des archiducs leur pertuisane veille,
Et souvent d’une fête elle revient vermeille,
Ayant fait en passant quelques trous dans la chair
Du bas peuple en haillons qui trouve le pain cher;
Ils ont un air fâché qui tient la foule en bride;
Le grand soleil leur creuse aux sourcils une ride;
Ce régiment est beau sous les armes, rêvant
A la terreur qui suit son drapeau dans le vent;
Il a, comme un palais, ses tours et sa façade;
Tous sont hardis et forts, du fifre à l’anspessade;
Gloire aux hallebardiers splendides! ces piquiers
Sont une rude pièce aux royaux échiquiers;
On sent que ces gaillards sortent des avalanches
91 Qui des cols du Malpas roulent jusqu’à Sallenches;
En guerre, au feu, ce sont des tigres pour l’élan;
A Schœnbrunn, chacun d’eux a l’air d’un chambellan;
Auprès de leur cocarde ils piquent une rose;
Et tous, en même temps, graves, ont quelque chose
De froid, de sépulcral, d’altier, de solennel,
Le grand baron Madruce étant leur colonel!
Leur hallebarde est longue et s’ajoute à leur taille;
Quand ce dur régiment est dans une bataille,
—Lâchât-on contre lui les mamelouks du Nil,—
La meute des plus fiers escadrons, le chenil
Des bataillons les plus hideux, les plus épiques,
Regarde en reculant ce sanglier de piques.
Ils sont silencieux comme un nuage noir;
Ils laissent seulement par instants entrevoir
Une lueur tragique aux multitudes viles;
Parfois leur humeur change, ils entrent dans les villes,
Ivres et gais, frappant leurs marmites de fer,
Et font devant le seuil des maisons un bruit fier,
Heureux, vainqueurs, sanglants, chantant à pleine bouche
La noce de la joie et du sabre farouche;
Ils ont nommé, tuant, mourant pour de l’argent,
Trépas leur capitaine, et Danger leur sergent;
Ils traînent dans leurs rangs, avec gloire et furie,
Comme un trophée utile à mettre en batterie,
Six canons qu’a pleurés monsieur de Brandebourg.
Comme ils vous font japper cela contre un faubourg!
Comme ils en ont craché naguère la volée
Sur Comorn, la Hongrie étant démuselée!
Et comme ils ont troué de boulets le manteau
92 De Vérone, livrée au feu par Colalto!
Les déclarations de guerre les font rire;
Ils signent ce qu’il plaît à l’empereur d’écrire;
Sous les puissants édits, sous les rescrits altiers,
Au bas des hauts décrets, ils mettent volontiers
Ce grand paraphe obscur qu’on nomme la mêlée;
Leur bannière à longs plis, toute bariolée,
Est une glorieuse et fait claquer son fouet;
Walstein, comme une foudre au poing, les secouait;
Leur mode est d’envoyer la bombe en ambassade;
Ils sont pour l’ennemi de mine si maussade
Que s’ils allaient un jour, sur la terre ou la mer,
Guerroyer quelque prince allié de l’enfer,
Rien qu’en apercevant leurs profils sous le feutre,
Satan se sentirait le goût de rester neutre.
Aussi, lourde est la solde et riche est le loyer.
Quand on veut des héros, il faut les bien payer.
On n’a point vu, depuis Boleslas Lèvre-Torte,
Une bande de gens de bataille plus forte
Et des alignements d’estafiers plus hagards;
Max en fait cas, Tilly pour eux a des égards,
Fritz les aime; en voyant ces moustaches féroces,
Les femmes de la cour ont peur dans leurs carrosses
Et disent: «Qu’ils sont beaux!» Leurs os sont de granit;
L’électeur de Mayence en passant les bénit,
Et l’abbé de Fulda leur rit dans sa simarre;
Leur habit est d’un drap cramoisi, que chamarre
Un galon triomphal, auguste, étincelant;
Ils ont deux frocs de guerre, un jaune et l’autre blanc;
Sur le jaune, l’or brille et largement éclate;
93 Quand ils portent le blanc sur la veste écarlate,
Car la pompe des cours aime ce train changeant,
On leur voit sur le corps ruisseler tant d’argent
Que ces fils des glaciers semblent couverts de givre.
Une troupe d’enfants s’extasie à les suivre.
Ils gardent à Schœnbrunn le secret corridor.
Sur l’épaule, en brocart brodé de pourpre et d’or,
Ils ont, quoique plus d’un soit hérétique en somme,
Le blason de l’empire et le blason de Rome;
Mais leur cœur huguenot sans courroux le subit,
Et, quand l’âge ou la guerre ont usé leur habit
Et qu’il faut au Prater devant des rois paraître,
Chacun d’eux, devenu bon tailleur de bon reître,
S’accroupit, prend l’aiguille et remet en état
L’écusson orthodoxe à son dos apostat.
Ce sont de braves gens. Jamais ils ne vacillent.
En longs buissons mouvants leurs hallebardes brillent.
A Prague, à Parme, à Pesth, devant Mariendal,
Ils soutiennent le vaste empereur féodal;
La révolte autour d’eux se brise, échoue et sombre;
Ils ont le flamboiement, l’ordre et l’épaisseur sombre;
Le vertige me prend moi-même dans les airs
En regardant marcher cette forêt d’éclairs.—
94

II

Lorsque le régiment des hallebardiers passe,
L’aigle montagnard, l’aigle orageux de l’espace,
Qui parle au précipice et que le gouffre entend,
Et qui plane au-dessus des trônes, emportant
Dans le ciel son pays, la liberté, sa proie;
Le sublime témoin du soleil qui flamboie,
L’aigle des Alpes, roi du pic et du hallier,
Dresse la tête au bruit de ce pas régulier,
Et crie, et jusqu’au ciel sa voix hautaine monte:
—O chute! ignominie! inexprimable honte!
Ces marcheurs alignés, ces êtres qui vont là
En pompe impériale, en housse de gala,
Ce sont de libres fils de ma libre montagne!
Ah! les bassets en laisse et les forçats au bagne
Sont grands, sont purs, sont fiers, sont beaux et glorieux
Près de ceux-ci, qui, nés dans les lieux sérieux
Où comme des roseaux les hauts mélèzes ploient,
95 Fils des rochers sacrés et terribles, emploient
La fermeté du pied dans les cols périlleux,
Le mystérieux sang des mères aux yeux bleus,
L’audace dont l’autan vous emplit les narines,
Le divin gonflement de l’air dans les poitrines,
La grâce des ravins couronnés de bouquets,
Et la force des monts, à se faire laquais!
La contrée affranchie et joyeuse, matrice
De l’idée indomptable, âpre et libératrice,
La patrie au flanc rude, aux bons pics arrogants,
Qui portait les héros mêlés aux ouragans,
Douce, délivrant l’homme et délivrant la bête,
Sauvage, ayant le bruit des chutes d’eau pour fête
Et la sereine horreur des autres pour palais,
La terre qui nous montre au milieu des chalets
Le fier archer d’Altorf tenant son arbalète,
Et, titan, au-dessus du lac qui le reflète,
Enjambant les grands monts comme des escaliers,
La voilà maintenant nourrice de geôliers,
Et l’on voit pendre ensemble à ses sombres mamelles
La honte avec la gloire, ainsi que deux jumelles!
L’aigle à deux fronts, marqué de son double soufflet,
A cette heure à travers nos pâtres boit son lait!
Quoi! la trompe d’Uri sonnant de roche en roche,
La couronne de fer qu’un montagnard décroche,
Les baillis jetés bas, le Föhn soufflant dix mois,
Ces pentes de granit où saute le chamois
Et qui firent glisser Charles le Téméraire,
96 Le mont Blanc qui ne dit qu’à l’Himalaya: Frère!
Ces sommets, éclatants comme d’énormes lys;
Quoi! le Pilate, quoi! le Rigi, quoi! Titlis,
Ce triangle hideux de géants noirs, qui cerne
Et qui garde le lac tragique de Lucerne;
Quoi! la vaste gaîté des nuages, des fleurs,
Des eaux, des ouragans puissants et querelleurs;
Quoi! l’honneur, quoi! l’épieu de Sempach, la cognée
De Morat bondissant hors des bois indignée,
La faulx de Morgarten, la fourche de Granson;
La rudesse du roc, la fierté du buisson;
Ces cris, ces feux de paille allumés sur les faîtes;
Quoi! sur l’affreux faisceau des lances stupéfaites
L’immense éventrement de Winkelried joyeux;
Quoi! les filles d’Albis, anges aux chastes yeux,
Les grandes mers de glace et leurs ondes muettes,
Les porches d’ombre où fuit le vol des gypaëtes,
Quoi! l’homme affranchi, quoi! ces serments, cette foi,
Le bâton paysan brisant le glaive roi,
Quoi! dans l’altier sursaut de la vengeance austère,
Comme la vieille France a chassé l’Angleterre,
L’Helvétie en fureur chassant l’autrichien,
Et l’empereur, cet ours, et l’archiduc, ce chien,
T’ayant pour Jeanne d’Arc, ô Jungfrau formidable;
Quoi! toute cette histoire auguste, inabordable,
Escarpée, au front haut, au chant libre, à l’œil clair,
Blanche comme la neige, âpre comme l’hiver,
Et du farouche vent des cimes enivrée,
Terre et cieux! aboutit à la Suisse en livrée!
97 Est-ce que le mont Blanc ne va pas se lever?
Ah! ceci va plus loin qu’on ne pourrait rêver!
Plus loin qu’on ne pourrait calomnier! Oui, certes,
L’indépendance errant dans nos gorges désertes,
Franche et vraie, et riant sous le ciel pluvieux,
A des ennemis; certe elle a des envieux;
Ces menteurs ont construit bien des choses contre elle;
Chaque jour, leur amère et lugubre querelle
Imagine une boue à lui jeter au front,
Et cherche quelque forme horrible de l’affront;
Ils ont contre sa vieille et vénérable gloire
Tout fait, tout publié, tout dit, tout semblé croire,
Ils ont tout supposé, tout vomi, tout bavé,
Mais cela cependant, ils ne l’ont pas trouvé;
Non, il n’en est pas un qui, dans sa rage, invente
La Liberté s’offrant aux rois comme servante!
Qu’est-ce que nous allons devenir maintenant?
Devant ce résultat lugubre et surprenant,
Qu’est-ce qu’on va penser de vous, chênes, mélèzes,
Lacs qui vous insurgez sous les rudes falaises,
Granits qui des géants semblez le dur talon?
Qu’est-ce qu’on va penser de toi, fauve aquilon?
Qu’est-ce qu’on va penser de votre miel, abeilles?
Comme vous aurez honte, ô douces fleurs vermeilles,
Œillets, jasmins, d’avoir connu ces hommes-ci!
Puisque l’opprobre riche est par vos cœurs choisi,
Puisque c’est vous qu’on voit vêtus de l’or des princes,
98 Superbement hideux et gardeurs de provinces,
Pâtres, soyez maudits. Oh! vous étiez si beaux,
Honnêtes, en haillons, et libres, en sabots!
Auriez-vous donc besoin de faste? Est-ce la pompe
Des parades, des cours, des galas qui vous trompe?
Mais alors, regardez. Est-ce que mes vallons
N’ont pas les torrents blancs d’écume pour galons?
Mai brode à mes rochers la passementerie
Des perles de rosée et des fleurs de prairie;
Mes vieux monts pour dorure ont le soleil levant;
Et chacun d’eux, brumeux, branle un panache au vent
D’où sort le roulement sinistre des tonnerres;
S’il vous faut, au milieu des forêts centenaires,
Une livrée, à vous les voisins du ciel bleu,
Pourquoi celle des rois, ayant celle de Dieu?
Ah! vous raccommodez vos habits! vos aiguilles,
Sœurs des sabres vendus, indigneraient des filles!
Ah! vous raccommodez vos habits! Venez voir,
Quand la saison commence à venter, à pleuvoir,
Comme l’altier Pelvoux, vieillard à tête blanche,
Sait, tout déguenillé de grêle et d’avalanche,
Mettre à ses cieux troués une pièce d’azur,
Et, croisant les genoux dans quelque gouffre obscur,
Tranquille, se servir de l’éclair pour recoudre
Sa robe de nuée et son manteau de foudre!
Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur,
99 Où même cet instinct qu’on appelle l’honneur
De pente en pente au fond de la bassesse glisse,
Il n’est qu’un peuple libre, un montagnard, la Suisse;
Tous les autres, ramant l’ombre des deux côtés,
Sont les galériens des blêmes royautés;
Or, les rois ont eu l’art de mettre en équilibre
Les pauvres peuples serfs avec le peuple libre,
Et font garder, afin que l’ordre soit complet,
Les esclaves, forçats, par le libre, valet.
Et dire que la Suisse eut jadis l’envergure
D’un peuple qui se lève et qui se transfigure!
O vils marchands d’eux-même! immonde abaissement!
Leur enfance a reçu ce haut enseignement
Qu’un peuple s’affranchit, c’est-à-dire se crée,
Par la révolte sainte et l’émeute sacrée,
Qu’il faut rompre ses fers, vaincre, et que le lion,
Superbe, pour crinière a la rébellion;
C’est leur dogme. A cette heure, ils ont dans leur service
De punir dans autrui leur vertu comme un vice;
Ils le font. Les voici prêtant main-forte aux rois
Contre un Sempach lombard, contre un Morat hongrois!
Si bien que, maintenant, c’est fini. Nous en sommes
A cette indignité qu’en tout pays les hommes
Entendent l’Helvétie, en des coins ténébreux,
Chuchoter, proposant à leurs maîtres contre eux
Ses archers, d’autant plus lâches qu’ils sont plus braves,
Fille publique auprès des nations esclaves;
Et que le despotisme, habile à tout plier,
100 Met au monde un carcan, à la Suisse un collier!
Donc, César vous admet dans ses royaux repaires;
César daigne oublier que vous avez pour pères
Tous nos vieux héros, purs comme le firmament;
Même un peu de pardon se mêle à son paiement;
L’iniquité, le dol, le mal, la tyrannie,
Vous font grâce, et, riant, vous laissent l’ironie
De leur porte à défendre, et d’un tambour honteux
Et d’un clairon abject à sonner devant eux!
Hélas! n’eût-on pas cru ces monts invulnérables!
Oh! comme vous voilà fourvoyés, misérables!
D’où venez-vous? de Pesth. Et qu’avez-vous fait là?
L’aigle à deux fronts, sur qui Guillaume Tell souffla,
Suivait vos bataillons de son regard oblique;
Trois ans d’atrocité sur la place publique,
Trois ans de coups de hache et de barres de fer,
Les billots, les bûchers, les fourches, tout l’enfer,
Les supplices hurlant dans la brume hagarde,
C’est là ce que l’Autriche a mis sous votre garde.
Devant vous, on tuait le juste et l’innocent,
Les coudes des bourreaux étaient rouges de sang,
Les glaives s’ébréchaient sur les nuques, la corde
Coupait d’un hoquet noir le cri: Miséricorde!
On prodiguait au bois en feu plus de vivants
101 Qu’il n’en pouvait brûler, même aidé par les vents;
On mêlait le héros dans la flamme à l’apôtre,
L’un n’était pas fini que l’on commençait l’autre;
Les têtes des plus saints et des plus vénérés
Pourrissaient au soleil au bout des pieux ferrés;
On marquait d’un fer chaud le sein fumant des femmes,
On rouait des vieillards, et vous êtes infâmes.
Voilà ce que je dis, moi, l’aigle pour de bon.
Le fourbe Gaïnas et le louche Bourbon
N’ont trahi que des rois dans leur noirceur profonde,
Mais vous, vous trahissez la liberté du monde;
Votre fanfare sort du charnier, vos tambours
Sont pleins du cri des morts dénonçant les Habsbourgs;
Et, lorsque vous croyez chanter dans la trompette,
Ce chant joyeux, la tombe en sanglot le répète.
Forçant Mantoue, à Pesth aidant le coutelas,
Buquoy, Mozellani, Londorone, Galas,
Sont vos chefs; vous avez, reîtres, fait une espèce
De hauts faits et d’exploits dont la fange est épaisse;
A Bergame, à Pavie, à Crême, à Guastalla,
Vous témoins, vous présents, vous mettant le holà,
A la sainte Italie on lisait sa sentence;
On promenait de rue en rue une potence,
Et vous, vous escortiez la charrette; et ceci
Ne vous quittera plus, et sans fin ni merci
Ce souvenir vous suit, étant de la nuit noire;
O malheureux! vos noms traverseront l’histoire
A jamais balafrés par l’ombre qui tombait
102 Sur vos drapeaux des bras difformes du gibet.
Deuil sans fond! c’est l’honneur de leur pays qu’ils tuent;
En se prostituant, c’est moi qu’ils prostituent;
Nos vieux pins ont fourni leurs piques, dont l’acier
Apporte dans l’égout le reflet du glacier;
Ils traînent avec eux la Suisse, quoi qu’on dise,
Et les pâles aïeux sont dans leur bâtardise;
Nos héros sont mêlés à leurs rangs, nos grands noms
Sont de leurs lâchetés parents et compagnons,
De sorte que, dans l’ombre où César supplicie
Le Salzbourg, la Hongrie aux fers, la Dalmatie,
Quand Fritz jette au bûcher le Tyrol prisonnier,
Quand Jean lie au poteau l’Alsace, quand Reynier
Bat de verges Crémone échevelée et nue,
Quand Rodolphe après Jean et Reynier continue,
Quand Mathias livre Ancône au sabre du hulan,
Quand Albrecht Dent-de-fer exécute Milan,
Autour des nations qui râlent sur la claie,
Furst, et Guillaume Tell, et Melchthal font la haie!
Est-ce qu’ils oseront rentrer sur nos hauteurs,
Ces anciens laboureurs et ces anciens pasteurs
Que l’Autriche aujourd’hui caserne dans ses bouges?
Est-ce qu’ils reviendront avec leurs habits rouges,
Portant sur leur front morne et dans leur œil fatal
La domesticité monstrueuse du mal!
S’ils osent revenir, si, pour faveur dernière,
103 L’Autriche leur permet d’emporter sa bannière,
S’ils rentrent dans nos monts avec cet étendard
Dont l’ombre fait d’un homme et d’un pâtre un soudard,
Oh! quelle auge de porcs, quelle cuve de fange,
Quelle étable inouïe, épouvantable, étrange,
Femmes, essuierez-vous avec ce drapeau-là?
Jamais dans plus de nuit un peuple ne croula.
Désespoir! désespoir de voir les Alpes sombres,
Honteuses, projeter leurs gigantesques ombres
Jusque dans l’antichambre infâme des tyrans!
Cieux profonds, purs azurs sacrés et fulgurants,
Laissez-moi m’en aller dans vos gouffres sublimes!
Que je perde de vue, au fond des clairs abîmes,
La terre, et l’homme, acteur féroce ou vil témoin!
O sombre immensité, laisse-moi fuir si loin
Que je voie, à travers tes prodigieux voiles,
Décroître le soleil et grandir les étoiles!—
104

*

Aigle, ne t’en va pas; reste aux Alpes uni,
Et reprends confiance, au seuil de l’infini,
Aigle, dans la candeur des neiges éternelles;
Ne t’en va pas; et laisse en tes glauques prunelles
Les foudres apaisés redevenir rayons;
Penchons-nous, moins amers, sur ce que nous voyons;
La faute est sur le temps et n’est pas sur les hommes.
Un flamboiement sinistre emporte les Sodomes,
Tout est dit. Mais la Suisse au-dessus de l’affront
Gardera l’auréole altière de son front;
Car c’est la roche avec de la bonté pétrie,
C’est la grande montagne et la grande patrie,
C’est la terre sereine assise près du ciel;
C’est elle qui, gardant pour les pâtres le miel,
Fit connaître l’abeille aux rois par les piqûres;
C’est elle qui, parmi les nations obscures,
La première alluma sa lampe dans la nuit;
Le cri de délivrance est fait avec son bruit;
105 Le mot Liberté semble une voix naturelle
De ses prés sous l’azur, de ses lacs sous la grêle,
Et tout dans ses monts, l’air, la terre, l’eau, le feu,
Le dit avec l’accent dont le prononce Dieu!
Au-dessus des palais de tous les rois ensemble,
La pauvre vieille Suisse, où le rameau seul tremble,
Tranquille, élèvera toujours sur l’horizon
Les pignons effrayants de sa haute maison.
Rien ne ternit ces pics que la tempête lave,
Volcans de neige ayant la lumière pour lave,
Qui versent sur l’Europe un long ruissellement
De courage, de foi, d’honneur, de dévouement,
Et semblent sur la terre une chaîne d’exemples;
Toujours ces monts auront des figures de temples.
Qu’est-ce qu’un peu de fange humaine jaillissant
Vers ces sublimités d’où la clarté descend?
Ces pics sont la ruine énorme des vieux âges
Où les hommes vivaient bons, aimants, simples, sages;
Débris du chaste éden par la paix habité,
Ils sont beaux; de l’aurore et de la vérité
Ils sont la colossale et splendide masure;
Où tombe le flocon que fait l’éclaboussure?
Qu’importe un jour de deuil quand, sous l’œil éternel,
Ce que noircit la terre est blanchi par le ciel?
L’homme s’est vendu. Soit. A-t-on dans le louage
Compris le lac, le bois, la ronce, le nuage?
La nature revient, germe, fleurit, dissout,
Féconde, croît, décroît, rit, passe, efface tout.
106 La Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piége
Le précipice, l’ombre et la bise et la neige?
Signe-t-on des marchés dans lesquels il soit dit
Que l’Ortheler s’enrôle et devient un bandit?
Quel poing cyclopéen, dites, ô roches noires,
Pourra briser la dent de Morcle en vos mâchoires?
Quel assembleur de bœufs pourra former un joug
Qui du pic de Glaris aille au piton de Zoug?
C’est naturellement que les monts sont fidèles
Et purs, ayant la forme âpre des citadelles,
Ayant reçu de Dieu des créneaux où le soir,
L’homme peut, d’embrasure en embrasure, voir
Étinceler le fer de lance des étoiles.
Est-il une araignée, aigle, qui dans ses toiles
Puisse prendre la trombe et la rafale et toi?
Quel chef recrutera le Salèze? à quel roi
Le Mythen dira-t-il: Sire, je vais descendre!
Qu’après avoir dompté l’Athos, quelque Alexandre,
Sorte de héros monstre aux cornes de taureau,
Aille donc relever sa robe à la Jungfrau!
Comme la vierge, ayant l’ouragan sur l’épaule,
Crachera l’avalanche à la face du drôle!
Aigle, ne maudis pas, au nom des clairs torrents,
Les tristes hommes, fous, aveugles, ignorants.
Puis, est-ce pour jamais qu’on embauche les hommes?
Non, non. Les Alpes sont plus fortes que les Romes;
Le pays tire à lui l’humble pâtre pleurant;
Et si César l’a pris, le mont Blanc le reprend.
107 Non, rien n’est mort ici. Tout grandit, et s’en vante.
L’Helvétie est sacrée, et la Suisse est vivante;
Ces monts sont des héros et des religieux;
Cette nappe de neige aux plis prodigieux
D’où jaillit, lorsqu’en mai la tiède brise ondoie,
Toute une floraison folle d’air et de joie,
Et d’où sortent des lacs et des flots murmurants,
N’est le linceul de rien, excepté des tyrans.
Gloire aux monts! leur front brille et la nuit se dissipe;
C’est plus que le matin qui luit; c’est un principe!
Ces mystérieux jours blanchissant les hauteurs,
Qu’on prend pour des rayons, sont des libérateurs;
Toujours aux fiers sommets ces aubes sont données:
Aux Alpes Stauffacher, Pélage aux Pyrénées!
La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot
Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut;
Puisqu’elle a sa montagne et qu’elle a sa cabane.
La houlette de Schwitz qu’une vierge enrubanne,
Fière, et, quand il le faut, se hérissant de clous,
Chasse les rois ainsi qu’elle chasse les loups.
Gloire au chaste pays que le Léman arrose!
A l’ombre de Melchthal, à l’ombre du mont Rose,
La Suisse trait sa vache et vit paisiblement.
Sa blanche liberté s’adosse au firmament.
108 Le soleil, quand il vient dorer une chaumière,
Fait que le toit de paille est un toit de lumière;
Telle est la Suisse, ayant l’honneur dans ses prés verts,
Et de son indigence éclairant l’univers.
Tant que les nations garderont leurs frontières,
La Suisse éclatera parmi les plus altières;
Quand les peuples riront et s’embrasseront tous,
La Suisse sera douce au milieu des plus doux.
Suisse! à l’heure où l’Europe enfin marchera seule,
Tu verras accourir vers toi, sévère aïeule,
La jeune Humanité sous son chapeau de fleurs;
Tes hommes bons seront chers aux hommes meilleurs;
Les fléaux disparus, faux dieu, faux roi, faux prêtre,
Laisseront le front blanc de la paix apparaître;
Et les peuples viendront en foule te bénir,
Quand la guerre mourra, quand, devant l’avenir,
On verra, dans l’horreur des tourbillons funèbres,
Se hâter pêle-mêle au milieu des ténèbres,
Comme d’affreux oiseaux heurtant leurs ailerons,
Une fuite effrénée et noire de clairons!
En attendant, la Suisse a dit au monde: Espère!
Elle a de la vieille hydre effrayé le repaire;
Ce qu’elle a fait jadis pour les siècles est fait;
La façon dont la Suisse à Sempach triomphait
Reste la grande audace et la grande manière
109 D’attaquer une bête au fond de sa tanière.
Tous ses nuages, blancs ou noirs, sont des drapeaux.
L’exemple, c’est le fait dans sa gloire, au repos,
Qui charge lentement les cœurs et recommence;
Melchthal, grave et penché sur le monde, ensemence.
Un jour, à Bâle, Albrecht, l’empereur triomphant,
Vit une jeune mère auprès d’un jeune enfant;
La mère était charmante; elle semblait encore,
Comme l’enfant, sortie à peine de l’aurore;
L’empereur écouta de près leurs doux ébats,
Et la mère disait à son enfant tout bas:
«Fils, quand tu seras grand, meurs pour la bonne cause.»
Oh! rien ne flétrira cette feuille de rose!
Toujours le despotisme en sentira le pli;
Toujours les mains prêtant le serment du Grutli
Apparaîtront en rêve au peuple en léthargie;
Toujours les oppresseurs auront, dans leur orgie,
Sur la lividité de leur face l’effroi
Du tocsin qu’Unterwald cache dans son beffroi.
Tant que les nations au joug seront nouées,
Tant que l’aigle à deux becs sera dans les nuées,
Tant que dans le brouillard des montagnes l’éclair
Ébauchera le spectre insolent de Gessler,
On verra Tell songer dans quelque coin terrible.
Et les iniquités, la violence horrible,
La fraude, le pouvoir du vainqueur meurtrier,
Cibles noires, craindront cet arbalétrier.
Assis à leur souper, car c’est leur crépuscule,
110 Et le jour qui pour nous monte, pour eux recule,
Les satrapes seront éblouissants à voir,
Raillant la conscience, insultant le devoir,
Mangeant dans les plats d’or et les coupes d’opales,
Joyeux; mais par instants ils deviendront tout pâles,
Feront taire l’orchestre, et, la sueur au front,
Penchés, se parlant bas, tremblants, regarderont
S’il n’est pas quelque part, là, derrière la table,
Calme, et serrant l’écrou de son arc redoutable.
Pourtant il se pourra qu’à de certains moments,
Dans les satiétés et les enivrements,
Ils se disent: «Les yeux n’ont plus rien de sévère;
Guillaume Tell est mort.» Ils rempliront leur verre,
Et le monde comme eux oubliera. Tout à coup,
A travers les fléaux et les crimes debout,
Et l’ombre, et l’esclavage, et les hontes sans nombre,
On entendra siffler la grande flèche sombre.
Oui, c’est là la foi sainte, et, quand nous étouffons,
Dieu nous fait respirer par ces pensers profonds.
Au-dessus des tyrans l’histoire est abondante
En spectres que du doigt Tacite montre à Dante;
Tous ces fantômes sont la liberté planant,
Et toujours prête à dire aux hommes: Maintenant!
Et, depuis Padrona Kalil aux jambes nues
Jusqu’à Franklin ôtant le tonnerre des nues,
Depuis Léonidas jusqu’à Kosciuszko,
Le cri des uns du cri des autres est l’écho.
Oui, sur vos actions, de tant de deuil mêlées,
111 Multipliez les plis des pourpres étoilées,
Ayez pour vous l’oracle, et Delphe avec Endor,
Maîtres; riez, le front coiffé du laurier d’or,
Aux pieds de la fortune infâme et colossale;
Tout à coup Botzaris entrera dans la salle,
Byron se dressera, le poëte héros,
Tzavellas, indigné du succès des bourreaux,
Soufflettera le groupe effaré des victoires;
Et l’on verra surgir au-dessus de vos gloires
L’effrayant avoyer Gundoldingen, cassant
Sur César le sapin des Alpes teint de sang!

XXXII

INFERI

 

On est dans l’invisible, on est dans l’impalpable.
Ici tout, jusqu’à l’air qu’on respire, est coupable,
Et l’eau qui pleure est un remords;
Sous on ne sait quelle ombre, on ne sait quelles formes
Flottent, et l’on voit, tels que des songes énormes,
Passer d’affreux univers morts!
116 Suivis de loin d’un œil fixe qui les regarde,
Tristement éclairés dans leur fuite hagarde
Par d’horribles astres hiboux,
Charriant prêtre et roi, prince, esclave, ministre,
Traînant dans leurs agrès l’éternité sinistre
Qui porte l’ombre à ses deux bouts;
Agitant des linceuls et secouant des chaînes,
Pleins de vers, fourmillant de monstres, noirs de haines,
Demandant au gouffre un flambeau,
En proie aux vents soufflant d’une bouche insensée,
Mondes spectres qui font hésiter la pensée
Entre le bagne et le tombeau;
Ils vont! les uns chantant ainsi que des Sodomes;
Les autres, visions, créations, fantômes,
Sans palpitation, sans bruit;
Et derrière eux, chargés des maux que nous subîmes,
Ils ont pour les pousser d’abîmes en abîmes
Toute la fureur de la nuit!
Ils vont! l’espace est morne et sourd; leurs envergures
Font dans l’affreux brouillard de lugubres figures.
Pas d’ancres et pas d’avirons.
L’hiver les bat, la grêle aux flots pressés les crible,
Et la pluie effarée à la crinière horrible
Tord les nuages sur leurs fronts.
117 Chiourmes de la mort, égouts, fosses communes!
On les voit vaguement comme de sombres lunes.
Rien n’arrête leur vol hideux.
Au-dessus d’eux la brume et l’horreur se répandent,
La profondeur les hait; les précipices pendent
Dans les gouffres au-dessous d’eux.
Ils traversent, allant où l’ouragan les lance,
Tantôt une tempête, et tantôt un silence;
L’univers vivant et profond
Ne les aperçoit pas dans les brouillards sans bornes;
Ils passent dans la nuit comme des faces mornes
Qui paraissent et qui s’en vont.
Ces globes, qu’en prisons, Seigneur, vous transformâtes,
Ces planètes pontons, ces mondes casemates,
Flottes noires du châtiment,
Errent, et sur les flots tortueux et funèbres
Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,
Frissonnent éternellement.
Des tourbillons ayant des formes de furies
Les poursuivent; les pleurs, sources jamais taries,
Les angoisses et les effrois,
Le désespoir, l’ennui, la démence, le crime,
Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme
Toutes leurs urnes à la fois.
118 Là sont tous les punis et tous les misérables;
Rongés par leurs passés, ulcères incurables,
La face aux trous de leurs cachots,
Criant: où sommes-nous? d’une voix éperdue,
Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,
Des monts, pustules du chaos.
Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,
Borgia rit; les vers de terre armés du glaive,
Les roseaux qui disaient: je veux!
Sont là; les Pharaons et les Sardanapales
S’y courbent; le vent souffle; au fond, des larves pâles
Penchent leurs sinistres cheveux.
Là sont les trahisseurs mêlés aux parricides,
Tous les despotes fous redevenus lucides,
L’homme loup et l’homme renard;
Leur bagne par moment fait le bruit d’une claie;
Le ciel leur apparaît comme une immense plaie
Où chacun d’eux voit son poignard.
L’ombre est un miroir sombre où leurs forfaits se montrent,
Leur remords est debout dans tout ce qu’ils rencontrent;
Partout, dans le morne chemin,
Chacun d’eux voit son crime, et le reste est chimère;
Le même spectre fait dire à Néron: ma mère!
Et crier: mon frère! à Caïn.
119 Plus bas encor s’en vont dans l’ombre expiatoire
Des mondes dont la mort même ignore l’histoire,
Où le mal tord ses derniers nœuds,
Cieux où toute lueur expire évanouie,
A qui, dans la noirceur de leur brume inouïe,
Tibère apparaît lumineux.
Quelques-uns ont été des édens et des astres.
Et l’on voit maintenant, tout chargés de désastres,
Rouler, éteints, désespérés,
L’un semant dans l’espace une effroyable graine,
L’autre traînant sa lèpre et l’autre sa gangrène,
Ces noirs soleils pestiférés!
Et squelettes sans tête et crânes sans vertèbres,
Mages étudiant de lugubres algèbres,
Tous les maux par Satan rêvés,
Vices, hydres, dragons, sont là; l’horreur sanglote;
Ils passent; à l’avant le néant, leur pilote,
Regarde avec ses yeux crevés.
Où vont-ils? La nuit s’ouvre et sur eux se referme.
Le ciel, quoiqu’il soit l’ombre où la clémence germe,
Ignore le gouffre puni;
Et nul ne sait combien de millions d’années
Doivent errer, traînant les larves forcenées,
Ces lazarets de l’infini.
120 Et quel effroi sur terre, et même au fond des tombes
Quel frisson, si, parmi les foudres et les trombes,
Aux lueurs des astres fuyants,
Nous voyions, dans la nuit où le sort nous écroue,
Surgir subitement l’épouvantable proue
D’un de ces mondes effrayants!

XXXIII

LE CERCLE DES TYRANS

LIBERTÉ

De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants?
Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L’aile pour l’accrocher au clou de ta fenêtre?
Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela?
124 Qu’est-ce qu’ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle?
Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle?
Qui sait si le verdier qu’on dérobe aux rameaux,
Qui sait si le malheur qu’on fait aux animaux
Et si la servitude inutile des bêtes
Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes?
Qui sait si le carcan ne sort pas des licous?
Oh! de nos actions qui sait les contre-coups,
Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
Tant de choses qu’on fait en riant sur la terre?
Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
Tous ces buveurs d’azur faits pour s’enivrer d’air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas à l’homme en heurtant ces barreaux?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde!
Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants?
A tous ces enfermés donnez la clef des champs!
Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles!
Les âmes expieront tout ce qu’on fait aux ailes.
La balance invisible a deux plateaux obscurs.
Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs!
Du treillage aux fils d’or naissent les noires grilles;
La volière sinistre est mère des bastilles.
Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux!
125 Toute la liberté qu’on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
Tu veux être libre, homme? et de quel droit, ayant
Chez toi le détenu, ce témoin effrayant?
Ce qu’on croit sans défense est défendu par l’ombre.
Toute l’immensité sur le pauvre oiseau sombre
Se penche, et te dévoue à l’expiation.
Je t’admire, oppresseur, criant: oppression!
Le sort te tient pendant que ta démence brave
Ce forçat qui sur toi jette une ombre d’esclave;
Et la cage qui pend au seuil de ta maison
Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.

 

Archiloque l’atteste, Athènes l’entendit,
Un jour un magistrat devint terrible et dit:
—Je m’en vais, je cherche un refuge,
L’Aréopage pèse à faux poids. Temps d’effroi!
Voilez-vous, cieux! on voit le droit hors de la loi
Et la justice hors du juge!
Cicéron était là quand un centurion
Brisa son glaive et dit à César:—Histrion,
Je connais ta pensée intime;
L’armée après toi marche avec ses généraux;
Pas moi. Je ne suis pas l’espèce de héros
Qu’il te faut pour commettre un crime.
128 O noir Machiavel, génie et paria,
Tu t’en souviens, un jour un apôtre cria:
—C’est trop! le pape trompe l’homme.
Horreur! Satan et lui mettent le même anneau.
Jérusalem, ils font dévorer ton agneau
Par la vieille louve de Rome!—
La conscience humaine est engloutie au fond
D’un océan de honte où tout rampe et se fond,
Mer sombre et sans route frayée;
Ce gouffre écume et roule, et l’on voit par moment
Reparaître au milieu des flots confusément
Le cadavre de la noyée.

[↔]

LE CERCUEIL DE CHARLES IER.

Dessiné par F. Flameng. - Gravé par Louveau-Rouveyre.
L. HÉBERT, ÉDITEUR - Imp. Wittmann.

 

Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises?
C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises
Ont fait ce monument de justice. Et quel est
Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,
Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,
Soulève le couvercle effrayant, et regarde?
C’est Cromwell. Il fut grand; tout devant lui trembla.
Soit; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
C’est grand dans le passé; c’est mauvais dans notre âge.
130 Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,
Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas
De curiosité pour les têtes coupées;
Nous rejetons la hache au tas noir des épées;
Nous l’abhorrons; il faut aux hommes maintenant
Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,
Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange
Les peuples de misère et d’opprobre couverts,
La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.

 

Je marchais au hasard, devant moi, n’importe où;
Et je ne sais pourquoi je songeais à Coustou
Dont la blanche bergère, au seuil des Tuileries,
Faite pour tant d’amour, a vu tant de furies.
Que de crimes commis dans ce palais! hélas!
Les sculpteurs font voler marbre et pierre en éclats
Et font sortir des blocs dieux et déesses nues
Qui peuplent des jardins les longues avenues,
132 O fantômes sacrés! ô spectres radieux!
Leur front serein contemple et la terre et les cieux;
Le temps n’altère pas leurs traits indélébiles;
Ils ont cet air profond des choses immobiles;
Ils ont la nudité, le calme et la beauté;
La nature en secret sent leur divinité;
Les pleurs mystérieux de l’aube les arrosent.
Et je ne comprends pas comment les hommes osent,
Eux dont l’esprit n’a rien que d’obscures lueurs,
Montrer leur cœur difforme à ces marbres rêveurs.

UN VOLEUR A UN ROI

Vous êtes, sous le ciel par moments obscurci,
Un ambitieux, sire, et j’en suis un aussi;
Roi, nous avons, car l’homme est diversement ivre,
Le même but tous deux, c’est d’avoir de quoi vivre;
Il nous faut pour cela, suis-je sage? es-tu fou?
A toi, prince, un royaume, à moi penseur, un sou.
Tout l’homme est le même homme et fait la même chose.
Roi, la bonté de l’Être inconnu se compose
134 De la dispersion de tout dans l’infini;
Nul n’est déshérité, personne n’est banni;
Et les vents, car telle est l’immensité des souffles,
Jettent aux rois l’empire et l’obole aux maroufles.
Nous voulons tous les deux, à tout prix, n’importe où,
Toi grossir ton royaume et moi gagner mon sou;
Et dans notre sagesse et dans notre démence,
Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.
Seulement je vaux plus que toi. Daigne écouter.
Nous sommes tous deux fils, toi qu’il faut redouter,
De l’étrangère, et moi de la bohémienne;
Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,
Cela ne prouve pas qu’en notre désaccord
La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort.
Je suis né, laisse-moi te raconter ce conte,
Pour avoir faim toujours et n’avoir jamais honte,
Car ce n’est pas honteux de manger. Rien n’est vrai
Que la faim; et l’enfer, dont l’homme fait l’essai,
C’est l’éternel refus du pain fuyant les bouches;
Et c’est pourquoi je rôde au fond des bois farouches.
Je ne suis pas méchant, moi qui parle; je veux,
Sans ôter aux mortels un seul de leurs cheveux,
Leur retirer un peu des choses superflues
Et pesantes qui font leurs bourses trop joufflues.
Je dépense à cela beaucoup de talent. Roi,
Je ne verse jamais le sang. Écoute-moi;
Médite si tu peux, et, si tu veux, digère,
Mais comprends-moi. Je hais le mal qui s’exagère;
135 Tuer, c’est de l’orgueil. Casser un bourgeois, fi!
A quoi bon? L’assassin est un larron bouffi.
Roi, je suis un aimant mystérieux qui passe
Et qui, par sa douceur éparse dans l’espace,
Attire, sans vacarme et sans brutalité,
Et fait venir à lui de bonne volonté
Les farthings endormis dans les poches des hommes.
Je m’annexe les sous sans mépriser les sommes;
Mais les bons sacs bien lourds c’est rare; il me suffit
D’un denier; et souvent je n’ai pour tout profit
De mes subtils travaux, dignes de vos estimes,
Messieurs les empereurs et rois, que cinq centimes;
Je m’en contente, étant aux hommes indulgent.
Je tâche de coûter au peuple peu d’argent,
Mais de manger. Avoir un trou, m’en faire un Louvre;
Guetter l’homme qui passe ou le volet qui s’ouvre;
Attendre qu’un marchand sous les brises du soir
Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir,
Vite y fourrer avec une agilité d’ange
Ma patte, et n’être vu dans ce mystère étrange
Que des astres pensifs au fond du ciel profond;
Épier la minute où les belles défont
Leur jarretière afin de leur chiper leur montre;
Des sous avec ma griffe opérer la rencontre;
Ajouter pour rallonge au destin mes dix doigts;
Dire à Dieu: Tu sais bien, au fond, que tu me dois,
Donc ne te fâche pas! telle est ma vie, altesse.
Vous avez la grandeur, moi j’ai la petitesse;
Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,
L’infiniment petit vaut l’infiniment grand.
136 Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l’étoffe
Qui m’habille, moi ver de terre et philosophe;
Jouer la comédie est le faible de Dieu;
Il ne s’irrite pas, mais il se moque un peu;
C’est un poëte; et l’homme est sa marionnette.
La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,
L’un à l’entrée, et l’autre au départ du pantin;
Je ris avec le vieux machiniste Destin.
Tout est décor. Au fond la réalité manque.
Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque;
Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,
Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,
Avec de la farine et du blanc de céruse,
On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,
A moi, qui suis un être infinitésimal,
C’est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,
Et de vivre pourtant. Fais ça, je t’en défie.
Roi, ce n’est pas de trop cette philosophie;
Je poursuis.
Je prétends que je vaux mieux que toi,
Que tous; et je le prouve, à toi foule, à vous roi.
J’ai remarqué que l’homme, infirme et pâle ébauche,
N’a rien que la main droite, et tout au plus la gauche,
Ce qui fait que toi, prince, homme, auguste animal,
137 Tu portes bien la force et la justice mal;
Alors j’ai médité, voulant dépasser l’homme;
Et, sûr de mon bon droit, mais d’emphase économe,
Bienveillant, point hâbleur, discret sous le ciel bleu,
Réparateur obscur des lacunes de Dieu,
A force de songer et de vouloir, à force
De sonder toute chose au delà de l’écorce,
Prince, et d’étudier à fond le cœur humain,
J’ai fini par avoir une troisième main.
Celle qu’on ne voit pas. La bonne. Tel est, sire,
Mon art. Le résultat, voleur. Masque de cire,
Fantôme, ombre, poussière et cendre, majesté,
As-tu compris? O rois, vous êtes un côté;
Je suis l’autre. Je suis l’homme d’esprit; le maître
Du crépuscule obscur, du risque, du peut-être,
Du néant, du passant, du souffle aérien;
Je possède ce tout que vous appelez rien;
Je combine le vent avec la destinée;
Et j’existe. Mon âme est vers l’azur tournée.
Et songeant qu’après tout, dans ce monde gueusard,
Je suis un becqueteur paisible du hasard,
Que mes dents ne sont pas des dents inexorables,
Que je ne répands point le sang des misérables
Comme un juge, comme un bourreau, comme un soldat,
Songeant que de zéro je suis le candidat,
Que mon ambition, sans haine et sans durée,
Plane sur les humains d’une aile modérée
Et s’arrête à l’endroit où s’achève ma faim,
Et que je ne fais rien que ce que font enfin
Les gais oiseaux du ciel sous l’orme et sous l’érable,
138 Pour n’être point méchant je me sens vénérable.
Oui, je suis un mortel doué de facultés
Que n’ont pas bien des rois dans le marbre sculptés;
Un baïoque, métal inerte, simple cuivre,
S’il me sent là, devient vivant, cherche à me suivre,
Et la monnaie en moi voit son Pygmalion;
Et les sous des bourgeois qui sans rébellion,
Sans bruit, reconnaissant un chef à mon approche,
Les quittent pour venir tendrement dans ma poche,
Représentent, seigneur, de ma part tant de soins,
Tant d’adresse, un si beau scrupule en mes besoins,
Et tant de glissements d’anguille et de couleuvre,
Qu’ils sont chez eux des sous et chez moi des chefs-d’œuvre.
Ah! quel art que le mien! Mon collaborateur,
Dieu, qui met le possible, ô prince, à ma hauteur,
Sait tout ce qu’il me faut de calcul, d’industrie,
D’héroïsme, d’aplomb, de haute rêverie,
De sourires au sort bourru, de doux regards
A la fortune, fille aimable aux yeux hagards,
De patience auguste et d’étude acharnée,
Et de travaux, pour faire, au bout d’une journée
De pas errants, d’essais puissants, d’efforts hardis,
Changer de maître à deux ou trois maravédis!
Mais toi, quelle est ta peine? aucune; et ton mérite?
Nul. On croit être grand, quoi! parce qu’on hérite!
Ton père t’a laissé le monde en s’en allant.
Être né, quel effort! avoir faim, quel talent!
Téter sa mère, et puis manger un peuple! O prince!
139 Ton appétit est gros, mais ton génie est mince,
Un beau jour, sous ta pourpre et sous ton cordon bleu,
Trouvant qu’avoir un peuple à toi seul, c’est trop peu,
Tu jettes un regard de douce convoitise
Sur un empire ainsi qu’un bouc sur un cytise.
Tu dis: Si j’empochais le peuple d’à côté?
Alors, de force, aidé dans ta férocité
Par le prêtre qui fouille au fond du ciel, dévisse
La foudre, et met le Dieu de l’ombre à ton service,
De ton flamboiement noir toi-même t’aveuglant,
Tu saisis, glorieux, sacré, béni, sanglant,
N’importe quel pays qui soit à ta portée;
Toute la terre tremble et crie épouvantée;
Toi, tu viens dévorer, tu fais ce qu’on t’apprit;
Tu ne te mets en frais d’aucun effort d’esprit;
Tu fais assassiner tout avec nonchalance,
A coups d’obus, à coups de sabre, à coups de lance.
C’est simple. Eh bien, tu viens prendre une nation,
Voilà tout. N’es-tu pas l’extermination,
Le droit divin, l’élu qu’un fakir, un flamine,
Un bonze, a frotté d’huile et mis dans de l’hermine!
Va, prends. Les hommes sont ta chose. Alors cités,
Fleuves, monts, bois tremblants d’un vent sombre agités,
Les plaines, les hameaux, tant pis s’ils sont en flammes,
Les berceaux, les foyers sacrés, l’honneur des femmes,
Tu mets sur tout cela tes ongles monstrueux;
Et l’église te brûle un encens tortueux,
Et le doux tedeum éclaire avec des cierges
Le meurtre des enfants et le viol des vierges;
Et tout ce qui n’est pas gisant est à genoux.
140 Moi, pendant ce temps-là je rôde, calme et doux.
Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes,
Je conquiers des liards, tu voles des provinces.

LES MANGEURS

Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit? Le droit divin.
Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.
142 Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades? Quelquefois.
Sont-ils forts? Comme vous. Beaux? Comme vous. Leur âme?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui? Par vous.
Et quelle est leur grandeur? A peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule;
Il écrit: ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux? Étroits. Leurs volontés?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres? Écoutez.
Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protége,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier;
Il y met la Pologne; il faut bien châtier
Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas, commence au trône et finit au gibet.
143 Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme, plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines.
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit: Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé; puis il reprend: Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe!
Cet autre est un césar de l’espèce rapace;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit; il vient; et que fait-il? il prend.
Il empoche; quoi? tout; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille.
Cet autre à son visir a marié sa fille;
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend;
L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit: Je suis Bonaparte à peu près;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais?
Il s’empourpre; il devient sanglant. C’est un vrai prince.
144 Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire;
La guerre leur en verse; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.
Enfin,
Revanche! les mangeurs sont mangés, ô mystère!
—Comme c’est bon les rois! disent les vers de terre.

AUX ROIS

I

Est-ce que vous croyez que nous qui sommes là,
Nous que de tout son poids toujours l’ombre accabla,
Nous le noir genre humain farouche, nous la plèbe,
Nous, les forçats du sol, les captifs de la glèbe,
Nous qui, de lassitude expirants, n’avons droit
Qu’à la faim, à la soif, à l’indigence, au froid,
Qui, tués de travail, agonisons pour vivre,
Nous qu’à force d’horreur le destin sombre enivre;
Est-ce que vous croyez que nous vous aimons, vous!
Nous vassaux, vous les rois! nous moutons, vous les loups?
Ah! vraiment, ce serait curieux que des hommes
Hideux, désespérés, hagards comme nous sommes,
Nus sous leurs toits infects et leurs haillons crasseux,
Se prissent de tendresse et d’extase pour ceux
146 Qui les mangent, pour ceux dont leur chair est la proie,
Qui construisent avec leur douleur de la joie,
Et qui, repus, gorgés, triomphants, gais, charmants,
Bâtissent des palais avec leurs ossements!
Vous fourmillez sur nous! vous pullulez horribles!
Ce serait un miracle à mettre dans les bibles
Que nous vous bénissions pour être dévorants
A nos dépens; qu’un peuple eût le goût des tyrans,
Qu’une nation fût de sa honte complice,
Que la suppliciée admirât le supplice
Comme une femme adore et baise son époux,
Et qu’un lion devînt amoureux de ses poux!
Vos vices, ô tyrans, ont pour lustre vos crimes;
Quand les rois, débauchés, ivrognes, bas, infimes,
Se sentent dégradés et vils à tous les yeux,
Vite en guerre! et voilà des hommes glorieux!
C’est avec notre sang que leur fange se lave.
Par vous l’homme est reptile et le peuple est esclave;
C’est par vous, j’en atteste ici le bleu matin,
J’en atteste l’affreux mystère du destin
Qui pèse sur nous tous et qui nous environne,
Par vous, les porte-sceptre et les porte-couronne,
Par vous, les tout-puissants et les forts, c’est par vous
Que nous avons l’infâme écorchure aux genoux,
Que nous sommes abjects, sinistres, incurables,
Et que notre misère est faite, ô misérables!
Aussi, je vous le dis, rois, nous vous détestons!
Nous rampons dans la cave éternelle à tâtons,
Notre prunelle luit, nous sommes dans nos antres,
Maigres, pensifs, avec nos petits sous nos ventres,
147 Et nous songeons à vous, les rois et les barons,
Et nous vous exécrons et nous vous abhorrons!
Mais nous sommes pourtant façonnés de la sorte
Que demain, s’il advient, rois, que l’un de vous sorte
Tout à coup de la nuit avec un astre au front,
S’il est pour secourir son pays brave et prompt,
Ou s’il chante, toujours jeune et beau, malgré l’âge,
S’il est le roi David, s’il est le roi Pélage,
Nous sommes éblouis! les oublis, les pardons,
Nous remplissent le cœur, et nous ne demandons
Rien à celui-là, rien! Malgré notre souffrance,
S’il est grand par l’idée ou par la délivrance,
Nous l’aimons! nous aimons sa lyre! nous aimons
Son glaive flamboyant dans l’ombre sur les monts!
Nous pourrions lui garder rancune de vous autres;
Mais non, nous devenons ses soldats, ses apôtres,
Ses légions, son camp, sa tribu, ses amis.
Nous lui sommes acquis, nous lui sommes soumis,
Il peut faire de nous ce qu’il veut. Dans notre âme
Nous voyons nos cités et nos hameaux en flamme
Sauvés par ce vengeur qui chasse l’étranger;
Ou nous sentons au fond de nos haines plonger
L’hymne de paix sorti d’une bouche divine,
Notre cœur s’ouvre au chant sublime où l’on devine
Tout cet immense amour par qui le monde vit;
Et nous suivons Pélage et nous suivons David!
Oui, pour que l’un de vous, bien qu’en nous tout réclame,
Fasse fondre l’hiver que nous avons dans l’âme,
148 Pour qu’un de nos tyrans devienne un de nos dieux,
Pour que nous, qui souffrons sous le ciel radieux,
Nous fils du désespoir et fils de la patrie,
Nous servions l’un de vous avec idolâtrie,
Une chose suffit, c’est qu’on lui voie au poing
Le fer que l’étranger insolent n’attend point,
Ou que sa grande voix verse au cœur l’harmonie;
C’est qu’il soit un héros ou qu’il soit un génie!
Rois, nous ne sommes pas plus méchants que cela.
C’est pourtant vrai! toujours, quand un prince brilla,
Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,
L’immense peuple altier, puissant, auguste, et bête,
S’est fait son serviteur, son chien, son courtisan.
Mais celui-ci, qu’est-il? qu’a-t-il fait? parlons-en.
Il est né. Bien. Non, mal. C’est mal naître qu’entendre
Tout petit vous parler avec une voix tendre
Ceux que l’homme connaît par leur rugissement;
C’est mal naître, c’est naître épouvantablement
Qu’être dans son berceau léché d’une tigresse;
Par sa croissance, hélas! donner de l’allégresse
A l’hyène, et donner de la crainte à l’agneau,
C’est mal croître; être fait de bronze, être un anneau
De la chaîne de rois que l’humanité traîne,
C’est triste; et ce n’est point, certe, une aube sereine
149 Que celle qui voit naître un tyran! Celui-ci,
Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci
De voler des liards, il vola des provinces.
Il a fait ce que font à peu près tous les princes;
Il a mangé, dormi, bu, tué devant lui;
Il a régné féroce au hasard de l’ennui;
Il fut l’homme qui frappe, opprime, égorge, exile;
Ce fut un scélérat, ce fut un imbécile.
J’en parle simplement comme on en doit parler.
La mort savait son nom et vient de l’appeler;
Il est là. Le tombeau, c’est l’endroit difficile;
Ce n’est point un cachot, ce n’est point un asile;
C’est le lieu sombre où nul n’est plus en sûreté;
Le rendez-vous du fourbe avec la vérité,
Le rendez-vous de l’homme avec la conscience.
C’est là que l’inconnu perd enfin patience.
Vous autres vous vivez; mais l’âme, sans le corps,
Est nue et tremble; il faut qu’elle écoute. En dehors
Des bonnes actions qu’ils peuvent avoir faites,
S’ils ne sont ni docteurs, ni mages, ni prophètes,
Je n’ai pas de raison pour respecter les morts.
Honte aux vils trépassés que hante le remords,
Mêlé dans leur sépulcre au miasme insalubre!
Le fantôme est là seul sous le plafond lugubre;
Je m’ajoute aux vautours, je m’ajoute aux corbeaux.
Je sais que ce n’est point un de ces grands tombeaux
Où Rachel songe, où Jean médite, où pleure Électre,
Je me dresse, et je crache à la face du spectre.
150

II

N’opposez à ce qui se passe
Ni vos néants, ni vos grandeurs.
Laissez en paix les profondeurs.
L’ombre travaille dans l’espace.
Que fait-elle? Vous le saurez.
Derrière l’horizon, la nue
Monte, et l’on entend la venue
D’événements démesurés.
L’humanité marche et s’éclaire;
Le progrès est l’immense aimant;
A ce qui vient tranquillement
N’ajoutez pas de la colère.
N’irritez pas le peuple obscur,
Aveugles rois, tourbe inquiète!
151 Ne soyez pas l’enfant qui jette
Des pierres par-dessus le mur.
Dieu, sous les faits, qui sont ses voiles,
Continue un dessein béni.
Montrer le poing à l’infini,
Cela ne fait rien aux étoiles.
Dieu ne s’interrompt pas pour vous.
Ce qu’il fait, il faut qu’il le fasse.
Son travail, rude à la surface,
Dur pour vous, pour le peuple est doux.
Rois, respect au progrès sublime;
Rois, craignez ces reflux grondants;
Ne faites pas, rois imprudents,
Perdre patience à l’abîme.
Sait-on ses courroux, ses sanglots,
Ses chocs, son but, ses lois, ses formes?
Connaît-on les ordres énormes
Que le tonnerre donne aux flots?
Ne vous mêlez pas de ces choses.
Votre vain souffle aérien
152 Agite l’eau, mais ne peut rien
Sur l’immobilité des causes.
Hélas! tâchez de bien finir.
Redoutez l’onde soulevée,
Et ne troublez pas l’arrivée
Formidable de l’avenir.
Ah! prenez garde! les marées
Qu’on nomme révolutions
Et qu’il faut que nous apaisions,
Par vous, princes, sont effarées,
Et les gouffres sont plus amers,
Et la vague est plus écumante,
Quand l’orage insensé tourmente
La sombre liberté des mers.

XXXIV

TÉNÈBRES

 

L’homme est humilié de son lot; il se croit
Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit;
L’homme ne trouve pas de sa dignité d’être
Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,
Pareil au bœuf qui mange, au bouc qui s’assouvit,
Poudreux d’un pas qu’il fait, souillé d’un jour qu’il vit,
Fatigué du seul poids de l’heure vaine, esclave
Du lit qui le repose et du bain qui le lave;
Il s’irrite, il s’indigne; il se déclare enfin
Avili par la soif, insulté par la faim.
156 Hélas! vieillir, trembler comme une feuille d’arbre,
Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,
Après des songes noirs avoir de froids réveils,
Quel sort! et l’homme pleure.
—Eh, disent les soleils,
Qu’est-ce donc que veut l’homme? et quelle est sa folie?
Le joug universel le comprime et le lie;
Eh bien? que lui faut-il et de quoi se plaint-il?
L’être le plus grossier, l’être le plus subtil
Sont courbés comme lui par la force invisible.
Insensé, qui voudrait étreindre l’impossible
Dans les crispations débiles de son poing!
Il ne sait point que l’être est un; il ne sait point
Que le mystère obscur couvre tout de sa brume;
Que les vagues de l’ombre ont une affreuse écume
A qui nul front n’échappe, éblouissant ou noir,
Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir
L’éclaboussure énorme et sombre de l’abîme.
Il trouve son destin trop humble et trop infime;
Il se sent abaissé par ce ciel écrasant;
Eh! c’est la loi commune, et rien n’en est exempt.
Il hait la cause; il garde à l’infini rancune;
Il voudrait être clair, limpide, sans aucune
De ces obscurités qui s’expliquent plus tard,
Que nous nommons énigme et qu’il nomme hasard;
Il se rêve complet, sans tache, sans problème,
Portant sur son front l’aube ainsi qu’un diadème,
Pur, lumineux, serein, parfait, calme; il voudrait
157 Être seul en dehors de l’effrayant secret.
Quoi! tout ce qui naît, vit, s’allume, se consomme,
Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l’homme!
L’homme serait le but du splendide univers!
Mais que dirait la cendre et que diraient les vers?
Quoi! la création aurait pour toute fête
Et pour tout horizon d’avoir l’homme à son faîte!
Dieu serait pour l’atome un piédestal d’orgueil!
Non! l’homme souffre et rampe; il est son propre écueil;
Il tremble et tombe; il sent peser sur lui sans cesse
Son âme en ignorance et sa chair en bassesse;
Il est triste le soir et triste le matin;
Il tâte en vain le cercle où tourne son destin;
L’astre qu’il porte en lui suit une obscure ellipse;
La matière le voile et le sommeil l’éclipse;
Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil;
C’est que tout a son crêpe et que tout a son deuil!
Eh! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,
Nous les soleils, les feux du firmament suprême,
Quand l’ombre ouvre l’abîme où nous nous engouffrons,
Avec les sombres nuits, ces immenses affronts!—

 

La nuit! la nuit! la nuit! Et voilà que commence
Le noir de profundis de l’océan immense.
Le marin tremble, aux flots livré;
Miserere, dit l’homme; et, dans le ciel qui gronde,
L’air dit: miserere! Miserere, dit l’onde;
Miserere! miserere!
Le dolmen, dont l’ortie ensevelit les tables,
Pousse un soupir; les morts se dressent lamentables;
Gémissent-ils? écoutent-ils?
La jusquiame affreuse entr’ouvre ses corolles;
La mandragore laisse échapper des paroles
De ses mystérieux pistils.
160 Qu’a-t-on fait à la ronce et qu’a-t-on fait à l’arbre?
Qu’ont-ils donc à pleurer? Pour qui l’antre de marbre
Verse-t-il ces larmes d’adieux?
Sont-ce les noirs Caïns d’une faute première?
Deuil! ils ont la souffrance et n’ont pas la lumière!
Ils ont des pleurs et n’ont pas d’yeux!
Le navire se plaint comme un homme qui souffre,
Le tuyau grince et fume, et le flot qui s’engouffre
Blanchit les tambours du steamer,
Le crabe, le dragon, l’orphe aux larges ouïes,
Nagent dans l’ombre où rampe en formes inouïes
La vie horrible de la mer.
Le hallier crie; il semble, à travers l’âpre bise,
Qu’on entende hurler Nemrod, Sylla, Cambyse,
Rongés du ver et du corbeau,
Et sortir, dans l’orage et la brume et la haine,
Des froids caveaux où sont les damnés à la chaîne,
Les rugissements du tombeau.
Est-il quelqu’un qui cherche? est-il quelqu’un qui rêve?
Est-il quelqu’un qui marche à l’heure où sur la grève
Rôdent le spectre et l’assassin,
Et qui sache, ô vivants! pourquoi sanglote et râle
La forêt, monstrueuse et fauve cathédrale,
Où le vent sonne le tocsin?
161 On entend vous parler à l’oreille des bouches;
On voit dans les clartés des branchages farouches
Où passent de mornes convois;
Le vent, bouleversant l’arbre aux cimes altières,
Emplit de tourbillons les blêmes cimetières;
Quelle est donc cette étrange voix?
Quel est ce psaume énorme et que rien ne fait taire?
Et qui donc chante, avec les souffles de la terre,
Avec le murmure des cieux,
Avec le tremblement de la vague superbe,
Les joncs, les eaux, les bois, le sifflement de l’herbe
Le requiem mystérieux?
O sépulcres! j’entends l’orgue effrayant de l’ombre,
Formé de tous les cris de la nature sombre
Et du bruit de tous les écueils;
La mort est au clavier qui frémit dans les branches,
Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,
Sont vos pierres et vos cercueils.

 

L’homme se trompe! Il voit que pour lui tout est sombre;
Il tremble et doute; il croit à la haine de l’ombre;
Son œil ne s’ouvre qu’à demi;
Il dit:—Ne suis-je pas le damné de la terre,
Lugubre atome, ayant l’immensité pour guerre
Et l’univers pour ennemi?—
S’il regarde la vie, elle est aussi le gouffre.
Toute l’histoire pleure et saigne et crie et souffre;
Tous les purs flambeaux sont éteints;
Morus après Caton dans le cirque se couche;
Le genre humain assiste au pugilat farouche
Des grands cœurs et des noirs destins.
164 L’énigme universelle est proposée à l’âme,
L’âme cherche; la terre et l’eau, l’air et la flamme
Font le mal, triste vision!
Le vent, la mer, la nuit sont pris en forfaiture;
Hélas! que comprend-on? Peu de la créature,
Et rien de la création.
Les faits, qui sont muets et qui semblent funèbres,
Surgissent au regard comme un bloc de ténèbres,
Et rien n’éclaire et rien ne luit;
L’horizon est de l’ombre où l’ombre se prolonge,
Où se dresse, devant l’humanité qui songe,
Toute une montagne de nuit.
Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,
Rêve, pétrifiant de son regard d’abîme
Le mage aux essors inouïs,
Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,
Les guetteurs de soleils et les espions d’astres,
Les effarés, les éblouis.
Il semble à tout ce tas d’Œdipes qui frissonne
Que l’ouragan, clairon des nuages qui sonne,
La comète, horreur du voyant,
L’hiver, la mort, l’éclair, l’onde affreuse et vivante,
Tout ce que le mystère et l’ombre ont d’épouvante
Sorte de cet œil effrayant.
165 La nuit autour du sphinx roule tumultueuse.—
Si l’on pouvait lever sa patte monstrueuse,
Que contemplèrent tour à tour
Newton, l’esprit d’hier, et l’antique Mercure,
Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure
On trouverait ce mot: Amour.

XXXV

LA-HAUT

 

Un jour l’étoile vit la comète passer,
Rit, et, la regardant au gouffre s’enfoncer,
Cria:—La voyez-vous courir, la vagabonde?
Jadis, dans l’azur chaste où la sagesse abonde,
Elle était comme nous étoile vierge, ayant
Des paradis autour de son cœur flamboyant,
Et ses rayons, liant les sphères, freins et brides,
Faisaient tourner le vol des planètes splendides;
Rien n’égalait son nimbe auguste, et dans ses nœuds
Sa chevelure avait dix globes lumineux;
Elle était l’astre à qui tout un monde s’appuie.
Un jour, tout à coup, folle, ivre, elle s’est enfuie.
Un vertige l’a prise et l’a jetée au fond
Des chaos où Moloch avec Dieu se confond.
Quand elle en est sortie, elle était insensée;
170 Elle n’a plus voulu suivre que sa pensée,
Sa furie, un instinct fougueux, torrentiel,
Mauvais, car l’équilibre est la vertu du ciel.
Devant elle, au hasard, elle s’en est allée;
Elle s’est dans l’abîme immense échevelée;
Elle a dit: Je me donne au gouffre, à volonté!
Je suis l’infatigable; il est l’illimité.
Elle a voulu chercher, trouver, sonder, connaître,
Voir les mondes enfants, tâcher d’en faire naître,
Aller jusqu’en leur lit provoquer les soleils,
Examiner comment les enfers sont vermeils,
Voir Satan, visiter cet astre en sa tanière,
L’approcher, lui passer la main dans la crinière,
Et lui dire: «Lion, je t’aime! Iblis, Mammon,
Prends-moi, je viens m’offrir, déesse, à toi démon!»
Elle s’est faite, ainsi que l’air, fuyante et souple;
Elle a voulu goûter l’âcre extase du couple,
Et sans cesse épouser des univers nouveaux;
Elle a voulu toucher les croupes des chevaux
De la foudre, et, parmi les bruits visionnaires,
Rôder dans l’écurie énorme des tonnerres;
Elle a mis de l’éclair dans sa fauve clarté;
Elle a tout violé par curiosité;
Et l’on sent, en voyant ses flamboiements funèbres,
Que sa lumière s’est essuyée aux ténèbres.
Les soleils tour à tour l’ont. Elle a préféré
A la majesté fixe au haut du ciel sacré,
On ne sait quelle course, audacieuse, oblique,
Étrange; et maintenant elle est fille publique.
171 Et la comète dit à l’étoile:—Vesta,
Tu te trompes. Je suis Vénus. Quand Dieu resta,
Après que le noir couple humain eut pris la fuite,
Seul dans le paradis, Satan lui dit: Ensuite?
Et Dieu vit que l’amour est un besoin qu’on a,
Et que sans lui le monde a froid; il m’ordonna
D’aller incendier le gouffre où tout commence,
Et Dieu mit la sagesse où tu vois la démence.
Depuis ce jour-là, j’erre et je vais en tous lieux
Rappeler à l’hymen les mondes oublieux.
J’illumine Uranus, je réchauffe Saturne,
Et je remets du feu dans les astres; mon urne
Reverse un flot d’aurore aux fontaines du jour;
Je suis la folle auguste ayant au front l’amour;
Je suis par les soleils formidables baisée;
Si je rencontre en route une lune épuisée,
Je la rallume, et l’ombre a ce flambeau de plus;
L’océan étoilé me roule en ses reflux;
Sur tous les globes, nés au fond des étendues,
Il est de sombres mers que je gonfle éperdues;
J’éveille du chaos le rut démesuré;
Voici l’épouse en feu qui vient! l’astre effaré
Regarde à son zénith, à travers la nuée,
L’impudeur de ma robe immense dénouée;
De mes accouplements l’espace est ébloui;
Dès qu’un gouffre me veut, j’accours et je dis: Oui!
Je passe d’Allioth à Sirius; ma bouche
Se colle au triple front d’Aldebaran farouche;
172 Et je me prostitue à l’infini, sachant
Que je suis la semence et que l’ombre est le champ;
De là des mondes; Dieu m’approuve quand j’ébauche
Une création que tu nommes débauche.
Celle qui lie entre eux les univers, c’est moi;
Sans moi, l’isolement hideux serait la loi;
Étoiles, on verrait de monstrueux désastres;
L’infini subirait l’égoïsme des astres;
Partout la nuit, la mort et le deuil, augmentés
Par la farouche horreur de vos virginités.
J’empêche l’effrayant célibat de l’abîme.
Je suis du pouls divin le battement sublime;
Mon trajet, à la fois idéal et réel,
Marque l’artère énorme et profonde du ciel;
Vous êtes la lumière et moi je suis la flamme;
Dieu me fit de son cœur et vous fit de son âme;
O mes sœurs, nous versons toutes de la clarté,
Étant, vous l’harmonie, et moi la liberté.

XXXVI

LE GROUPE DES IDYLLES

 

I
ORPHÉE

J’atteste Tanaïs, le noir fleuve aux six urnes,
Et Zeus qui fait traîner sur les grands chars nocturnes
Rhéa par des taureaux et Nyx par des chevaux,
Et les anciens géants et les hommes nouveaux,
Pluton qui nous dévore, Uranus qui nous crée,
Que j’adore une femme et qu’elle m’est sacrée.
Le monstre aux cheveux bleus, Poséidon, m’entend;
Qu’il m’exauce. Je suis l’âme humaine chantant,
Et j’aime. L’ombre immense est pleine de nuées,
La large pluie abonde aux feuilles remuées,
Borée émeut les bois, Zéphyre émeut les blés,
Ainsi nos cœurs profonds sont par l’amour troublés.
176 J’aimerai cette femme appelée Eurydice,
Toujours, partout! Sinon que le ciel me maudisse,
Et maudisse la fleur naissante et l’épi mûr!
Ne tracez pas de mots magiques sur le mur.

II
SALOMON

Je suis le roi qu’emplit la puissance sinistre;
Je fais bâtir le temple et raser les cités;
Hiram mon architecte et Charos mon ministre
Rêvent à mes côtés;
L’un étant ma truelle et l’autre étant mon glaive,
Je les laisse songer et ce qu’ils font est bien;
Mon souffle monte au ciel plus haut que ne s’élève
L’ouragan libyen;
Dieu même en est parfois remué. Fils d’un crime,
J’ai la sagesse énorme et sombre; et le démon
Prendrait, entre le ciel suprême et son abîme,
Pour juge Salomon.
177 C’est moi qui fais trembler et c’est moi qui fais croire;
Conquérant on m’admire, et, pontife, on me suit;
Roi, j’accable ici-bas les hommes par la gloire,
Et, prêtre, par la nuit;
J’ai vu la vision des festins et des coupes
Et le doigt écrivant Mané Thécel Pharès,
Et la guerre, les chars, les clairons, et les croupes
Des chevaux effarés;
Je suis grand; je ressemble à l’idole morose;
Je suis mystérieux comme un jardin fermé;
Pourtant, quoique je sois plus puissant que la rose
N’est belle au mois de mai,
On peut me retirer mon sceptre d’or qui brille,
Et mon trône, et l’archer qui veille sur ma tour,
Mais on n’ôtera pas, ô douce jeune fille,
De mon âme l’amour;
On n’en ôtera pas l’amour, ô vierge blonde
Qui comme une lueur te mires dans les eaux,
Pas plus qu’on n’ôtera de la forêt profonde
La chanson des oiseaux.
178

III
ARCHILOQUE

Le pilote connaît la figure secrète
Du fond de la mer sombre entre Zante et la Crète,
Le sage médecin connaît le mal qu’on a,
Le luthier, par la muse instruit, sait qu’Athana
A fait la flûte droite et Pan la flûte oblique;
Moi, je ne sais qu’aimer. Tout ce qu’un mage explique
En regardant un astre à travers des cyprès,
Dans les bois d’Éleusis la nuit, n’est rien auprès
De ce que je devine en regardant Stellyre.
Stellyre est belle. Ayez pitié de mon délire,
Dieux immortels! je suis en proie à sa beauté.
Sans elle je serais l’Archiloque irrité,
Mais elle m’attendrit. Muses, Stellyre est douce.
Pour que l’agneau la broute il faut que l’herbe pousse,
Et que l’adolescent croisse pour être aimé.
Par l’immense Vénus le monde est parfumé;
L’amour fait pardonner à l’Olympe la foudre;
L’Océan en créant Cypris voulut s’absoudre,
Et l’homme adore, au bord du gouffre horrible et vain,
La tempête achevée en sourire divin.
Stellyre a la gaîté du nid chantant dans l’arbre.
179 Moi qui suis de Paros, je me connais en marbre,
Elle est blanche, et pourtant femme comme Aglaura
Et Glycère; et, rêveur, je sais qu’elle mourra.
Tout finit par finir, hélas, même les roses!
Quoique Stellyre, ô dieux, ressemble aux fleurs écloses
A l’aurore, en avril, dans les joncs des étangs,
Faites, dieux immortels, qu’elle vive longtemps,
Car il sort de cette âme une clarté sereine;
Je la veux pour esclave, et je la veux pour reine;
Je suis un cœur dompté par elle, et qui consent;
Et ma haine est changée en amour. O passant,
Sache que la chanson que voici fut écrite
Quand Hipparque chassa d’Athène Onomacrite
Parce qu’il parlait bas à des dieux infernaux
Pour faire submerger l’archipel de Lemnos.

IV
ARISTOPHANE

Les jeunes filles vont et viennent sous les saules;
Leur chevelure cache et montre leurs épaules;
L’amphore sur leur front ne les empêche pas,
Quand Ménalque apparaît, de ralentir leur pas,
180 Et de dire: Salut, Ménalque! et la feuillée,
Par le rire moqueur des oiseaux réveillée,
Assiste à la rencontre ardente des amants;
Tant de baisers sont pris sous les rameaux charmants
Que l’amphore au logis arrive à moitié vide.
L’aïeule, inattentive au fil qu’elle dévide,
Gronde: Qu’as-tu donc fait, qui donc t’a pris la main,
Que l’eau s’est répandue ainsi sur le chemin?
La jeune fille dit: Je ne sais pas; et songe.
A l’heure où dans les champs l’ombre des monts s’allonge,
Le soir, quand on entend des bruits de chars lointains,
Il est bon de songer aux orageux destins
Et de se préparer aux choses de la vie;
C’est par le peu qu’il sait, par le peu qu’il envie,
Que l’homme est sage. Aimons. Le printemps est divin;
Nous nous sentons troublés par les fleurs du ravin,
Par l’indulgent avril, par les nids peu moroses,
Par l’offre de la mousse et le parfum des roses,
Et par l’obscurité des sentiers dans les bois.
Les femmes au logis rentrent, mêlant leurs voix,
Et plus d’une à causer sous les portes s’attarde.
Femme, qui parles mal de ton mari, prends garde,
Car ton petit enfant te regarde étonné.
Muses, vénérons Pan, de lierre couronné.
181

V
ASCLÉPIADE

Vous qui marchez, tournant vos têtes inquiètes,
Songez-y, le dieu Pan sait toujours où vous êtes.
Amants, si vous avez des raisons pour ne pas
Laisser voir quelle est l’ombre où se perdent vos pas,
Vous êtes mal cachés dans ce bois, prenez garde;
La tremblante forêt songe, écoute et regarde;
A tout ce hallier noir vous donnez le frisson;
Craignez que vos baisers ne troublent le buisson,
Craignez le tremblement confus des branches d’arbre;
La nature est une âme, elle n’est pas de marbre;
L’obscur souffle inconnu qui dans ce demi-jour
Passe, et que vous prenez pour le vent, c’est l’amour;
Et vous êtes la goutte et le monde est le vase,
Amants, votre soupir fait déborder l’extase;
Au-dessus de vos fronts les rameaux frémissants
Mêlent leurs bruits, leurs voix, leurs parfums, leur encens;
L’émotion au bois profond se communique,
Et la fauve dryade agite sa tunique.
182

VI
THÉOCRITE

O belle, crains l’Amour, le plus petit des dieux,
Et le plus grand; il est fatal et radieux;
Sa pensée est farouche et sa parole est douce;
On le trouve parfois accroupi dans la mousse,
Terrible et souriant, jouant avec les fleurs;
Il ne croit pas un mot de ce qu’il dit; les pleurs
Et les cris sont mêlés à son bonheur tragique;
Maïa fit la prairie, il fait la géorgique;
L’Amour en tout temps pleure, et triomphe en tout lieu;
La femme est confiante aux baisers de ce dieu,
Car ils ne piquent pas, sa lèvre étant imberbe.
—Tu vas mouiller ta robe à cette heure dans l’herbe,
Lyda, pourquoi vas-tu dans les champs si matin?
Lyda répond:—Je cède au ténébreux destin,
J’aime, et je vais guetter Damœtas au passage,
Et je l’attends encor le soir, étant peu sage,
Quand il fait presque nuit dans l’orme et le bouleau,
Quand la nymphe aux yeux verts danse au milieu de l’eau.
—Lyda, fuis Damœtas!—Je l’adore et je tremble.
Je ne puis lui donner toutes les fleurs ensemble,
183 Car l’une vient l’automne et l’autre vient l’été;
Mais je l’aime.—Lyda, Lyda, crains Astarté.
Cache ton cœur en proie à la sombre chimère.
Il ne faut raconter ses amours qu’à sa mère
A l’heure matinale où le croissant pâlit,
Quand elle se réveille en riant dans son lit.

VII
BION

Allons-nous-en rêveurs dans la forêt lascive.
L’amour est une mer dont la femme est la rive,
Les saintes lois d’en haut font à ses pieds vainqueurs
Mourir le grand baiser des gouffres et des cœurs.
Viens, la forêt s’ajoute à l’âme, et Cythérée
Devient fauve et terrible en cette horreur sacrée;
Viens, nous nous confierons aux bois insidieux,
Et nous nous aimerons à la façon des dieux;
Il faut que l’empyrée aux voluptés se mêle,
Et l’aigle, la colombe étant sa sœur jumelle,
S’envole volontiers du côté des amants.
Les cœurs sont le miroir obscur des firmaments;
Toutes nos passions reflètent les étoiles.
Par le déchirement magnifique des voiles
184 La nature constate et prouve l’unité;
Le rayon c’est l’amour, l’astre c’est la beauté.
Hyménée! Hyménée! allons sous les grands chênes.
O belle, je te tiens, parce que tu m’enchaînes,
Et tu m’as tellement dans tes nœuds enchantés
Lié, saisi, que j’ai toutes les libertés;
Je les prends; tu ne peux t’en plaindre, en étant cause.
Si le zéphyr te fâche, alors ne sois plus rose.

VIII
MOSCHUS

O nymphes, baignez-vous à la source des bois.
Le hallier, bien qu’il soit rempli de sombres voix,
Quoiqu’il ait des rochers où l’aigle fait son aire,
N’est jamais envahi par l’ombre qui s’accroît
Au point d’être sinistre et de n’avoir plus droit
A la nudité de Néère.
Néère est belle, douce et pure, et transparaît
Blanche, à travers l’horreur de la noire forêt;
Un essaim rôde et parle aux fleurs de la vallée,
Un écho dialogue avec l’écho voisin,
185 Qu’est-ce que dit l’écho? qu’est-ce que dit l’essaim?
Qu’étant nue, elle est étoilée!
Car l’éblouissement des astres est sur toi
Quand tu te baignes, chaste, avec ce vague effroi
Que toujours la beauté mêle à sa hardiesse,
Sous l’arbre où l’œil du faune ardent te cherchera.
Tu sais bien que montrer la femme, ô Néèra,
C’est aussi montrer la déesse.
Moi, quoique par les rois l’homme soit assombri,
Je construis au-dessus de ma tête un abri
Avec des branches d’orme et des branches d’yeuse;
J’aime les prés, les bois, le vent jamais captif,
Néère et Phyllodoce, et je suis attentif
A l’idylle mélodieuse.
Parce que, dans cette ombre où parfois nous dormons,
De lointains coups de foudre errent de monts en monts,
Parce que tout est plein d’éclairs visionnaires,
Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant
Défendu de rêver, et d’écouter le chant
D’une flûte entre deux tonnerres?
186

IX
VIRGILE

Déesses, ouvrez-moi l’Hélicon maintenant.
O bergers, le hallier sauvage est surprenant;
On y distingue au loin de confuses descentes
D’hommes ailés, mêlés à des nymphes dansantes;
Des clartés en chantant passent, et je les suis.
Les bois me laissent faire et savent qui je suis.
O pasteurs, j’ai Mantoue et j’aurai Parthénope;
Comme le taureau-dieu pressé du pied d’Europe,
Mon vers, tout parfumé de roses et de lys,
A l’empreinte du frais talon d’Amaryllis;
Les filles aux yeux bleus courent dans mes églogues;
Bacchus avec ses lynx, Diane avec ses dogues,
Errent, sans déranger une branche, à travers
Mes poèmes, et Faune est dans mes antres verts.
Quel qu’il soit, et fût-il consul, fût-il édile,
Le passant ne pourra rencontrer mon idylle
Sans trouble, et, tout à coup, voyant devant ses pas
Une pomme rouler et fuir, ne saura pas
Si dans votre épaisseur sacrée elle est jetée,
Forêts, pour Atalante, ou bien pour Galatée.
187 Mes vers seront si purs qu’après les avoir lus
Lycoris ne pourra que sourire à Gallus.
La forêt où je chante est charmante et superbe;
Je veux qu’un divin songe y soit couché dans l’herbe,
Et que l’homme et la femme, ayant mon âme entre eux,
S’ils entrent dans l’églogue en sortent amoureux.

X
CATULLE

Que faire au mois d’avril à moins de s’adorer?
Viens, nous allons songer, viens, nous allons errer.
Laissons Plaute à Chloé prouver qu’il la désire
Par un triple collier de corail de Corcyre;
Laissons Psellas charmer Fuscus par ses grands yeux,
Et par l’âpre douceur d’un chant mystérieux;
Laissons César dompter la fortune changeante,
Mettre un mors à l’équestre et sauvage Agrigente,
Au numide, à l’ibère, au scythe hasardeux;
Ayons le doux souci d’être seuls tous les deux.
Nous avons à nous l’air, le ciel, l’ombre, l’espace.
Nous ferons arrêter le muletier qui passe,
Nous boirons dans son outre un peu de vin sabin;
Et le soir, quand la lune, éclairant dans leur bain
188 Le faune et la naïade indistincte, se lève,
Nous chercherons un lit pour finir notre rêve,
Une mousse cachée au fond du hallier noir.
O belle, rien n’existe ici-bas que l’espoir,
Rien n’est sûr que l’hymen, rien n’est vrai que la joie;
L’amour est le vautour et nos cœurs sont la proie.
Quand, ainsi qu’y monta jadis la nymphe Hellé,
Une femme apparaît sur l’olympe étoilé,
Les dieux donnent de tels baisers à ses épaules,
Qu’une lueur subite éclaire les deux pôles,
Et la terre comprend qu’en ce ciel redouté
L’humanité s’accouple à la divinité.
Aimons. Allons aux bois où chantent les fauvettes.
Il faut vivre et sourire, il faut que tu revêtes
Cette robe d’azur qu’on nomme le bonheur.
L’Amour est un divin et tendre empoisonneur,
Laissons ce charmant traître approcher de nos bouches
Sa coupe où nous boirons les extases farouches
Et le sombre nectar des baisers éperdus.
Les cœurs sont insensés et les cieux leur sont dus;
Car la démence auguste et profonde des âmes
Met dans l’homme une étoile, et quand nous nous aimâmes
Nous nous sentîmes pleins de rayons infinis,
Et tu devins Vénus et je fus Adonis.
Le tremblement sacré des branches dans l’aurore
Conseille aux cœurs d’aimer, conseille aux nids d’éclore.
Il faut craindre et vouloir, chercher les prés fleuris
Et rêver, et s’enfuir, mais afin d’être pris.
Adorons-nous. Ainsi je médite et je chante.
Je songe à ta pudeur souveraine et touchante,
189 Je regarde attendri l’antre où tu me cédas;
Pendant que, fatiguée à suivre nos soldats,
La Victoire, au-dessus de nous, dans la nuée,
Rattache sa sandale, un instant dénouée.

XI
LONGUS

Chloé nue éblouit la forêt doucement;
Elle rit, l’innocence étant un vêtement;
Elle est nue, et s’y plaît; elle est belle, et l’ignore.
Elle ressemble à tous les songes qu’on adore;
Le lys blanc la regarde et n’a point l’air fâché;
La nuit croit voir Vénus, l’aube croit voir Psyché.
Le printemps est un tendre et farouche mystère;
On sent flotter dans l’air la faute involontaire
Qui se pose, au doux bruit du vent et du ruisseau,
Dans les âmes ainsi que dans les bois l’oiseau.
Séve! hymen! le printemps vient, et prend la nature
Par surprise, et, divin, apporte l’aventure
De l’amour aux forêts, aux fleurs, aux cœurs. Aimez.
Dans la source apparaît la nymphe aux doigts palmés,
Dans l’arbre la dryade et dans l’homme le faune;
Le baiser envolé fait aux bouches l’aumône.
190

XII
DANTE

Thalès n’était pas loin de croire que le vent
Et l’onde avaient créé les femmes; et, devant
Phellas, fille des champs, bien qu’il fût de la ville,
Ménandre n’était point parfaitement tranquille;
Moschus ne savait pas au juste ce que c’est
Que la femme, et tremblait quand Glycère passait;
Anaxagore, ayant l’inconnu pour étude,
Regardait une vierge avec inquiétude;
Virgile méditait sur Lycoris; Platon
Dénonçait à Paphos l’odeur du Phlégéton;
Plaute évitait Lydé; c’est que ces anciens hommes
Redoutaient vaguement la planète où nous sommes;
Agd et Tellus étaient des femelles pour eux;
Ils craignaient le travail perfide et ténébreux
Des parfums, des rayons, des souffles et des séves.
Les femmes après tout sont peut-être des rêves;
Quelle âme ont-elles? Nul ne peut savoir quel dieu
Ou quel démon sourit dans la nuit d’un œil bleu;
Nul ne sait, dans la vie immense enchevêtrée,
Si l’antre où rêve Pan, l’herbe où se couche Astrée,
191 Si la roche au profil pensif, si le zéphyr,
Si toute une forêt acharnée à trahir,
A force d’horreur, d’ombre, et d’aube, et de jeunesse,
Ne peut transfigurer en femme une faunesse;
Dans tout ils croyaient voir quelque spectre caché
Poindre, et Démogorgon s’ajoutait à Psyché.
Ces sages d’autrefois se tenaient sur leurs gardes.
La possibilité des méduses hagardes
Surgissant tout à coup, les rendait attentifs;
De la sombre nature ils se sentaient captifs;
Perse reconnaissait dans Églé, la bouffonne
Qui se barbouille avec des mûres, Tisiphone;
Et plusieurs s’attendaient à voir subitement
Transparaître Érynnis sous le masque charmant
De la naïve Aglaure ou d’Iphis la rieuse;
Tant la terre pour eux était mystérieuse.

XIII
PÉTRARQUE

Elle n’est plus ici; cependant je la vois
La nuit au fond des cieux, le jour au fond des bois!
Qu’est-ce que l’œil de chair auprès de l’œil de l’âme?
On est triste; on n’a pas près de soi cette femme,
192 On est dans l’ombre; eh bien, cette ombre aide à la voir,
Car l’étoile apparaît surtout dans le ciel noir.
Je vois ma mère morte, et je te vois absente,
O Laure! Où donc es-tu? Là-bas, éblouissante.
Je t’aime, je te vois. Sois là, ne sois pas là,
Je te vois. Tout n’est rien si tout n’est pas cela,
Aimer. Aimer suffit; pas d’autre stratagème
Pour être égal aux dieux que ce mot charmant: J’aime.
L’amour nous fait des dons au-dessus de nos sens,
Laure, et le plus divin, c’est de nous voir absents;
C’est de t’avoir, après que tu t’es exilée;
C’est de revoir partout ta lumière envolée!
Je demande: Es-tu là, doux être évanoui?
La prunelle dit: Non, mais l’âme répond: Oui.

XIV
RONSARD

C’est fort juste, tu veux commander en cédant;
Viens, ne crains rien; je suis éperdu, mais prudent;
Suis-moi; c’est le talent d’un amant point rebelle
De conduire au milieu des forêts une belle,
193 D’être ardent et discret, et d’étouffer sa voix
Dans le chuchotement mystérieux des bois.
Aimons-nous au-dessous du murmure des feuilles;
Viens, je veux qu’en ce lieu voilé tu te recueilles,
Et qu’il reste au gazon par ta langueur choisi
Je ne sais quel parfum de ton passage ici;
Laissons des souvenirs à cette solitude.
Si tu prends quelque molle et sereine attitude,
Si nous nous querellons, si nous faisons la paix,
Et si tu me souris sous les arbres épais,
Ce lieu sera sacré pour les nymphes obscures;
Et le soir, quand luiront les divins Dioscures,
Ces sauvages halliers sentiront ton baiser
Flotter sur eux dans l’ombre et les apprivoiser;
Les arbres entendront des appels plus fidèles,
De petits cœurs battront sous de petites ailes,
Et les oiseaux croiront que c’est toi qui bénis
Leurs amours et la fête adorable des nids.
C’est pourquoi, belle, il faut qu’en ce vallon tu rêves.
Et je rends grâce à Dieu, car il fit plusieurs Èves,
Une aux longs cheveux d’or, une autre au sein bruni,
Une gaie, une tendre, et, quand il eut fini,
Ce Dieu, qui crée au fond toujours les mêmes choses,
Avec ce qui restait des femmes, fit les roses.
194

XV
SHAKESPEARE

O doux être, fidèle et cependant ailé,
Ange et femme, est-il vrai que tu t’en sois allé?
Pour l’âme, la lueur inexprimable reste;
L’âme ne perd jamais de vue un front céleste;
Et quiconque est aimé devient céleste. Hélas,
L’absence est dure, mais le cœur noir, l’esprit las
Sont consolés par l’âme, invincible voyante.
L’éclair est passager, la nuée est fuyante,
Mais l’être aimé ne peut s’éclipser. Je te vois,
Je sens presque ta main, j’entends presque ta voix.
Oui, loin de toi je vis comme on vit dans un songe;
Ce que je touche est larve, apparence, mensonge;
J’aperçois ton sourire à travers l’infini;
Et, sans savoir pourquoi, disant: Suis-je puni?
Je pleure vaguement si loin de moi tu souffres.
La nature ignorée et sainte a de ces gouffres
Où le visionnaire est voisin du réel;
Ainsi la lune est presque un spectre dans le ciel;
Ainsi tout dans les bois en fantôme s’achève;
195 Ainsi c’est presque au fond d’un abîme et d’un rêve
Qu’un rossignol est triste et qu’un merle est rieur.
Quel mystère insondé que l’œil intérieur!
Quelle insomnie auguste en nous! Quelle prunelle
Ouverte sur le bien et le mal, éternelle!
A quelle profondeur voit cet œil inconnu!
Comme devant l’esprit toute l’ombre est à nu!
L’œil de chair bien souvent pour l’erreur se décide,
La cécité pensive est quelquefois lucide;
Quoi donc! est-ce qu’on a besoin des yeux pour voir
L’héroïsme, l’honneur, la vertu, le devoir,
La réalité sainte et même la chimère?
Qui donc passe en clarté le grand aveugle Homère?

XVI
RACAN

Si toutes les choses qu’on rêve
Pouvaient se changer en amours,
Ma voix, qui dans l’ombre s’élève,
Osant toujours, tremblant toujours,
196 Qui, dans l’hymne qu’elle module,
Mêle Astrée, Eros, Gabriel,
Les dieux et les anges, crédule
Aux douces puissances du ciel,
Pareille aux nids qui, sous les voiles
De la nuit et des bois touffus,
Echangent avec les étoiles
Un grand dialogue confus,
Sous la sereine et sombre voûte
Sans murs, sans portes et sans clés,
Mon humble voix prendrait la route
Que prennent les cœurs envolés,
Et vous arriverait, touchante,
A travers les airs et les eaux,
Si toutes les chansons qu’on chante,
Pouvaient se changer en oiseaux.
197

XVII
SEGRAIS

O fraîche vision des jupes de futaine
Qui se troussent gaîment autour de la fontaine!
O belles aux bras blancs follement amoureux!
J’ai vu passer Aminthe au fond du chemin creux;
Elle a seize ans, et tant d’aurore sur sa tête
Qu’elle semble marcher au milieu d’une fête;
Elle est dans la prairie, elle est dans les forêts
La plus belle, et n’a pas l’air de le faire exprès;
C’est plus qu’une déesse et c’est plus qu’une fée,
C’est la bergère; c’est une fille coiffée
D’iris et de glaïeuls avec de grands yeux bleus;
Elle court dans les champs comme, aux temps fabuleux,
Couraient Léontium, Phyllodoce et Glycère;
Elle a la majesté du sourire sincère;
Quand elle parle, on croit entendre, ô bois profond,
Un rossignol chanter au-dessus de son front;
Elle est pure, sereine, aimable, épanouie,
Et j’en ai la prunelle à jamais éblouie;
Comme Faune la suit d’un regard enflammé!
Comme on sent que les nids, l’amour, le mois de mai,
Guettent dans le hallier ces douces âmes neuves!
198 Dans des prés où ne coule aucun des divins fleuves
Qu’on appelle Céphise, Eurotas ou Cydnus,
Elle trouve moyen d’avoir de beaux pieds nus;
Cette fille d’Auteuil semble née à Mégare!
Parfois dans des sentiers pleins d’ombre elle s’égare;
Oh! comme les oiseaux chuchotaient l’autre soir!
Pas plus que le raisin ne résiste au pressoir,
Pas plus que le roseau n’est au zéphyr rebelle,
Nul cœur pouvant aimer n’élude cette belle.
Comme la biche accourt et fuit à notre voix,
Elle est apprivoisée et sauvage à la fois;
Elle est toute innocente et n’a pas de contrainte;
Elle donne un baiser confiant et sans crainte
A quiconque est naïf comme un petit enfant;
Contre les beaux parleurs, fière, elle se défend;
Et c’est pourquoi je fais semblant d’être stupide;
Telle est la profondeur des amoureux. Et Gnide,
Amathonte et Paphos ne sont rien à côté
Du vallon où parfois passe cette beauté.
Muses, je chante, et j’ai près de moi Stésichore,
Plaute, Horace et Ronsard, d’autres bergers encore;
J’aime, et je suis Segrais qu’on nomme aussi Tircis;
Nous sommes sous un hêtre avec Virgile assis,
Et cette chanson s’est de ma flûte envolée,
Pendant que mes troupeaux paissent dans la vallée
Et que du haut des cieux l’astre éclaire et conduit
La descente sacrée et sombre de la nuit.
199

XVIII
VOLTAIRE

Dans la religion voir une bucolique;
Être assez huguenot pour être catholique;
Aimer Clorinde assez pour caresser Suzon;
Suivre un peu la sagesse et beaucoup la raison;
Planter là ses amis, mais ne pas les proscrire;
Croire aux dogmes tout juste assez pour en sourire;
Être homme comme un diable, abbé comme Chaulieu;
Ne rien exagérer, pas même le bon Dieu;
Baiser le saint chausson qu’offre à la gent dévote
Le pape, et préférer le pied nu de Javotte,
Tels sont les vrais instincts d’un sage en bon état.
Force tentations, et jamais d’attentat;
Avoir on ne sait quoi d’aimable dans la faute;
Ressembler à ce bon petit chevreau qui saute
Joyeux, libre, et qui broute, et boit aux étangs verts,
Si content qu’il en met l’oreille de travers;
Donner son cœur au ciel si Goton vous le laisse;
Commettre des péchés pour aller à confesse,
Car les péchés sont gais, et font avec douceur
Aux frais du confessé vivre le confesseur;
200 Pas trop de passion, pas trop d’apostasie,
C’est le bon sens. Suivez cette route choisie
Et sûre. C’est ainsi qu’on vieillit sans effroi;
Et c’est ainsi qu’on a de l’esprit, fût-on roi,
Et qu’on est Henri quatre, et qu’on a ses entrées
A la grand’messe, et chez Gabrielle d’Estrées.

XIX
CHAULIEU

Ayez de la faiblesse, ô femmes; c’est charmant
D’être faibles, et l’ombre est dans le firmament
Pour prouver le besoin que parfois ont de voiles
Même la blanche aurore et même les étoiles.
Les fleurs ne savent pas ce que va faire avril,
Elles ont peur; de quoi? D’un charme, ou d’un péril?
D’un péril et d’un charme. Eh bien, toi qui te mêles
Aux fleurs, et qui les vois trembler, tremble comme elles,
Mais pas plus. Oui, tremblez, belles; mais, croyez-moi,
Sur la frayeur des fleurs copiez votre émoi.
Voyez comme elles sont promptement rassurées.
201 Les roses sont autant de molles Cythérées,
Point méchantes; l’épine est la sœur du parfum.
Le ciel n’est point pour l’homme un témoin importun.
Aimons. On y consent au fond des empyrées.
Après avoir aimé les âmes sont sacrées.
L’heure où nous brillons touche à l’heure où nous tombons.
Brillez, tombez. Jadis les sages étaient bons;
Ils conseillaient la gloire aux héros, et la chute
Aux belles. L’herbe douce après la douce lutte
Devient un trône; Horace y fait asseoir Chloé.
Ainsi qu’un vieux trumeau dépeint et décloué
L’idylle aujourd’hui pend au grand plafond céleste,
Restaurons-la, suivons Galatée au pied leste,
Et je serai Virgile, et vous serez Églé,
O belle au frais fichu vainement épinglé!
Nous sommes des bergers, Gnide est notre village.
Attention! je vais commencer le pillage
Des appas, et l’on va courir dans les sillons;
Et vous ne ferez pas la chasse aux papillons,
Belle, les papillons étant de bon exemple.
O cieux profonds, l’amour est dieu, le bois est temple,
Et cette jeune fille à l’œil un peu moqueur
Est ma victorieuse et je suis son vainqueur!
202

XX
DIDEROT

Les philosophes sont d’avis que la nature
Se passe d’eux, ne tient qu’à sa propre droiture,
Ne consulte que l’ordre auguste, et que les lois
Sont les mêmes au fond des cieux, au fond des bois.
Vivre, aimer, tout est là. Le reste est ignorance;
Et la création est une transparence;
L’univers laisse voir toujours le même sceau,
L’amour, dans le soleil ainsi que dans l’oiseau;
Nos sens sont des conseils; des voix sont dans les choses;
Ces voix disent: Beautés, faites comme les roses;
Faites comme les nids, amants. Avril vainqueur
Sourit, laissez le ciel vous entrer dans le cœur.
Théocrite, ô ma belle, était tendre et facile;
Ces bons ménétriers de Grèce et de Sicile
Chantaient juste, et leur vers reste aimable et charmeur
Même quand la saison est de mauvaise humeur;
Ils étaient un peu fous comme tous les vrais sages;
203 Ils baisaient les pieds nus, guettaient les purs visages,
N’avaient point de sophas et point de canapés,
Et couchaient sur des lits de pampres frais coupés;
Ils se hâtaient d’aimer, car la vie est rapide;
La dernière heure éclôt dans la première ride;
Hélas, la pâle mort pousse d’un pied égal
Votre beauté, madame, et notre madrigal.
Vivons. Moi, j’ai l’amour pour devoir, et personne
N’a droit de s’informer, belles, si je frissonne
Parce que j’entrevois dans l’ombre un sein charmant;
Je prends ma part du vaste épanouissement;
Le plus sage en ce monde immense est le plus ivre.
Femme, écoute ton cœur, ne lis pas d’autre livre;
Ce qu’ont fait les aïeux les enfants le refont,
Et l’amour est toujours la même idylle au fond;
L’églogue en souriant se copie; elle calque
Margot sur Phyllodoce et Gros-Jean sur Ménalque.
Comme souffle le vent, comme luit le rayon,
Sois belle, aime! La vie est une fonction,
Et cette fonction par tout être est remplie
Sans qu’aucun instinct mente et qu’aucune loi plie;
Les accomplissements sont au-dessus de nous;
Le lys est pur, le ciel est bleu, l’amour est doux
Sans la permission de l’homme; nul système
N’empêche Églé de dire à Tityre: Je t’aime!
La Sorbonne n’a rien à voir dans tout cela;
Madame de Genlis peut faire Paméla
Sans gêner les oiseaux des bois; et les mésanges,
Les pinsons, les moineaux, bêtes qui sont des anges,
Ne s’inquiètent point d’Arnauld ni de Pascal;
204 Et, quand des profondeurs du ciel zodiacal,
Vers l’aurore, à travers d’invisibles pilastres,
Il redescend, avec son attelage d’astres,
Là-haut, dans l’infini, l’énorme chariot
Sait peu ce que Voltaire écrit à Thiriot.

XXI
BEAUMARCHAIS

Allez-vous-en au bois, les belles paysannes!
Par-dessus les moulins, dont nous sommes les ânes,
Jetez tous vos bonnets, et mêlez à nos cœurs
Vos caprices, joyeux, charmants, tendres, moqueurs.
C’est dimanche. On entend jaser la cornemuse;
Le vent à chiffonner les fougères s’amuse;
Fête aux champs. Il s’agit de ne pas s’ennuyer.
Les oiseaux, qui n’ont point à payer de loyer,
Changent d’alcôve autant de fois que bon leur semble;
Tout frémit; ce n’est pas pour rien que le bois tremble;
Les fourches des rameaux sur les faunes cornus
Tressaillent; copions les oiseaux ingénus;
Ah! les petits pillards et comme ils font leurs orges!
205 Regardons s’entr’ouvrir les mouchoirs sur les gorges;
Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants;
Nous n’aurons pas toujours le temps d’être innocents,
Soyons-le; jouissons du hêtre, du cytise,
Des mousses, du gazon; faisons cette bêtise,
L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.
Puisque les prés sont verts, puisque le ciel est bleu,
Aimons. Par les grands mots l’idylle est engourdie;
N’ayons pas l’air de gens jouant la tragédie;
Disons tout ce qui peut nous passer par l’esprit;
Allons sous la charmille où l’églantier fleurit,
Dans l’ombre où sont les grands chuchotements des chênes.
Les douces libertés avec les douces chaînes,
Et beaucoup de réel dans un peu d’idéal,
Voilà ce que conseille en riant floréal.
L’enfant amour conduit ce vieux monde aux lisières;
Adorons les rosiers et même les rosières.
Oublions les sermons du pédant inhumain;
Que tout soit gaîté, joie, éclat de rire, hymen!
Et toi, viens avec moi, ma fraîche bien-aimée;
Qu’on entende chanter les nids sous la ramée,
L’alouette dans l’air, les coqs au poulailler,
Et que ton fichu seul ait le droit de bâiller!
206

XXII
ANDRÉ CHÉNIER

O belle, le charmant scandale des oiseaux
Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,
Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,
L’orageuse gaîté des néréides nues
Se jetant de l’écume et dansant dans les flots,
Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,
Ces ébats glorieux des déesses mouillées
Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,
Tout ce qui joue, éclate et luit sur l’horizon
N’a pas plus de splendeur que ta fière chanson.
Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.
Tu te dresses superbe. En même temps tu m’aimes;
Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché
Par moments comme toi prenait un air fâché,
Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.
Est-ce qu’on peut bouder l’amour? Aimer, c’est naître;
Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher,
La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair;
C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.
Oh! ne refuse rien. Ne sois pas économe.
207 Aimons! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.
O volupté mêlée aux éternels azurs!
Extase! ô volonté de là-haut! Je soupire,
Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire
Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.
Ce sont des envieux. Belle, il faut s’adorer.
Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.
Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches;
Une lionne cherche un lion sur les monts.
Chante! il faut chanter. Aime! il faut aimer. Aimons.
Pendant que tu souris, pendant que mon délire
Abuse de ce doux consentement du rire,
Pendant que d’un baiser complice tu m’absous,
La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,
Et les morts, dans l’Hadès plein d’effrayants décombres,
Regardent se lever, sur l’horizon des ombres,
Les astres ténébreux de l’Érèbe qui font
Trembler leurs feux sanglants dans l’eau du Styx profond.

L’IDYLLE DU VIEILLARD

LA VOIX D’UN ENFANT D’UN AN

Que dit-il? Croyez-vous qu’il parle? J’en suis sûr.
Mais à qui parle-t-il? A quelqu’un dans l’azur;
A ce que nous nommons les esprits; à l’espace,
Au doux battement d’aile invisible qui passe,
A l’ombre, au vent, peut-être au petit frère mort.
L’enfant apporte un peu de ce ciel dont il sort;
Il ignore, il arrive; homme, tu le recueilles.
Il a le tremblement des herbes et des feuilles.
La jaserie avant le langage est la fleur
Qui précède le fruit, moins beau qu’elle, et meilleur,
Si c’est être meilleur qu’être plus nécessaire.
L’enfant candide, au seuil de l’humaine misère,
Regarde cet étrange et redoutable lieu,
210 Ne comprend pas, s’étonne, et, n’y voyant pas Dieu,
Balbutie, humble voix confiante et touchante;
Ce qui pleure finit par être ce qui chante;
Ses premiers mots ont peur comme ses premiers pas.
Puis il espère.
Au ciel où notre œil n’atteint pas
Il est on ne sait quel nuage de figures
Que les enfants, jadis vénérés des augures,
Aperçoivent d’en bas et qui les fait parler.
Ce petit voit peut-être un œil étinceler;
Il l’interroge; il voit, dans de claires nuées,
Des faces resplendir sans fin diminuées,
Et, fantômes réels qui pour nous seraient vains,
Le regarder, avec des sourires divins;
L’obscurité sereine étend sur lui ses branches;
Il rit, car de l’enfant les ténèbres sont blanches.
C’est là, dans l’ombre, au fond des éblouissements,
Qu’il dialogue avec des inconnus charmants;
L’enfant fait la demande et l’ange la réponse;
Le babil puéril dans le ciel bleu s’enfonce,
Puis s’en revient, avec les hésitations
Du moineau qui verrait planer les alcyons.
Nous appelons cela bégaiement; c’est l’abîme
Où, comme un être ailé qui va de cime en cime,
La parole, mêlée à l’éden, au matin,
Essayant de saisir là-haut un mot lointain,
Le prend, le lâche, cherche et trouve, et s’inquiète.
Dans ce que dit l’enfant le ciel profond s’émiette.
211 Quand l’enfant jase avec l’ombre qui le bénit,
La fauvette, attentive, au rebord de son nid
Se dresse, et ses petits passent, pensifs et frêles,
Leurs têtes à travers les plumes de ses ailes;
La mère semble dire à sa couvée: Entends,
Et tâche de parler aussi bien.—Le printemps,
L’aurore, le jour bleu du paradis paisible,
Les rayons, flèches d’or dont la terre est la cible,
Se fondent, en un rhythme obscur, dans l’humble chant
De l’âme chancelante et du cœur trébuchant.
Trébucher, chanceler, bégayer, c’est le charme
De cet âge où le rire éclôt dans une larme.
O divin clair-obscur du langage enfantin!
L’enfant semble pouvoir désarmer le destin;
L’enfant sans le savoir enseigne la nature;
Et cette bouche rose est l’auguste ouverture
D’où tombe, ô majesté de l’être faible et nu!
Sur le gouffre ignoré le logos inconnu.
L’innocence au milieu de nous, quelle largesse!
Quel don du ciel! Qui sait les conseils de sagesse,
Les éclairs de bonté, qui sait la foi, l’amour,
Que versent, à travers leur tremblant demi-jour,
Dans la querelle amère et sinistre où nous sommes,
Les âmes des enfants sur les âmes des hommes?
Le voit-on jusqu’au fond ce langage où l’on sent
Passer tout ce qui fait tressaillir l’innocent?
Non. Les hommes émus écoutent ces mêlées
De syllabes dans l’aube adorable envolées,
Idiome où le ciel laisse un reste d’accent,
Mais ne comprennent pas, et s’en vont en disant:
212 —Ce n’est rien; c’est un souffle, une haleine, un murmure;
Le mot n’est pas complet quand l’âme n’est pas mûre.—
Qu’en savez-vous? Ce cri, ce chant qui sort d’un nid,
C’est l’homme qui commence et l’ange qui finit.
Vénérez-le. Le bruit mélodieux, la gamme
Dénouée et flottante où l’enfance amalgame
Le parfum de sa lèvre et l’azur de ses yeux,
Ressemble, ô vent du ciel, aux mots mystérieux
Que, pour exprimer l’ombre ou le jour, tu proposes
A la grande âme obscure éparse dans les choses.
L’être qui vient d’éclore en ce monde où tout ment,
Dit comme il peut son triste et doux étonnement.
Pour l’animal perdu dans l’énigme profonde,
Tout vient de l’homme. L’homme ébauche dans ce monde
Une explication du mystère, et par lui
Au fond du noir problème un peu de jour a lui.
Oui, le gazouillement, musique molle et vague,
Brouillard de mots divins confus comme la vague,
Chant dont les nouveau-nés ont le charmant secret,
Et qui de la maison passe dans la forêt,
Est tout un verbe, toute une langue, un échange
De l’aube avec l’étoile et de l’âme avec l’ange,
Idiome des nids, truchement des berceaux,
Pris aux petits enfants par les petits oiseaux.

XXXVII

LES PAYSANS

AU BORD DE LA MER

 

I

Les pauvres gens de la côte,
L’hiver, quand la mer est haute
Et qu’il fait nuit,
Viennent où finit la terre
Voir les flots pleins de mystère
Et pleins de bruit.
216 Ils sondent la mer sans bornes;
Ils pensent aux écueils mornes
Et triomphants;
L’orpheline pâle et seule
Crie: O mon père! et l’aïeule
Dit: Mes enfants!
La mère écoute et se penche;
La veuve à la coiffe blanche
Pleure et s’en va.
Ces cœurs qu’épouvante l’onde
Tremblent dans ta main profonde,
O Jéhovah.
Où sont-ils tous ceux qu’on aime?
Elles ont peur. La nuit blême
Cache Vénus;
L’océan jette sa brume
Dans leur âme, et son écume
Sur leurs pieds nus.
On guette, on doute, on ignore
Ce que l’ombre et l’eau sonore
Aux durs combats
Et les rocs aux trous d’éponges,
Pareils aux formes des songes,
Disent tout bas.
217 L’une frémit, l’autre espère.
Le vent semble une vipère.
On pense à Dieu
Par qui l’esquif vogue ou sombre
Et qui change en gouffre d’ombre
Le gouffre bleu!

II

La pluie inonde leurs tresses.
Elles mêlent leurs détresses
Et leurs espoirs.
Toutes ces tremblantes femmes,
Hélas! font voler leurs âmes
Sur les flots noirs.
Et, selon ses espérances,
Chacun voit des apparences
A l’horizon.
Le troupeau des vagues saute
Et blanchit toute la côte
De sa toison.
218 Et le groupe inquiet pleure.
Cet abîme obscur qu’effleure
Le goëland
Est comme une ombre vivante
Où la brebis Épouvante
Passe en bêlant.
Ah! cette mer est méchante,
Et l’affreux vent d’ouest qui chante
En troublant l’eau,
Tout en sonnant sa fanfare,
Souffle souvent sur le phare
De Saint-Malo.

III

Dans les mers il n’est pas rare
Que la foudre au lieu de phare
Brille dans l’air,
Et que sur l’eau qui se dresse
Le sloop-fantôme apparaisse
Dans un éclair.
219 Alors tremblez. Car l’eau jappe
Quand le vaisseau mort la frappe
De l’aviron,
Car le bois devient farouche
Quand le chasseur spectre embouche
Son noir clairon.
Malheur au chasse-marée
Qui voit la nef abhorrée!
O nuit! terreur!
Tout le navire frissonne,
Et la cloche, à l’avant, sonne
Avec horreur.
C’est le hollandais! la barque
Que le doigt flamboyant marque!
L’esquif puni!
C’est la voile scélérate!
C’est le sinistre pirate
De l’infini!
Il était hier au pôle
Et le voici! Tombe et geôle,
Il court sans fin.
Judas songe, sans prière,
Sur l’avant, et sur l’arrière
Rêve Caïn.
220 Il suffirait, pour qu’une île
Croulât dans l’onde infertile,
Qu’il y passât;
Il fuit dans la nuit damnée,
La tempête est enchaînée
A ce forçat.
Il change l’onde en hyène,
Et que veut-on que devienne
Le matelot,
Quand, brisant la lame en poudre,
L’enfer vomit dans la foudre
Ce noir brûlot?
La lugubre goëlette
Jette à travers son squelette
Un blanc rayon;
La lame devient hagarde,
L’abîme effaré regarde
La vision.
Les rocs qui gardent la terre
Disent: Va-t’en, solitaire!
Démon, va-t’en!
L’homme entend de sa chaumière
Aboyer les chiens de pierre
Après Satan.
221 Et les femmes sur la grève
Se parlent du vaisseau rêve
En frémissant;
Il est plein de clameurs vagues;
Il traîne avec lui des vagues
Pleines de sang.

IV

Et l’on se conte à voix basse
Que le noir vaisseau qui passe
Est en granit,
Et qu’à son bord rien ne bouge;
Les agrès sont en fer rouge,
Le mât hennit.
Et l’on se met en prières,
Pendant que joncs et bruyères
Et bois touffus,
Vents sans borne et flots sans nombre,
Jettent dans toute cette ombre
Des cris confus.

V

222 Et les écueils centenaires
Rendent des bruits de tonnerres
Dans l’ouragan;
Il semble en ces nuits d’automne
Qu’un canon monstrueux tonne
Sur l’océan.
L’ombre est pleine de furie.
O chaos! onde ahurie,
Caps ruisselants,
Vent que les mères implorent,
Noir gouffre où s’entre-dévorent
Les flots hurlants!
Comme un fou tirant sa chaîne,
L’eau jette des cris de haine
Aux durs récifs;
Les rocs, sourds à ses huées,
Mêlent aux blêmes nuées
Leurs fronts pensifs.
223 La mer traîne en sa caverne
L’esquif que le flot gouverne,
Le mât détruit,
Et la barre, et la voilure
Que noue à sa chevelure
L’horrible nuit.
Et sur les sombres falaises
Les pêcheuses granvillaises
Tremblent au vent,
Pendant que tu ris sur l’onde,
De l’autre côté du monde,
Soleil levant!

XXXVIII

 

Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche
Lui demanda:—Combien as-tu de jours de marche,
O voyageur qui viens du côté du levant?
L’homme dit:—Je ne sais. Le vieux reprit:—Le vent,
O voyageur qui viens du côté de l’aurore,
T’a-t-il bien poursuivi? L’homme dit:—Je l’ignore.
Le vieillard dit:—Tu dois avoir près d’Engaddi
Trouvé la caravane allant vers le midi?
228 Combien de voyageurs et de bêtes de somme?
—Je n’ai rien rencontré ni rien compté, dit l’homme.
—Les hérons gris ont-ils passé dans le brouillard?
Dit le vieux. L’homme dit:—Je n’ai rien vu, vieillard.
Et le vieillard reprit:—Homme au sombre visage,
Aujourd’hui, dans ta route, as-tu, selon l’usage,
Auprès de la citerne entre Edom et Gaza,
Crié trois fois le nom du saint qui la creusa?
Et l’homme répondit:—Quel saint? que veux-tu dire?
Le vieillard repartit:—Homme, est-ce de la myrrhe
Ou du baume qu’on doit en tribut envoyer
Au tétrarque Antipas pour laver son foyer
Et parfumer son lit?—Je ne sais pas, dit l’homme.
—Quoi! tu ne connais point le roi que je te nomme?
—Non.—Le vieillard reprit:—Tu ne distingues pas
Entre le lit de pourpre où se couche Antipas
Et la paille qui sert aux bêtes de litière?
—Non, dit l’homme.
Ils parlaient auprès d’un cimetière.
L’œil du vieillard tomba sur les fosses; il dit:
—Tous ces êtres, hélas! sur qui l’herbe grandit,
Étaient jadis vivants, bruyants, joyeux, utiles;
Maintenant les voilà tombés chez les reptiles,
Mangés des vers, mêlés à la terre, mêlés
A la cendre, et gisants.—Non, dit l’homme. Envolés.
Arriver au tombeau, c’est atteindre le faîte.—
229 Le patriarche alors reconnut un prophète,
Et murmura pensif, à voix basse, pendant
Que ce passant, doré par le rouge occident,
Disparaissait au loin dans le désert sublime:
—O savant seulement des choses de l’abîme!

 

Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles,
Ses chocs, et fait frémir profondément les foules,
Et remue en passant le monde autour de lui.
On est épouvanté si l’on n’est ébloui;
L’homme comme un nuage erre et change de forme;
Nul, si petit qu’il soit, n’échappe au souffle énorme;
Les plus humbles, pendant qu’il parle, ont le frisson.
Ainsi quand, évadé dans le vaste horizon,
L’aquilon qui se hâte et qui cherche aventure
232 Tord la pluie et l’éclair, comme de sa ceinture
Une fille défait en souriant le nœud,
Quand l’immense vent gronde et passe, tout s’émeut;
Pas un brin d’herbe au fond des ravins, que ne touche
Cette rapidité formidable et farouche.

 

Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore.
Il semblait avoir pris une flamme à l’aurore
Pour s’en faire une aigrette et se la mettre au front;
Il ressemblait aux rois que n’atteint nul affront,
Portait le turban rouge où le rubis éclate
Et traversait la ville habillé d’écarlate.
Je le revis dix ans après vêtu de noir.
Et je lui dis:
—O toi qu’on venait jadis voir
234 Comme un homme de pourpre errer devant nos portes,
Toi, le seigneur vermeil, d’où vient donc que tu portes
Cet habit noir, qui semble avec de l’ombre teint?
—C’est, me répondit-il, que je me suis éteint.

LE LAPIDÉ

Celui qui parle ici marchait dans une plaine
Sombre au point qu’un sentier s’y distinguait à peine;
On entendait un bruit de foudre à l’horizon.
Il vit on ne sait quoi d’affreux dans le gazon;
Un monceau d’ossements, noir sous un tas de pierres.
Alors, lui, le marcheur qui baisse les paupières,
Il s’arrêta, sévère et triste, et dit à Dieu:
—Dieu! sous votre ciel calme et dans cet âpre lieu
236 Où le vent vient gronder et l’apôtre se taire,
Dans ce désert voisin d’Horeb, je vois à terre
Quelque chose qui fut un homme, et qui vivait.
C’était un mage; il eut debout à son chevet,
Tout le temps qu’il vécut, votre esprit formidable;
Et votre esprit parlait à son âme; et le sable,
Et la poussière, et l’eau qui coule du rocher,
N’ont jamais empêché ses pieds nus de marcher;
Il passait les torrents et traversait les plaines;
Il était sur la terre une de vos haleines;
Il parlait au pontife, au scribe, au juge, au roi,
Et sa bouche soufflait sur eux le vaste effroi;
Il ne ménageait pas non plus la sombre foule;
Il passait, dispersant sa parole, et la houle
A le même frisson sous la trombe, et le bois
Sous l’orage indigné, que l’homme sous sa voix.
Du moins ce fut ainsi tant que vécut ce mage.
En bas son âme, en haut l’astre, étaient du même âge.
Et le peuple à ses pieds songeait dans la cité
Quand il parlait au gouffre avec fraternité.
Si bien que maintenant le voici dans cette herbe.
Le peuple est trop obscur, le prêtre est trop superbe
Pour se laisser longtemps crier par un passant
Qu’il faut aider le faible et bénir l’innocent,
Qu’il faut craindre l’augure et son sceptre d’érable,
Mais que la vérité surtout est vénérable,
Et que les fils d’Adam doivent se dire entre eux
Qu’il s’agit d’être juste et non pas d’être heureux.
Cet homme était sublime et pur dans ses prières;
C’est pourquoi, je le dis, le voilà sous ces pierres.
237 Ce mage a cet amas d’affreux cailloux pour lit,
Qui le tua vivant et mort l’ensevelit.
Certes, l’arbre qui près du cadavre s’élève
A plus d’ombrage ayant à ses pieds plus de séve;
L’herbe est belle, et les vers de terre sont contents;
Les loups ont, j’en conviens, à manger pour longtemps;
L’hyène après la chair rongera le squelette;
J’entends se réjouir dans l’ombre la belette,
Et le corbeau, qui hait votre soleil divin;
Et l’églantier sauvage en fleur dans ce ravin
A pu boire le sang dont ses roses sont faites.
Est-ce donc à cela que servent les prophètes?
Et Dieu lui répondit:
—D’abord, c’est à cela.
Il faut que la fleur dise à l’aube: me voilà!
L’arbre existe; il est bon que l’herbe soit épaisse
Afin que la brebis joyeuse s’en repaisse;
Le ver de terre a droit de vivre; et le vautour
Dans le banquet du jour et de l’ombre a son tour;
Le grand ordre ignoré n’exclut pas la belette
De ceux que la mamelle universelle allaite;
Et moi qui sais que tout a pour racine tout,
Que, si l’un est couché, c’est que l’autre est debout,
Que l’être naît de l’être, et sans fin se transforme,
Et que l’éternité tourne en ce cercle énorme,
Sans quoi dans l’azur noir les soleils s’éteindraient,
238 Je ne vois pas pourquoi les prophètes seraient
Dispensés de donner leur chair pour nourriture
A l’affamée immense et sombre, la nature.
Et puis ce lapidé sert encore à ceci:
C’est qu’il te fait songer. L’homme passe, obscurci
Par la nuit, par l’hiver, par l’ombre, et par son âme,
Car il met de la cendre où j’ai mis de la flamme;
Eh bien, puisqu’il est sourd, et puisqu’il est haineux
A ceux qu’il voit venir ayant mon souffle en eux,
Puisqu’il a son plaisir pour loi, pour dieu son ventre,
Il est bon qu’en venant de jouer dans quelque antre
Ses jours, son bien, son cœur, tout, sur un coup de dé,
Soudain il voie à terre un sage lapidé,
Et qu’il compare, ému d’une terreur sacrée,
Les cadavres qu’il fait aux esprits que je crée.
Et, poursuivit l’Esprit immense, écoute encor.
Quand, tels que des chasseurs menant au son du cor
Leur meute dans le bois sinistre des ténèbres,
Les peuples, devant eux poussant ces chiens funèbres,
Haine, Ignorance, Envie, Orgueil, Rébellion,
Ont traqué mon prophète ainsi que le lion,
Quand ils boivent le sang et le vin dans leurs salles,
Adorant, nains hideux, leurs fautes colossales,
Quand le brûleur, soufflant sur un tas de charbon,
Se dit mon prêtre, et quand le mal leur semble bon,
Les mages inspirés parlent aux multitudes,
Comme le sombre vent, du fond des solitudes;
Mais je n’ignore pas que ce n’est point assez.
239 Le prophète est bien grand, mais ne peut, je le sais,
Dire les mots divins qu’avec la langue humaine;
Il sied que le prodige et que le phénomène
Apparaisse, et me nomme aux peuples, oublieux
De tout ce que j’ai mis d’obscur sur les hauts lieux;
Il faut faire entrevoir à l’homme mon mystère,
L’ordre silencieux doit cesser de se taire,
Et, pour le ciel profond, c’est le moment d’avoir
La clameur rappelant les peuples au devoir;
Un avertissement farouche est nécessaire;
Votre terre a besoin qu’un verbe altier, sincère,
Innocent, prenne l’ombre effrayante à témoin;
Alors il faut quelqu’un qu’on entende de loin
Et qui parle plus haut que la voix ordinaire,
Et c’est un des emplois que je donne au tonnerre.

XXXIX

L’AMOUR

 

Quoi! le libérateur qui par degrés desserre
La double chaîne noire, ignorance et misère,
Le balayeur qui jette au vent le préjugé,
Quoi! l’immense marcheur, jamais découragé,
Le Progrès, qui de flamme éblouit le vulgaire,
Détrône l’échafaud et musèle la guerre,
Qui fait avec les mœurs des ratures aux lois,
Change en romain l’étrusque, en français le gaulois,
Crée et brise, sans cesse use l’un contre l’autre
Les mensonges, et va, rapide et ferme apôtre,
244 Lui, dont la chaude haleine émeut l’homme troublé,
Quoi! lui, le destructeur flamboyant, étoilé,
De l’antique caverne et de l’antique geôle,
Il n’a pu fondre encor la glace que d’un pôle!
Quoi! celles qui de l’âme élèvent le niveau
Et qui n’ont qu’à passer pour faire un ciel nouveau,
Quoi! du pur idéal ces comètes errantes,
Ces guerrières du bien, ces vastes conquérantes,
Les révolutions, archanges de clarté,
N’ont mis que la moitié de l’homme en liberté!
L’autre est encore aux fers, et c’est la plus divine.
Doux oiseaux qui chantez là-bas dans la ravine,
Quand donc lèvera-t-on l’écrou du triste amour?
O rossignol de l’ombre, alouette du jour,
Vous, gais pillards des blés, des seigles et des orges,
Moineaux, vous, amoureux de l’azur, rouges-gorges,
Fauvettes qui planez de l’aube jusqu’au soir,
C’est pour vous, n’est-ce pas? une douleur de voir
Que la porte de l’air s’est brusquement fermée
Au moment où les cœurs à travers la ramée
S’envolaient, tendre essaim vers le ciel bleu poussé,
Et que la vieille cage horrible du passé,
Où toujours notre effort retombe et nous ramène,
Tient par une aile encor cette pauvre âme humaine!
O libres oiseaux, fiers, charmants, purs, sans ennuis,
Vous dites à l’aurore, aux fleurs, à l’astre, aux nuits:
245 —Est-ce qu’on ne peut pas aimer quand on est homme?
Et l’aube où Dieu se montre, et l’astre où Dieu se nomme,
La nuit qui fait tomber ses soupirs les plus doux
Du nid des rossignols dans le trou des hiboux,
Les fleurs dont les parfums dans les rayons se fondent,
Et les herbes, les eaux, les pierres vous répondent,
D’une si douce voix qu’on ne peut l’exprimer:
—O bons petits oiseaux, tout est fait pour aimer!

 

Regardez-les jouer sur le sable accroupis,
Ou sur l’herbe, au milieu des fleurs, tendre tapis;
L’un traîne la charrette et l’autre tient la pelle.
Le paradis leur parle et l’hymen les appelle.
Six ans donne parfois une tape à trois ans.
Puis l’âge vient, on marche, ô frais sentiers glissants!
Elle a six ans, il a neuf ans; on se marie;
L’aurore et le printemps sont en coquetterie;
Les moineaux dans les bois font des choses entre eux
Qui changent deux enfants dans l’ombre en amoureux.
Encore un an, ou deux; les filles sont farouches,
Tout à coup, disent non, et sentent sur leur bouche
L’éclosion charmante et sombre du baiser;
248 O mères, prenez garde! Éros vient se poser
Dans les cœurs; fauve oiseau, sans loi, sans frein, sans règle,
Qui commence en colombe et finit comme l’aigle.
N’importe! c’est exquis. Cupidon est Bébé;
Pyrame ne sait pas de quel sexe est Thisbé;
Et Bérénice joue au volant avec Tite.
Bel âge, où l’idylle est encor toute petite!

 

Il faut boire et frapper la terre d’un pied libre!
Dit Horace; et la chose est vraie aux bords du Tibre,
Vraie aux bords de la Seine; et songeons aux amours,
Maintenant, dit Horace, et moi je dis: Toujours!
Amis! amis! amis! soyons tous frères! gloire
A la beauté, vêtue ou non! Va-t’en, nuit noire!
La jeune année arrive avec l’aurore au front,
Remet le temps à neuf, court d’un pas leste et prompt,
Lave le ciel, sourit à la terre engourdie,
Et commence gaîment, par une mélodie,
250 Le printemps. Chantez, nids! O fleurs, dans les fossés,
Les ravins, les étangs, les bois, les champs, croissez!
Boutons d’or que j’ai vus jadis aux Feuillantines,
Renaissez! Fourmillez, liserons, églantines,
Pâquerettes, iris, muguets, lilas, jasmins!
Le petit enfant mai frappe dans ses deux mains.
Allons, dépêchez-vous de naître, il vous appelle.
Il veut parer la terre ainsi qu’une chapelle,
Et mettre une guirlande autour du genre humain.
Avril s’appelle Amour et juin s’appelle Hymen,
Le fruit suivra la fleur. Faisons des nids, fauvettes!
La jeune fille rêve et rit quand vous en faites,
Donnez l’exemple, oiseaux! les vierges aux yeux doux
Vous regardent, ayant des ailes comme vous.
J’erre; un vent tiède émeut les bois, je vois les scènes
Que font les pauvres fleurs aux papillons obscènes;
Le lys vers le bourdon se penche, et, l’écoutant,
A l’air de s’écrier: Ah! vous m’en direz tant!
L’ombre a le tremblement sonore d’une tente
Et cache les amours; la nature est contente;
Et la fécondité fermente; et les appas,
Les soupirs, les baisers, ne s’inquiètent pas
Si quelque orage couve, et si cette gorgone,
La foudre, au loin, là-bas, à l’horizon bougonne.
Le vallon fleuri semble un encensoir fumant.
Quelqu’un a mis le feu partout, l’embrasement
Va de l’arbre au nuage et du ciel à la terre;
La prairie a l’éclat glorieux d’un cratère,
Partout des fleurs de pourpre, et tout flambe et tout luit,
Et la création bouillonnant à grand bruit
251 Bout tout entière ainsi qu’une eau dans la chaudière,
Et tout rit, le soleil étant l’incendiaire.
Oh! quelle vaste joie en cet abîme bleu!
A toute cette aurore il faudra dire adieu.
Hélas! cela finit par s’éteindre, une fête!
Nous n’y consentons pas, on détourne la tête,
A chaque heure qui passe on veut se retenir.
Mais rien ne ralentit le pas de l’avenir,
Il ne demande pas la permission d’être,
Il vient. Souvenons-nous que Demain est un traître,
Et, puisque nous avons Aujourd’hui, jouissons.
L’eau qui fuit en chantant nous donne des leçons,
Fuyons, mais chantons. L’air est plein de senteurs douces,
Un ensemencement de fleurs couvre les mousses.
L’homme est ombre; on ne peut guère dire pourquoi
Nous sommes sur la terre. Eh bien, je le dis, moi,
C’est pour aimer. Et Dieu nous a créés pour faire
Éclore un peu d’amour sur cette obscure sphère
Et pour faire lever un astre dans nos cœurs.
Être deux, c’est la loi. Les merles, ces moqueurs,
L’observent aussi bien que le ramier fidèle.
Si la nature, avec de si puissants coups d’aile,
Remue éperdument et partout à la fois
La vie au fond des mers, des cieux, des champs, des bois,
C’est afin d’arriver à son but, faire un couple.
Si le chêne est solide et si la branche est souple,
C’est parce que le nid a besoin dans l’azur
Que le rameau soit tendre, et que l’arbre soit sûr.
L’ombre en son innocence énorme a le satyre.
L’homme cherche, la vierge attend, la femme attire;
252 Léandre veut Héro, Manon veut Desgrieux;
Sachez cela, vous tous, vivants mystérieux.
Paix aux cœurs douloureux et joie aux fronts moroses!
Quel tourbillonnement éblouissant de roses!

EN GRÈCE!

Écoute, si tu veux, puisque nous nous aimons,
Nous allons tous les deux fuir par delà les monts;
Nous irons sous le ciel de Grèce, où sont les muses.
Tu verras, toi qu’un rien charme, toi qui t’amuses
Du vol d’un papillon, comment les aigles font
Quand ils planent autour du firmament profond;
Tu verras par moments le fronton blanc d’un temple,
Avec la modestie auguste de l’exemple,
Se montrer à demi derrière un bois vermeil;
Tu verras l’aloès étaler au soleil
Des petits lacs de pluie aux pointes de ses feuilles;
Toi qui souvent, pensive et pure, te recueilles,
254 Toi qui soupires, toi qui songes, toi qui vois,
Tu prêteras l’oreille à de sauvages voix,
Et tu te pencheras sur des échos sublimes;
Car c’est l’altier pays des gouffres et des cimes,
Belle, et le cœur de l’homme y devient oublieux
De tout ce qui n’est pas l’aurore et les hauts lieux;
Et tu seras bien là, toi radieuse et fière;
Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière.
Viens; devant la splendeur de cet horizon bleu,
Nous sentirons en nous croître dans l’ombre un dieu;
Viens; nous nous aimerons dans ces fiers paysages
Comme s’aimaient jadis les belles et les sages,
Comme Socrate aimait Aspasie aux seins nus,
Comme Eschyle, le chantre immense, aimait Vénus,
Dans l’extase sereine et sainte, dans l’ivresse,
L’héroïsme, la joie et l’espoir; car la Grèce,
Terre où dans le réel l’idéal se confond,
Seule, a de ces amours, avec l’Olympe au fond.
Oh! l’amour, le superbe amour, c’est le mystère!
Dieu manquerait au ciel s’il manquait à la terre,
Car la création n’est qu’un vaste baiser;
Aimer, c’est le moyen de Dieu pour apaiser.
C’est le cœur qui nous crée et l’âme qui nous sauve;
Car l’hostie et l’hymen, et l’autel et l’alcôve
Ont chacun un rayon sacré du même jour;
La prière est la sœur tremblante de l’amour;
255 Qui prie adore; aimer, c’est prier une femme;
Les deux lumières sont au fond la même flamme.
Belle au tendre regard, ce que nous demandons
Aux baisers, aux transports brûlants, aux abandons
S’achevant en sommeil dans les bras l’un de l’autre,
C’est ce que demandait aux tonnerres l’apôtre,
C’est ce que dans Tharsis, dans Thèbes, dans Ombos,
Le prophète éperdu demandait aux tombeaux,
La révélation, l’éternité, la vie!
A la suite d’une âme être une âme ravie,
Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher,
Apercevoir un astre à travers une chair,
Voir à travers le cœur humain l’âme divine,
Achever ce qu’on voit avec ce qu’on devine,
C’est croire, c’est aimer. Par Ève l’homme naît.
La femme est vers le ciel tournée, et ce qui n’est
Que parfum dans la rose est encens dans la femme.
Adorons.
Nous irons au pays du dictame,
Du laurier, et de l’arbre à palmes, cher aux dieux;
Lieux bénis où le vent reste mélodieux
A force d’avoir mis son souffle dans les lyres.
O femme, ô fier œil noir qui m’emplis de délires,
Viens montrer à ce ciel de Grèce ton éclair,
Viens montrer à Paros le marbre de ta chair;
Toi, la Vénus nouvelle, à la Vénus ancienne
Viens te comparer! toi, cette parisienne
Céleste, qui s’habille avec un goût profond,
256 Qui livre et cache, donne et reprend, sait à fond
L’art de la transparence enivrante, et câline
Mes yeux ardents avec la blanche mousseline,
Belle, viens compléter Athène avec Paris.
O toi qui souffres, plains, consoles et souris,
Je t’aime. Tu me fais l’effet d’une harmonie
Éclose d’on ne sait quelle harpe infinie.
N’es-tu pas l’esprit simple et calme? N’as-tu pas
Un rhythme obscur et doux dans chacun de tes pas?
Galatée est lascive et Lesbie impudique;
Toi, même au bain, jamais ta chasteté n’abdique;
Ta beauté tremble et flotte au gré du flot mouvant,
Mais tu fuis si le bruit des feuilles dans le vent
Éveille le souci de pudeur qui t’obsède,
Et toute l’épaisseur de l’eau te vient en aide
Ainsi qu’une nuée au secours d’un rayon;
Naïade, tu craindrais un regard d’alcyon.
Tu dis: Mon cœur demeure innocent, puisqu’on m’aime!
Rien ne peut te ternir, ô pur albâtre; et, même
Dans les ravissements de l’amour accepté,
Tu restes la candeur, étant la volupté.
Parfois tu viens, muette et grave, sous l’yeuse
T’asseoir, puis te voilà subitement joyeuse,
Tu te mets à chanter quelque chanson d’enfant,
Et j’écoute, attendri, ton rire triomphant.
Oh! quel être charmant que celui qui varie
Tantôt son enjouement jusqu’à la rêverie,
Tantôt son chant plaintif jusqu’au refrain railleur,
257 Et qui, soudain, quittant pour le hallier en fleur
L’empyrée où l’esprit en plein azur s’enfonce,
Terrestre et cependant aérien, renonce
Au vol de l’ange et prend les ailes de l’oiseau!
Ta taille a la souplesse aimable du roseau;
Une lueur errante emplit ton sourcil sombre,
Comme si l’âme allait et venait dans cette ombre;
Il semble que Dieu met un ange à ton côté;
Tu m’éblouis; parfois je crois, fleur de beauté,
Entendre autour de toi des murmures d’abeille.
Quand près de moi tu viens, apportant ta corbeille,
Comme dans leur vieux cloître autrefois les nonnains,
Faire un tas de petits chefs-d’œuvre féminins,
Je t’admire, et je crois voir l’aube qui se lève.
On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve;
Ton œil promet l’amour, ton cœur donne le ciel.
Tu passes dans la vie, humble, sans peur, sans fiel,
Sans faire de reproche à l’ombre, toi l’étoile.
Une musique sort, comme à travers un voile,
De ta beauté naïve et farouche à la fois;
Ta grâce est comme un luth qui vibre au fond du bois;
Tu sembles une note adorable ajoutée
Au concert qu’ici-bas l’âme écoute enchantée;
Car la femme est de tout le divin complément,
Car dans l’hymne éternel rien n’est faux, rien ne ment,
Et la nature, voix profonde, chante juste.
Viens, nous habiterons un coin de terre auguste
Que je connais; un fleuve est dans ce paradis,
258 C’est le Diras, torrent superbe, qui jadis
Sortit de terre afin de secourir Hercule;
Puis, jusqu’à l’horizon si le regard recule,
On voit le Sperchius, sorti des mêmes monts
Que le Diras, hanté par les mêmes démons,
Qui serpente et qui va se perdre aux mers de Crète;
Puis Thélos, devant qui le tonnerre s’arrête,
Car c’est là qu’autrefois, fronçant leurs noirs sourcils,
Les grands amphictyons songeaient, en cercle assis.

XL

LES MONTAGNES

DÉSINTÉRESSEMENT

Le mont Blanc que cent monts entourent de leur chaîne,
Comme dans les bouleaux le formidable chêne,
Comme Samson parmi les enfants d’Amalec,
Comme la grande pierre au centre du cromlech,
Apparaît au milieu des Alpes qu’il encombre;
Et les monts, froncement du globe, relief sombre
De la terre pétrie au pied de Jéhovah,
Croûte qu’en se dressant quelque satan creva,
L’admirent, fiers sommets que la tempête arrose.
—Grand! dit le mont Géant.—Et beau! dit le mont Rose.
262 Et tous, Cervin, Combin, le Pilate fumant
Qui sonne tout entier comme un grand instrument,
Tant les troupeaux le soir l’emplissent de clarines,
Titlis soufflant l’orage au vent de ses narines,
Le Baken qui chassa Gessler, et le Rigi
Par qui plus d’ouragan sur le lac a rugi,
Pelvoux tout enivré de la senteur des sauges,
Cenis qui voit l’Isère, Albis qui voit les Vosges,
Morcle à la double dent, Dru noir comme un bourreau,
L’Orteler, et la Vierge immense, la Jungfrau
Qui ne livre son front qu’aux baisers des étoiles,
Schwitz tendant ses glaciers comme de blanches toiles,
Le haut Mythen, clocher de la cloche Aquilon,
Tous, du lac au chalet, de l’abîme au vallon,
Roulant la nue aux cieux et le bloc aux morènes,
Aiguilles, pics de neige et cimes souveraines,
Autour du puissant mont chantent, chœur monstrueux:
—C’est lui! le pâtre blanc des monts tumultueux!
Il nous protége tous, et tous il nous dépasse;
Il est l’enchantement splendide de l’espace;
Ses rocs sont épopée et ses vallons roman;
Il mêle un argent sombre aux moires du Léman;
L’océan aurait peur sous ses hautes falaises,
Et ses brins d’herbe sont plus fiers que nos mélèzes;
Il nous éclaire après que l’astre s’est couché;
Dans le brun crépuscule il apparaît penché,
Et l’on croit de Titan voir l’effrayante larve;
Il tresse le bleu Rhône aux cheveux d’or de l’Arve;
Sa cime, pour savoir lequel a plus d’amour
Et quel est le plus grand du regard ou du jour,
263 Confronte le soleil avec le gypaëte;
La nuit, quand il se dresse, énorme silhouette,
Croit voir un monde sombre éclore à l’horizon;
Il est superbe, il a la glace et le gazon;
L’archange à son sommet vient aiguiser son glaive;
Il a, comme son dogue, à ses pieds le Salève;
Il tisse, âpre fileur, les brouillards pluvieux;
Sa tiare surgit sur nos fronts envieux;
Ses pins sont les plus verts, sa neige est la plus blanche;
Il tient dans une main la colombe Avalanche
Et dans l’autre le vaste et fauve aigle Ouragan;
Il tire du fourreau, comme son yatagan,
La tourmente, et les lacs tremblent sous sa fumée;
Il plonge au bloc des nuits l’éclair, scie enflammée;
L’immensité le baise et le prend pour amant;
Une mer de cristal, d’azur, de diamant,
Crinière de glaçons digne du lion Pôle,
Tombe, effrayant manteau, de sa farouche épaule;
Ses précipices font reculer les chamois;
Sur son versant sublime il a les douze mois;
Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes;
Et nous l’insulterions si nous étions des hommes.

XLI

L’OCÉAN

 

I

Ces bâtiments qui font voile
Suivent chacun leur étoile
Et leur dessein;
Et l’eau bat toutes les proues,
Et l’air souffle à pleines joues
Sur cet essaim.
268 Ils se dispersent sur l’onde.
Ils vont; ils jettent la sonde
Au flot félon;
Ils ont leur carte et leurs règles;
Ils vont où vont les quatre aigles
De l’aquilon.
—Je pars, dit le capitaine,
Pour Gibraltar, pour Athène,
Pour Tafilet.
—Nous partons, disent les mousses,
Pour Malte où les nuits sont douces
Comme le lait.
—Nous partons, dit le pilote,
Pour l’Inde où la jonque flotte,
Pour Tétuan,
Pour Chypre, île aux belles femmes...
—Et pour le pays des âmes,
Dit l’océan.
La création aveugle
Hurle, glapit, grince et beugle;
Mais, sous sa main,
L’homme la dompte et la brise;
La forêt grondante est prise
Au piége humain.
269 Le tigre au Jardin des plantes
Passe ses pattes tremblantes
Par les barreaux;
Toute bête est terrassée
Par l’amour et la pensée,
Ces deux héros.
Tous deux ont le diadème.
Ces dompteurs, que l’enfer même
Jadis craignait,
Rois de tous les esclavages,
Tiennent les choses sauvages
Dans leur poignet.
Le fier taureau d’Asturie,
Qui marchait dans sa furie
Sans dévier,
Lui plus noir que l’eau marine,
Un anneau dans la narine,
Suit un bouvier.
Ce grand monstre, la nature,
Qui vivait à l’aventure,
N’écoutant rien,
Ouvrant sur l’homme qui souffre
Toutes les gueules du gouffre,
N’est plus qu’un chien.
270 L’homme s’accroît et se hausse.
Nul ne sait ce qu’en sa fosse,
Loin du ciel bleu,
Voyant qu’il faut qu’il y dorme,
Le lion, forçat énorme,
Reproche à Dieu.
Persée étouffe Gorgone.
Marthe écrase la dragone
Aux yeux ardents.
Visconti, vêtu de cuivre,
D’un coup de poing, à la guivre
Casse les dents.
Béhémot craint l’homme blême.
Le boa, n’ouvrant pas même
L’œil à demi,
N’est plus, lui serpent superbe,
Qu’un tronc d’arbre qui dans l’herbe
S’est endormi.
Le jaguar tourne en sa cage.
Le morse en un marécage
Croupit muré.
La chanson du pâtre attire
Hors des branches le satyre
Tout effaré.
271 Depuis Hercule et Thésée,
Teb à la lance aiguisée,
Bellérophon,
Icare qui nomme un golfe,
Hermès sur le sphinx, Astolphe
Sur le griffon,
Il n’est pas au monde un être
Qui ne reconnaisse un maître;
Tout est dompté.
La conquête se consomme;
L’ombre voit au front de l’homme
Une clarté.
Le lynx s’abat sur le ventre
Quand la ménade en son antre
Chante Pæan;
On prend l’aigle dans son aire...
—Où donc est mon belluaire?
Dit l’océan.
Et l’océan fauve ajoute:
—Je ne suis pas une route.
Que me veut-on?
Je te hais, flambeau sublime,
Que Colomb sur mon abîme
Passe à Fulton.
272 J’ai ma vague, Etna sa lave.
Etna n’est pas un esclave.
Ni moi non plus.
J’ai pour reine et pour captive
La sombre terre attentive
A mon reflux.
Je ne suis pas fait pour être,
Comme le sentier champêtre,
Plein de vivants;
Je suis l’Onde en sa tanière,
Que prennent à la crinière
Les quatre vents!
Je suis le noir gouffre inculte;
Je donne, en mon fier tumulte,
Où rien ne ment,
Pour maître aux flots sourds l’air libre,
Et pour base à l’équilibre
Le tremblement.
Rien n’arrête et ne dirige
Mon formidable quadrige,
Que les typhons
Traînent, et qui, de la Perse
Jusqu’aux Hébrides, disperse
Ses bruits profonds.
273 Je suis la vaste mêlée,
Reptile, étant l’onde, ailée,
Étant le vent;
Force et fuite, haine et vie,
Houle immense, poursuivie
Et poursuivant.
Je suis, dans l’ombre étoilée,
La figure échevelée
De l’inconnu;
Ma vague, qu’Éole augmente,
Est, quand il lui plaît, charmante
Comme un sein nu.
Je ne suis pas votre auberge,
Je suis la tempête vierge
Qui peut briser
Caps et rochers comme verre,
A qui parfois le tonnerre
Prend un baiser.
Je m’appelle solitude,
Je m’appelle inquiétude,
Et mon roulis
Couvre à jamais des navires,
Des voix, des chansons, des rires,
Ensevelis.
274 Je suis funeste et salubre.
Je suis le fileur lugubre
Des noirs vallons
Que l’orage sans fin mouille,
Et qui file à sa quenouille
Les aquilons.
Je suis, dans l’écume en poudre,
Le combattant de la foudre,
L’hydre titan.
Je suis sans forme et sans nombre.
Venez, les vents, l’horreur, l’ombre.
Homme, va-t’en.
Je suis souffle, éclair et lame.
Je prends volontiers leur âme
Aux curieux.
Je suis le triple Cerbère
Dont le regard réverbère
Dieu furieux.
J’ai plus de nuit que la tombe.
Léviathan dans ma trombe
N’est plus qu’un ver;
Tout tremble sur mon épaule.
Je lie au poteau du pôle
Le spectre hiver.
275 Homme, la terre est ta mère.
Cherche ton bien éphémère
Dans ses douleurs;
Broie, arrache, brûle, embrase.
Perce des chemins. Écrase
Ce tas de fleurs!
La plaine, quand on la ferre,
Obéit, et laisse faire
L’homme ennemi.
La terre est une imbécile;
Et la montagne est docile
A la fourmi.
Les Alpes sont des géantes
Terribles, fauves, béantes,
L’orage au cou;
L’homme rit des monts féroces,
Et, taupe, sous les colosses,
Il fait son trou.
Moi, je ne suis pas la rue.
J’ai pour roue et pour charrue
Le tourbillon;
Je bondis, c’est ma manière;
Je n’accepte pas l’ornière
Ni le sillon.
276 J’écume à flots sur ma grève,
Va-t’en. Ne viens pas, fils d’Ève,
Frêle rival,
Sauter sur mon dos farouche
Et mettre un mors à la bouche
De mon cheval.
Ma plaine est la grande plaine;
Mon souffle est la grande haleine;
Je suis terreur;
J’ai tous les vents de la terre
Pour passants, et le mystère
Pour laboureur.
Le météore en ma houle
Tombe, la nuée y croule
En rugissant;
L’écueil, écumant monarque,
A qui je donne la barque,
Me rend le sang;
L’aurore avec épouvante
Regarde mon eau vivante,
Mes rocs ouverts,
Mes colères, mes batailles,
Et les glissements d’écailles
Sous mes flots verts.
277 Vénus m’apporte son globe.
Je lui relève sa robe
Jusqu’au genou.
Le zéphyr des moissons blondes,
S’il se risque sur mes ondes,
Y devient fou.
Un jour l’orage des plaines
Vint chez moi sur mes baleines
Lancer ses traits;
Mais j’ai, d’un seul cri de rage,
Chassé ce canard sauvage
Dans vos marais!
Quand il vit dans ma caverne
Se sauver l’hydre de Lerne,
Mon compagnon
Typhon dit: Cela nous souille,
Gardons-nous cette grenouille?
Et j’ai dit Non!
Si je faisais une rose,
Moi, gouffre en qui toute chose
S’ébauche et vit,
Le soleil, flambeau fidèle,
Se lèverait auprès d’elle
Sans qu’on le vît.
278 Hommes, vous rêvez de croire
Que vous vaincrez mon eau noire,
Aux fiers bouillons,
Ma vague aux mille étincelles,
En pendant à des ficelles
Quelques haillons!
C’est donc là votre navire!
Une écorce qui chavire
Sous tout climat!
Cette épingle qui m’éraille,
C’est l’ancre, et ce brin de paille,
C’est le grand mât!
Ces quatre planches mal jointes
Se déchireront aux pointes
Du moindre écueil.
L’homme au front triste, aux mains blanches,
Ne sait clouer que les planches
De son cercueil.
Quoi! je serais si candide!
Porter sur mon dos splendide
Votre wagon!
Dans mon azur sans limite,
Voir fumer votre marmite,
Moi le dragon!
279 Quoi! lui chez moi! l’homme! Il entre!
Sachez que devant mon antre,
Qu’emplit la nuit,
Le sage lion s’arrête,
Et qu’en voyant ma tempête
L’aigle s’enfuit!
Votre présence m’outrage.
Dieu fit mon immense orage
Mystérieux
Et mes flots pleins de désastres,
Pour être vus par ses astres,
Non par vos yeux.
Homme, ta marche est peu droite;
Ton commerce avide exploite
Les flots mouvants;
L’âpre soif de l’or t’anime;
Je donne pour rien l’abîme,
Toi, tu le vends.
Ne viens pas chez moi, te dis-je.
Ne mêle pas au prodige
Tes vils chemins.
Crains mes fureurs justicières!
Ah! vous frémiriez, poussières,
Pâles humains,
280 Si vous entendiez les choses
Que nous tous, les vents moroses
Et les saisons,
L’air qui souffle et l’eau qui tremble,
Quand nous sommes seuls ensemble,
Nous nous disons!
Devant votre crépuscule
Mon sombre horizon recule;
Vous m’insultez!
Genre humain, foule confuse,
L’ombre éternelle refuse
Vos nouveautés.
Elle refuse vos phares,
Vos boussoles, vos fanfares,
Vos noirs vaisseaux,
Et, quand passe votre flotte,
Indignée, elle sanglote
Au fond des eaux.
Allez-vous-en! Je devine
Qu’on rêve une ère divine,
Fin des fléaux.
On court sur l’onde aplanie.
On m’emploie à l’harmonie,
Moi, le chaos!
281 C’est la paix qui se prépare.
Je n’en veux point. Je sépare,
Je n’unis pas.
Je brise à coups de nageoires
Et je broie en mes mâchoires
Votre compas!
L’homme doit courber sa tête
Sous la guerre et la tempête
Et le volcan.
La terre, c’est la géhenne.
Que chacun garde sa haine
Et son carcan.
Tu n’es pas même un fantôme!
Monstre pour l’archange, atome
Pour le titan,
Rien pour l’espace et le nombre!
L’homme n’est qu’une pénombre;
L’Ombre est Satan.
Être mauvais, c’est ta peine.
Sois mauvais. Ta race traîne
L’anneau de fer.
Nous sommes tous la souffrance;
Et l’hirondelle espérance
Fuit notre hiver.
282 Sache que nous, et ces mondes
Qu’on voit, dans nos nuits immondes,
Au firmament,
Nous habitons l’insondable,
L’extrémité formidable
Du châtiment.
Notre nuit est si fatale
Que si la pitié, vestale
Chère aux élus,
Disait: Où donc est ce monde?
J’ai peur que Dieu ne réponde:
Je ne sais plus!
Donc subissez la loi dure.
Endurez ce que j’endure,
L’isolement;
Et soyez, dans votre bouge,
L’un pour l’autre le fer rouge,
Et non l’aimant.
N’essayez pas, dans ma sphère,
D’être frères, et de faire,
Dans ce tombeau,
Quand tout à l’ombre ressemble,
De vos esprits mis ensemble
Un grand flambeau.
283 Les hommes deviendraient anges!
Je ne veux pas de mésanges,
Moi, maintenant!
Je veux le glaive et le glaive.
Vivez comme dans un rêve,
Tas frissonnant!
Faites comme ont fait vos pères,
Et crénelez vos repaires.
Abhorrez-vous.
Barricadez vos Sodomes.
Dévorez-vous. Soyez hommes
Et restez loups.
Que l’Écosse ait sa claymore,
Le juif sa rage, et le more
Son yatagan;
Que chacun reste en sa ville;
Et qu’on me laisse tranquille
Dans l’ouragan.
284

II

Et l’homme dit:—Mer affreuse,
Que le char des foudres creuse
Sous son essieu,
Tais-toi dans ton ossuaire.
Tu cherches ton belluaire?
Gouffre, c’est Dieu!
Écoute-moi. La loi change.
Je vois poindre aux cieux l’archange!
L’esprit du ciel
M’a crié sur la montagne:
«Tout enfer s’éteint; nul bagne
N’est éternel.»
Je ne hais plus, mer profonde.
J’aime. J’enseigne, je fonde.
Laisse passer.
Satan meurt, un autre empire
Naît, et la morsure expire
Dans un baiser.
285 Tu ne dois plus dire: arrière!
Tu n’es plus une barrière,
Dragon marin.
Sers l’avenir! porte l’arche.
Rien n’arrête l’homme en marche
Vers Dieu serein.
Rien! pas même toi, chimère,
Monstre de l’écume amère,
Géant puni,
Toi qui, seul dans ta nuit sombre,
As fait ton onde avec l’ombre
De l’infini!
Je vais! je suis le prophète.
A la houle stupéfaite
Je dis mon nom.
La trombe accourt; ma pensée
Fait rentrer cette insensée
Au cabanon.
L’esprit de l’homme, lumière,
Domptant la nature entière,
Onde ou volcan,
Plonge sa clarté sacrée
Dans la prunelle effarée
De l’ouragan.
286 Pour qu’à nos pas on se range,
Nous n’avons qu’à dire à l’ange
Comme aux démons,
Qu’à dire aux torrents de soufre,
Et qu’à te dire à toi, gouffre:
Nous nous aimons!
L’amour, c’est la loi suprême.
L’amour te vaincra toi-même.
Ton bruit est vain.
Pour que, caressant ta grève,
Ton hymne d’enfer s’achève
En chant divin,
Pour que ton hurlement tombe,
Il suffit que la colombe
Qui vient le soir,
O sombre gouffre d’écume,
Laisse tomber une plume
Sur ton flot noir.
L’amour, c’est le fond de l’homme.
L’amour, c’est l’antique pomme
Qu’Ève cueillit.
L’ombre passe, l’amour reste,
Il est astre au dais céleste,
Perle en ton lit.
287 Nos inventions nouvelles
Prendront à tes vents des ailes;
Dieu nous sourit;
Nous monterons sur ta rage,
Nous attellerons l’orage
A notre esprit.
Oui, malgré tes chocs sauvages,
Nous lierons tes deux rivages
D’un trait de feu;
L’avenir aura deux Romes,
Et, près de celle des hommes,
Celle de Dieu.
L’avenir aura deux temples,
Deux lumières, deux exemples,
Un double hymen,
La liberté, force et verbe,
L’unité, portant la gerbe
Du genre humain.
Tais-toi, mer! Les cœurs s’appellent,
Les fils de Caïn se mêlent
Aux fils d’Abel;
L’homme, que Dieu mène et juge,
Bâtira sur toi, déluge,
Une Babel.
288 A cette Babel morale
Aboutira la spirale
Des deux Sions,
Où sans cesse recommence
Le fourmillement immense
Des nations;
Et tu verras sans colère,
Du tropique au flot polaire
Dieu te calmant,
Au-dessus de l’eau sonore,
Se construire dans l’aurore
Superbement
Les progrès et les idées,
Pont de cent mille coudées
Que rien ne rompt,
Et sur tes sombres marées
Ces arches démesurées
Resplendiront.

XLII

A L’HOMME

 

*

Si tu vas devant toi pour aller devant toi,
C’est bien; l’homme se meut, et c’est là son emploi;
C’est en errant ainsi, c’est en jetant la sonde
Qu’Euler trouve une loi, que Colomb trouve un monde.
Mais, rêvant l’absolu, si c’est Dieu que tu veux
Prendre comme on prendrait un fuyard aux cheveux,
Si tu prétends aller jusqu’à la fin des choses,
Et là, debout devant cette cause des causes,
Uranus des païens, Sabaoth des chrétiens,
Dire:—Réalité terrible, je te tiens!—
Tu perds ta peine.
292

*

Ajuste, ô fils quelconque d’Ève,
N’importe quel calcul à n’importe quel rêve,
Ajoute à l’hypothèse une lunette, et mets
Des chiffres l’un sur l’autre, à couvrir les sommets
De l’Athos, du mont Blanc farouche, du Vésuve,
Monte sur le cratère ou plonge dans la cuve,
Fouille, creuse, escalade, envole-toi, descends,
Fais faire par Gambey des verres grossissants,
Guette, plane avec l’aigle ou rampe avec le crabe,
Crois tout, doute de tout, apprends l’hébreu, l’arabe,
Le chinois, sois indou, grec, bouddhiste, arien,
Va, tu ne saisiras l’extrémité de rien.
Poursuivre le réel, c’est chercher l’introuvable.
Le réel, ce fond vrai d’où sort toute la fable,
C’est la nature en fuite à jamais dans la nuit.
Le télescope au fond du ciel noir la poursuit,
Le microscope court dans l’abîme après elle;
Elle est inaccessible, imprenable, éternelle,
Et n’est pas moins énorme en dessous qu’en dessus.
Des aspects effrayants sont partout aperçus;
Le spectre vibrion vaut le soleil fantôme;
Un monde plus profond que l’astre, c’est l’atome;
Quand, sous l’œil des penseurs, l’infiniment petit
Sur l’infiniment grand se pose, il l’engloutit,
293 Puis l’infiniment grand remonte et le submerge.
Mère terrifiante et formidable vierge,
Multipliant son jour par son obscurité
Et sa maternité par sa virginité,
Chaste, obscène, et montrant aux mornes Pythagores
Son ventre ténébreux d’où sortent les aurores,
La nature fatale engendre éperdument
Des chaos d’où jaillit cette loi, l’élément.
Elle est le haut, le bas, l’immense ombre, l’aïeule;
Toute sa foule étant elle-même, elle est seule;
Monde, elle est la nature; âme, on l’appelle Dieu.
Tout être, quel qu’il soit, du gouffre est le milieu;
Pas de sortie et pas d’entrée; aucune porte;
On est là.—C’est pourquoi le chercheur triste avorte
C’est pourquoi le ciel juif succède au ciel romain;
C’est pourquoi ce songeur épars, le genre humain,
Entend à chaque instant vagir de nouveaux cultes;
C’est pourquoi l’homme, en proie à tant de noirs tumultes,
Rêve, et tâte l’espace, et veut un point d’appui,
Ayant peur de la nuit tragique autour de lui;
C’est pourquoi le messie est chassé par l’apôtre;
C’est pourquoi l’on a vu crouler, l’un après l’autre,
Ayant tous fait fléchir aux peuples le genou,
Brahma, Dagon, Baal, Odin, Allah, Vishnou.
L’idolâtrie échoue. Elle est, sur tout abîme,
Et dans tous les bas-fonds, le même essai sublime
Et la même chimère inutile, créant
Toujours le même Dieu pour le même néant.
294

*

Il est pourtant, ce Dieu. Mais sous son triple voile
La lunette avançant fait reculer l’étoile.
C’est une sainte loi que ce recul profond.
Les hommes en travail sont grands des pas qu’ils font;
Leur destination, c’est d’aller, portant l’arche;
Ce n’est pas de toucher le but, c’est d’être en marche;
Et cette marche, avec l’infini pour flambeau,
Sera continuée au delà du tombeau.
C’est le progrès. Jamais l’homme ne se repose,
Et l’on cherche une idole, et l’on trouve autre chose.
Cherchez l’Ame, elle échappe; allez, allez toujours!

*

Teutatès, Mahomet, Jésus, les antres sourds,
Les forêts, le druide et le mage, et ces folles
Augustes, qu’Apollon emplissait de paroles,
Et les temples du sang des génisses fumants,
N’arrivent qu’à des cris et qu’à des bégaiements.
L’à peu près, c’est la fin de toute idolâtrie.
La vérité ne sort que difforme et meurtrie
De l’effort d’engendrer, et, quel que soit l’œil fier
Du fœtus d’aujourd’hui sur l’embryon d’hier,
295 Quelque mépris qu’Orphée inspire à Chrysostome,
Quel que soit le dédain du koran pour le psaume,
Et quoi que Jéhovah tente après Jupiter,
Quoi que fasse Jean Huss accouchant de Luther,
Quoi qu’affirme l’autel, quoi que chante le prêtre,
Jamais le dernier mot, le grand mot, ne veut être
Dit, dans cette ombre énorme où le ciel se défend,
Par la religion, toujours en mal d’enfant.

*

C’est parce que je roule en moi ces choses sombres,
C’est parce que je vois l’aube dans les décombres,
Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,
C’est parce que, sondant ce qui s’évanouit,
Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,
J’interroge l’abîme, étant moi-même gouffre;
C’est parce que je suis parfois, mage inclément,
Sachant que la clarté trompe et que le bruit ment,
Tenté de reprocher aux cieux visionnaires
Leur crachement d’éclairs et leur toux de tonnerres;
C’est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,
N’accepte le divin qu’autant qu’il est humain;
C’est à cause de tous ces songes formidables
Que je m’en vais, sinistre, aux lieux inabordables,
Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.
Là, j’entends mieux crier l’âme humaine aux abois;
296 Là je suis pénétré plus avant par l’idée
Terrible, et cependant de rayons inondée.
Méditer, c’est le grand devoir mystérieux;
Les rêves dans nos cœurs s’ouvrent comme des yeux;
Je rêve et je médite; et c’est pourquoi j’habite,
Comme celui qui guette une lueur subite,
Le désert, et non pas les villes; c’est pourquoi,
Sauvage serviteur du droit contre la loi,
Laissant derrière moi les molles cités pleines
De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,
Et les palais remplis de rires, de festins,
De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,
Je fuis, et je préfère à toute cette fête
La rive du torrent farouche, où le prophète
Vient boire dans le creux de sa main en été
Pendant que le lion boit de l’autre côté.

XLIII

LE TEMPLE

 

Joie à la terre, et paix à celui qui contemple!
Écoutez. Vous ferez sur la montagne un temple,
Et vous le bâtirez la nuit pour que jamais
On ne sache qui l’a placé sur ces sommets;
Vous le ferez, ainsi l’ordonne le prophète,
Du toit aux fondements et de la base au faîte,
Avec des blocs mis l’un sur l’autre simplement;
Et ce temple, construit de roche sans ciment,
Sera presque aussi haut que toute la montagne.
Les forêts qu’un murmure éternel accompagne,
L’océan qui bondit ainsi que les troupeaux
Et n’a point de fatigue et n’a point de repos,
Les monts sans tache, blancs comme les cœurs sans vice,
C’est tout ce que verront du seuil de l’édifice
Les hommes qui viendront par cent chemins divers;
Car vous aurez compris qu’il faut que l’univers
300 Ait autour de ce temple une grave attitude;
Et vous l’aurez bâti dans une solitude
Afin qu’il soit tranquille, et pour que l’horizon
Convienne à cette auguste et farouche maison;
Et les hommes, pasteurs, apôtres, patriarches,
Regarderont le temple et monteront les marches,
Et sous la haute porte ils baisseront le front.
Quand ils seront entrés, voici ce qu’ils verront:
Au-dessous d’une voûte en granit, située
Si haut qu’il semblera qu’elle est dans la nuée,
Entre quatre grands murs nus et prodigieux,
Dans une ombre où partout on sentira des yeux,
Tout au fond d’une crypte obscure, une statue
Se dressera, d’un voile insondable vêtue,
Et de la tête aux pieds ce voile descendra;
Et, plus que sur Isis, et plus que sur Indra,
Plus que sur le Sina, plus que sur le Calvaire,
Les ténèbres seront sur ce spectre sévère,
Colosse par une âme inconnue habité;
Et l’on n’en verra rien que son énormité.
La figure sera haute de cent coudées,
Et d’un seul bloc; jamais les Indes, les Chaldées,
Et les sculpteurs d’Égypte ayant l’énigme en eux,
N’auront rien maçonné de plus vertigineux.
Nul ne pourra lever le voile aux plis de pierre.
Personne ne saura s’il est une paupière
301 Pouvant s’ouvrir, un œil pouvant verser des pleurs,
Sous ce masque, et s’il est quelqu’un sous les ampleurs
De ce suaire aux yeux humains inabordable;
Et tous contempleront l’Ignoré formidable.
Pourtant on sentira que ce spectre n’est pas
La haine, le glacier, le tombeau, le trépas;
Qu’il semble un spectre, étant sous le plus lourd des voiles,
Mais que ce noir linceul peut-être est plein d’étoiles;
On sentira qu’il aime, et que l’on est devant
Le seul être, le seul esprit, le seul vivant.
Grands, petits, faibles, forts, le géant et l’atome,
Sentiront l’univers présent dans ce fantôme;
D’une peur confiante envahis par degrés,
Ils seront effrayés et seront rassurés;
Le vieillard et l’enfant, l’ignorant et le mage,
Frémissants, comprendront qu’ils sont devant l’image
De la Réalité suprême, et qu’en ce lieu
Jéhovah, Jupiter et Brahma pèsent peu;
Que là s’évanouit tout dogme et toute bible,
Et que rien n’est méchant, quoique tout soit terrible.
Oui, terrible, mais bon; formidable, mais doux.
Dans ce temple, païens, chrétiens, parsis, indous,
Tous ceux, fakir, santon, rabbin, flamine, bonze,
Qu’une religion tient dans sa main de bronze,
Sentiront cette main s’ouvrir et les lâcher.
Le ciel; de l’idéal pétri dans du rocher,
302 On ne sait quoi de tendre au fond de cette pierre,
Une forme de nuit debout sur la frontière
De l’inconnu, muette et rigide, et pourtant
D’accord avec le monde immense palpitant,
L’âme qui fait tout naître et sur qui tout se fonde,
Voilà ce que ce temple, en son ombre profonde,
Fera vaguement voir à ceux qui passeront.
Les autres temples, faits de ce qui se corrompt,
Bâtis avec l’erreur, la démence et la fable,
Faux et vains, et faisant bégayer l’ineffable,
Autels que la raison en montant submergea,
Se seront écroulés depuis longtemps déjà
Au vaste ébranlement du genre humain en marche;
Mais celui-ci, n’ayant point de koran, point d’arche,
Point de prêtres, aucun pontife, aucun menteur,
Entouré de l’abîme et seul sur la hauteur,
Demeurera debout sur la terre où nous sommes,
Et ne craindra pas plus le passage des hommes
Que l’étoile ne craint le vol des alcyons.
Il n’expliquera point au cœur les passions,
A l’esprit le problème, et la tombe à la vie;
Mais il fera germer chez tous l’ardente envie
De monter, de grandir, et de voir au delà.
Où? Plus loin. Le zénith que Thalès contempla,
Les constellations, ces effrayants fulgores
Que regardaient errer les pâles Pythagores,
Les orbes de la vie obscure entre-croisés,
La science qui cherche et dit: Jamais assez!
303 Ne contesteront point ce temple, et, dans l’espace,
Par tout le gouffre et par toute l’ombre qui passe
Il sera vénéré, n’ayant point ici-bas
Aggravé par l’erreur nos douleurs, nos combats,
Nos deuils, et n’ayant point de reproche à se faire.
Sous l’âpre voûte ayant la grandeur d’une sphère,
La statue, impassible et voilée, aura l’air
De rêver, attentive aux forêts, à la mer,
Aux germes, à l’azur, aux nuages, aux astres;
Pas de frises aux toits; aux murs pas de pilastres;
Le granit nu qu’aucun ornement n’interrompt;
Et, rien ne remuant, les hommes trembleront;
Et les méchants seront mal à l’aise; et les justes,
Et les bons, et tous ceux dont les cœurs sont augustes,
Les sages, les penseurs, sentiront le plein jour
Sur leur âme, leur foi, leur espoir, leur amour,
Comme sous le regard d’une énorme prunelle.
Derrière la statue, une lampe éternelle
Brûlera comme un feu dans l’antre aux visions,
Et, cachant le foyer, montrera les rayons
De façon à lui mettre une aurore autour d’elle,
Pour enseigner au peuple ému, grave et fidèle,
Que cette énigme est bien une divinité,
Et que si c’est la nuit c’est aussi la clarté.
Le colosse sera noir sur cette auréole;
Et nul souffle, nul vent d’orage, nul éole
304 Ne fera vaciller l’immobile lueur.
Les sages essuieront à leur front la sueur
Et sentiront l’horreur sacrée en leurs vertèbres,
Devant cette splendeur sortant de ces ténèbres,
Et comprendront que l’Être ignoré, mais certain,
Brille, étant le lever de l’éternel matin,
Et pourtant reste obscur, car aucune envergure,
Aucun esprit ne peut saisir cette figure;
Il est sans fin, sans fond, sans repos, sans sommeil.
Et pour être Mystère il n’est pas moins Soleil.

XLIV

TOUT LE PASSÉ ET TOUT L’AVENIR

 

I

L’être mystérieux qui me parle à ses heures
Disait:

*

—Vivants! l’orgueil habite vos demeures.
Il fait nuit dans votre cité!
Le ciel s’étonne, ô foule en vices consumée,
Qu’il sorte de la paille en feu tant de fumée,
De l’homme tant de vanité!
308 Tu regardes les cieux de travers, triste race!
Tu ne te trouves pas sous l’azur à ta place.
Tu te plains, homme, ombre, roseau!
Balbutiant: Peut-être, et bégayant: Que sais-je?
Tu reproches le soir à l’aube, au lys la neige,
Et ton sépulcre à ton berceau!
Tu reproches à Dieu l’œuvre incommensurable.
Tu frémis de traîner sur ton dos misérable
Tes vieux forfaits mal expiés,
D’être pris dans ton ciel comme en un marécage,
Et de sentir, ainsi qu’un écureuil en cage,
Tourner ta prison sous tes pieds!
Homme, si tu pouvais, tu tenterais l’espace.
Ce globe, si ta force égalait ton audace,
S’évaderait sous ton orteil,
Et la création irait à l’aventure
Si ton souffle pouvait, ô folle créature,
Casser l’amarre du soleil!
Car rien n’est à ton gré; tout te met mal à l’aise.
Ce coin du ciel est donc fait de plomb, qu’il te pèse!
Oh! tu voudrais rompre le sceau!
Comme tu frapperais dans tes mains, ombre frêle,
Pour la faire envoler de sa branche éternelle,
Si la terre était un oiseau!
309 Hautain, dédaignant tout, que ta nef vogue ou sombre,
Tu voudrais t’en aller dans le désert de l’ombre,
Fuir, comme fuyaient les hébreux.
Tu dis: Rien de nouveau! tu dis avec colère:
Toujours la même aurore! Et l’étoile polaire
T’ennuie, ô pauvre œil ténébreux.
Tu t’irrites d’être homme, oubli, poussière, atome;
D’ignorer quel épi tu portes, ô vil chaume!
D’être une algue dans le reflux;
De trembler comme un cerf que suit une lionne,
Et d’être, sous le ciel qui reste et qui rayonne,
Celui qui passe et qui n’est plus;
Et de ne pouvoir pas faire avec tes menaces,
Avec tes doigts crispés et tes ongles tenaces,
Ta sagesse et ta passion,
Tes faux temples, tes faux soleils, tes faux tonnerres,
Tes meurtres, tes fureurs, tes crimes et tes guerres,
Un pli dans la création!
310

*

Ces myopes, jugeant le monde à leur optique,
Disent:—«Tout est manqué, la mer épileptique
Bave sur les écueils grondants;
La nuit fait le hibou si le jour fait le cygne,
La mort, chienne de l’ombre, à qui Satan fait signe,
Tient l’âme humaine entre ses dents.
«Que nous veut la planète? et le globe? et la sphère?
Un monde est un néant. Dieu ne savait que faire,
Et bâillait, seul dans son réduit,
Quand, semant au hasard son œuvre et ses paroles,
Il jeta dans les cieux toutes ces outres folles,
Ivres de vent, pleines de bruit.
«Qu’est-ce qu’un Dieu masqué dans l’incompréhensible?
Pourquoi le bien voilé? Pourquoi le mal visible?
Pourquoi tant de brume autour d’eux?
Pourquoi tant de fléaux sur la terre indignée?
Et pourquoi voyons-nous ces toiles d’araignée
Dans le crépuscule hideux?
311 «Pourquoi le dur taureau qui frappe à coups de corne?
Pourquoi l’impur typhus sorti du marais morne
Où jadis l’hydre s’embourbait?
Christ voyait; à quoi bon aveugler Pythagore?
Le lys est beau; pourquoi créer la mandragore
Des gouttes de sang du gibet?
«L’azur est radieux; mais pourquoi le nuage?
L’amour rit; mais pourquoi la douleur, ce péage?
Pourquoi Caïn auprès d’Abel?
Pourquoi livrer l’esprit de l’homme au trouble immense,
Et faire tournoyer l’alphabet en démence
Dans la spirale de Babel?
«Pourquoi la pourriture et pourquoi les décombres?
Pourquoi le mille-pieds traînant ses pattes sombres?
Pourquoi la ronce qui nous hait?
Pourquoi l’épine au seuil des bois, comme une lance?
Pourquoi la mort? Pourquoi l’espace, ce silence?
Pourquoi l’univers, ce muet?
«On comprend le printemps, l’aube, le nid, la rose;
Mais pourquoi les glaçons? Pourquoi le houx morose?
Pourquoi l’autour, ce criminel?
Pourquoi cette ombre froide où le jour se termine?
Pourquoi la bête fauve, et pourquoi la vermine?»
—Pourquoi vous? répond l’Éternel.
312

*

Ainsi parlent ces fous malheureux. Pour ces hommes
Qui ne t’épèlent pas, mystère en qui nous sommes,
Et qui regardent sans les voir
Les rites transparents qu’en ta nuit tu célèbres,
Dieu, c’est une figure au milieu des ténèbres,
C’est l’horreur difforme au front noir.
C’est on ne sait quel spectre accroupi dans son antre,
Monstre dont on voit moins la face que le ventre,
Blême au seuil des gouffres ouverts,
Idiot éternel que l’immensité porte,
Et qui rêve, ayant l’ombre en sa prunelle morte,
Au cou ce goître, l’univers.

*

Ah! tu trouves tout mal! trop d’ombre et de misères!
D’autres mondes mieux faits te semblent nécessaires.
L’astre naît de brouillard terni;
On peut se servir mieux du germe et du mystère!—
Parle. Dieu formidable attend, ô ver de terre,
Tes commandes dans l’infini.
313 Ah! le travail te pèse et la douleur t’étonne!
Ah! décembre après juin te semble monotone!
Ah! pourrir répugne à ta chair!
Ah! tu n’es pas content de ce cercle où l’on erre!
Bien. Fais la guerre à Dieu. Canonne le tonnerre,
Croise l’épée avec l’éclair.
Ah! tu portes en toi, reptile, un exemplaire
D’idéal qu’il eût dû copier pour te plaire!
Tu compares, homme de peu,
Moucheron que prendrait l’araignée en ses toiles,
Ce que ton front contient au ciel rempli d’étoiles,
Ce dedans du crâne de Dieu!
Montre ta force. Allons, règne. Que l’étendue
Sous ton vaste regard se prosterne éperdue;
Prouve aux astres leur cécité;
Déplace les milieux, les axes et les centres;
Fouille l’onde et l’éther; poursuis dans tous ses antres
La monstrueuse immensité!
Questionne, surprends, scrute, découvre, arrache!
Harponne au fond des mers le typhon qui s’y cache;
Trouve ce que nul n’a trouvé;
Sois le tout-puissant; fais des pêches inouïes;
Sonde et plonge; et reviens, traînant par les ouïes
L’hydre océan sur le pavé!
314

*

Ah! tu dis:—Dieu n’est pas, puisque le mal existe.
Je chasse Jéhovah parce que je suis triste.—
Bien. Dresse-toi sur ton séant;
Etouffe en toi l’amour et l’espoir; raille et blâme;
Ferme ton volet sourd; allume dans ton âme
Le hideux réchaud du néant!
Mars, Jupiter, Saturne, ô planètes profondes,
Vous, du moins, vous croyez! Le jour où tous les mondes
Épars dans le gouffre vermeil,
Retirant l’air céleste à leur voûte obscurcie,
Nieraient à la fois Dieu, cette sombre asphyxie
Irait éteindre le soleil!
Oh! la création est une apothéose.
Le mont, l’arbre, l’oiseau, le lion et la rose
Disent dans l’ombre: Sois béni!
L’immense azur écoute, et leurs hymnes l’enchantent;
Et l’océan farouche et l’âpre ouragan chantent
Chacun leur strophe à l’infini.
315 L’homme seul nie et crie:—A bas! tout est mensonge,
Rien n’existe. Le ciel est creux. L’être est un songe.
Pillons les jours comme un butin!—
Dieu tranquille et lointain dore, à travers la brume,
Toute cette colère et toute cette écume
Brisée à ce roc, le destin.

*

Donc tu fais de toi l’axe et le sommet des êtres!
Ton ventre est ton autel et tes sens sont tes prêtres;
Vivre est le but que tu poursuis.
Tu prétends que le ciel redoutable te craigne.
Tu dis aux mers: Je veux! tu dis aux vents: Je règne!
Tu dis aux étoiles: Je suis!
Ta chair s’adore et met à la torture l’âme.
Toi! toi seul! t’assouvir, voilà ton culte infâme;
Tes plaisirs sont des cruautés;
Tu fais le mal au bord du mystère sublime;
Tu viens t’accouder là; dans le puits de l’abîme
Tu craches tes iniquités.
316 Rien ne rassasierait ta folie incurable.
Tu voudrais exprimer dans le broc misérable
Où tu bois, homme plein d’ennuis,
Dans ton verre où les vins immondes se répandent,
Les constellations, grappes d’astres qui pendent
A la treille immense des nuits.
Car ton bâillement croit avoir, ô créature,
Droit de vie et de mort sur toute la nature;
Jéhovah n’est pas excepté.
Oh! comme frémirait d’orgueil ton âme noire,
Bandit, si tu pouvais condenser, prendre et boire
Le monde en une volupté!
Hélas! pour en extraire une goutte d’ivresse,
Tu tordrais l’univers, l’aube qui te caresse,
La femme, l’enfant à l’œil bleu,
Content, sans hésiter à la savourer toute,
Et sans t’inquiéter si cette sombre goutte
Est une larme devant Dieu!
Dieu n’est pas! Et d’ailleurs, quand, faisant ton entrée,
Beau, fier, devant la rampe assez mal éclairée,
Tu viens éblouir tes pareils,
Toi, premier rôle, roi du drame où tu te plonges,
Toi, l’acteur du destin, veut-on pas que tu songes
A cet allumeur de soleils?
317 S’il existe—il faudrait d’abord que je le visse,
Dis-tu,—c’est bon, qu’il soit! et fasse son service!—
Ah! l’homme en qui rien n’éteindra
La folle volonté de sonder l’insondable,
Mériterait qu’on mît son orgueil formidable
Sous ta douche, ô Niagara!
Nains! Dieu vous met sa marque afin qu’on vous réclame.
Croyez-vous que la mort, qui n’accepte que l’âme,
Et qui pèse tout dans sa main,
Si son incorruptible et sinistre prunelle
N’y reconnaissait pas l’effigie éternelle,
Recevrait le liard humain?

*

Dieu n’est pas! ce seul mot serait une torture.
Vous n’avez donc jamais regardé la nature?
Heureux le sage, humble roseau,
Qui songe, et qui, pensif, voit bondir l’avalanche
De montagne en montagne, et qui, de branche en branche,
Voit sauter le petit oiseau!
318 Vous n’avez donc jamais erré dans les ravines?
Vous n’avez donc jamais, parmi les fleurs divines,
Respiré la brise en marchant,
Et jamais écouté, dans les fermes lointaines,
Mugir les bœufs rêveurs quand rampent dans les plaines
Les longues ombres du couchant?
Vous n’avez donc jamais contemplé l’invisible?
Jamais vu l’idéal, et gravi du possible
Le sommet désert, triste et grand?
Hélas! vous n’avez donc jamais, sous le ciel calme,
Vu luire l’auréole et frissonner la palme
Et sourire un martyr mourant?
Vous n’avez donc jamais vu dans votre pensée
L’étendue, où s’en vont, d’une course insensée,
Les ténèbres, fuyant le jour?
Jamais vu l’infini qui rit à la chaumière,
Que le soleil ne peut emplir de sa lumière,
Mais que l’âme remplit d’amour?
Dis, tu n’as donc jamais attaché ta prunelle
Sur la profondeur morne, obscure et solennelle,
A l’heure où le croissant reluit,
Où l’on voit s’arrondir sur les mers remuées
Ce fer d’or qu’a laissé tomber dans les nuées
Le sombre cheval de la nuit?
319

*

D’autres sont les croyants, pires que les impies.
Toutes les passions dans leur âme accroupies
Leur disent tout bas: Jouissez!
De Jéhovah qui tonne ils font leur économe;
Dieu n’est que le valet du coffre-fort de l’homme;
Hélas, hélas, ces insensés
De la religion ont fait leur sentinelle;
Cieux profonds! ils ont mis leur sac d’or sous son aile;
L’ange veille au lot du mortel;
Leur champ importe au monde, à l’astre, à l’aube austère;
Ils ont fait une borne à ce morceau de terre
Avec la pierre de l’autel.
Pour faire une clôture à leur haie, à leur ferme,
Pour servir de lien à la barre qui ferme
Leur verger, leur vigne ou leur pré,
Pour joindre les poteaux de leur porte en ruines,
Ils prennent, ô Jésus, la couronne d’épines
Qui fit saigner ton front sacré!
320 Leur visage rayonne et plaît; leur voix caresse;
Ils sont doux et charmants; la grâce enchanteresse
Mêle son miel à leur jargon;
Leur sourire est la fleur s’ouvrant sous les rosées;
Le dedans est horrible, et toutes leurs pensées
Ont la figure du dragon.
De leur humilité leur vanité se venge;
Ils disent: Que me font, si je vis et je mange,
La famine et le choléra!
Le faux poids dans leur droite, ils vendent, ils achètent;
Leur âme a des secrets que les démons cachètent
Et qu’un jour Dieu seul ouvrira.
La femme sous leurs pieds souffre, à peine vivante;
Autrefois leur esclave, aujourd’hui leur servante!
Ils la pèsent avec l’argent.
L’enfant rampe ignorant et nu; que leur importe!
De quel droit est-il né? Le marteau de leur porte
Glace la main de l’indigent.
Les maximes d’amour sur leur visage écrites
Mentent; ils sont méchants, avares, hypocrites,
Faux devant l’aurore qui naît;
Ils remettent aux fers ceux que Jésus délivre;
Puis, parce qu’à des jours indiqués sur un livre,
Pendant qu’une cloche sonnait,
321 Ils ont pris sous leur bras un recueil de cantiques,
Décroché leur enseigne et fermé leurs boutiques
Et dit un benedicite,
Et qu’ils ont regardé pendant une heure un prêtre,
Et crié du latin dans l’ombre, ils pensent être
Quittes avec l’immensité!
Ce grand Dieu se corrompt en vous, engeance folle!
Il entre dans votre âme idée, et sort idole;
Vous l’insultez dans vos korans;
Vous lui donnez vos yeux, vos vices, vos visages,
Vous le faites d’argile, hélas! comme vos sages,
Et d’airain comme vos tyrans!
Partout bûchers, trépieds, pagodes éphémères;
Temples monstres bâtis par des dogmes chimères;
Thor, Vishnou, Teutatès, Ammon,
Bel qui rugit, Dagon qui siffle, Apis qui beugle;
La synagogue sourde et la mosquée aveugle;
Noirs autels pleins d’un Dieu démon!
Les Parthénons font boire au juste la ciguë.
La cathédrale, avec sa double tour aiguë,
Debout devant le jour qui fuit,
Ignore, et, sans savoir, affirme, absout, condamne;
Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d’âne
Se dresser dans la vaste nuit.
322

*

Dieu! Dieu! Dieu! le rocher où la lame déferle
Compte sur lui; c’est lui qui règne; il fait la perle
Et l’étoile pour les sondeurs;
L’azur le voile; il met, pour que le tigre y dorme,
De la mousse dans l’antre; il parle, voix énorme,
A l’ombre dans les profondeurs.
Il règne, il songe; il fond les granits dans les soufres;
Il crée en même temps les soleils dans les gouffres
Et le liseron dans le pré;
Pour l’avoir un jour vu, la mer est encore ivre;
Les versants du Sina sont de son vaste livre
Le pupitre démesuré.
L’océan calme, c’est le plat de son épée.
La montagne à sa voix s’enfuirait dissipée
Comme de l’eau dans le gazon;
Dans les éternités sans fin continuées
Ce Père habite; il fait des arches de nuées
Aux quatre coins de l’horizon.
323 Il pense, il règle, il mène, il pèse, il juge, il aime,
Et laisse les festins rire à Lucullus blême
Qui paît, hideux, chauve et jauni,
Et se gonfle de vin comme une poche pleine;
Ce qu’une outre peut dire au ventre de Silène
N’importe pas à l’infini.
Ce même Dieu qui fit d’avril une corbeille,
Qui fait l’oiseau chanteur pour les bois, et l’abeille
Pour l’herbe où l’aube étincela,
Donne au pôle effrayant, sans jour, sans fleur, sans arbre,
Pour qu’il puisse parfois chauffer ses mains de marbre,
Ta cheminée, ô sombre Hékla!
Sous l’œil de cet esprit suprême et formidable,
L’eau monte en brume au front du pic inabordable
Et tombe en flots du haut des monts;
La créature éteinte est d’une autre suivie;
L’univers, où ce Dieu met la mort et la vie,
Respire par ces deux poumons.
Devant ce Dieu s’enfuit tout ce qui hait son œuvre,
La tempête, le mal, l’épervier, la couleuvre,
Le méchant qui ment et qui nuit,
La trombe, affreux bandit qui dans les flots se vautre,
L’hiver boiteux qui fait marcher l’un après l’autre
Son jour court et sa longue nuit.
324 Il fait lâcher la proie aux bêtes carnassières.
Les morts dans le sépulcre ont perdu leurs poussières;
Il rêve, et sait où sont leurs os.
En entendant passer son souffle dans l’espace,
Subitement l’enfer à la gueule rapace,
Les mondes hurlants du chaos,
Les univers punis dont la clameur s’élance,
Les bagnes monstrueux de l’ombre, font silence,
Et dans la nuit des noirs arrêts
Cessent de secouer les chaînes qui leur pèsent,
Comme le soir, au pas d’un voyageur, se taisent
Les grenouilles dans le marais.
Il tient une balance immense en équilibre;
Il met dans un plateau les cieux, la mer qui vibre,
Ceux qui sur le trône ont vécu,
Le monde et ses clartés, le mystère et ses voiles,
Et l’abîme jetant son écume d’étoiles;
Dans l’autre il met Caton vaincu.
Ce qu’il est? regardez au-dessus de vos têtes;
Voyez le ciel, le jour, la nuit! Ce que vous êtes?
Cherchez dans votre cendrier.
Son année est sans fin. Prosternez vos pensées.
Les constellations sont des mouches posées
Sur l’énorme calendrier.
325 Mais voyez-le donc, vous dont les chants sont des râles,
Vivants qui ne pouvez que mourir, ombres pâles,
Et qui ne savez qu’oublier!
L’océan goutte à goutte en sa clepsydre pleure;
Tout Sahara, tombant grain à grain, marque l’heure
Dans son effrayant sablier.
Mêlez-le maintenant à vos anniversaires!
Allumez vos flambeaux, égrenez vos rosaires,
Sur vos lutrins soyez béants;
Ayez vos jours sacrés que plus de clarté dore;
Mettez, devant ce Dieu que couronne l’aurore,
Des tiares à vos néants!
La bête des bois rit quand les hommes, vain nombre,
Vont clouant leurs erreurs sur Dieu, leur nom sur l’ombre,
Leur date sur l’immensité,
Se font centre du monde, eux les passants rapides,
Et s’en viennent chanter leurs bouts de l’an stupides
A la muette éternité.

*

326 Hélas! l’ange Justice ouvre ses yeux sinistres.
Il écrit en rêvant des noms sur ses registres.
Ah! ces tristes vivants ont tort!
Devant Dieu, qui d’en haut à la paix les convie
Et donne aux cœurs l’amour et verse aux fronts la vie,
Ils font la haine, ils font la mort!
Ils bravent l’océan plein de magnificence,
Où flottent le mystère et la toute-puissance;
Ils souillent le gouffre irrité;
Sans prendre garde au vent qui s’épuise en huées,
Ils lèvent leur bannière au milieu des nuées,
Ces drapeaux de l’immensité!
Ils ont pour dieux la force et la ruse aux yeux louches;
Ils font chanter des chants aux trompettes farouches
Dont nous, esprits, nous frissonnons,
Et rouler, balafrant la nature sacrée,
Sur les champs, sur les blés, sur les fleurs que Dieu crée,
La roue horrible des canons.
327 Les générations meurent pour leur caprice.
Ils disent au tombeau: Prends l’homme et qu’il périsse!
O nains, pires que les géants!
Ils ouvrent cette nuit que nul rayon ne perce;
Ils y font brusquement tomber à la renverse
Les pâles cadavres béants!
Ils rougissent de sang l’onde et les herbes vertes,
Ils dressent au sommet des collines désertes
Le noir gibet silencieux
Qui reste tout le jour sans changer d’attitude,
Mais qui, dès que la nuit brunit la solitude,
Élève ses bras vers les cieux.
Nous sommes la justice auguste, immaculée!
Disent-ils, s’étalant dans leur chambre étoilée
Qu’entourent les spectres camards;
Et, pendant que la foule approuve et les admire,
Un long sanglot mêlé d’un long éclat de rire
Va des Montfaucons aux Clamarts!
Ces hommes insensés se vautrent dans la joie;
Ils ont des lits de pourpre et des manteaux de soie;
Ils vivent, d’ombre et d’or chargés;
Cette vie est pour eux un palais plein de fêtes;
Ils laissent derrière eux les choses qu’ils ont faites.
C’est bien, buvez; c’est bien, mangez;
328 Pendant qu’en haut la table éblouit les convives,
Et que les bouches sont comme des sources vives,
Que la chair fume avec l’encens,
Pendant que les archers gardent les avenues,
Que l’amour rit au spectre, et que les toutes nues
Chantent auprès des tout-puissants;
Pendant que le banquet, rayonnant comme un phare,
Mêle le choc du verre au son de la fanfare,
Et qu’ils s’enivrent dans la nuit,
Sans même, dans leur joie immonde et sépulcrale,
S’informer s’il n’est pas quelque obscure spirale
Sous la salle pleine de bruit.
O morts qui vous taisez au fond des catacombes,
L’expiation prend les pierres de vos tombes
Dans l’insondable profondeur,
Et de ces marbres froids qui dans l’ombre descendent
Fait un sombre escalier dont les marches attendent
Les lourds talons du commandeur!
329

II

Pensif, je répondis à l’archange nocturne:

*

—Sévère esprit, ta voix sanglote comme l’urne
Qui verse un flot noir et glacé.
Sur qui te penches-tu? Tes paroles s’adressent
Aux tristes nations d’hier qui disparaissent,
Aux pâles foules du passé,
Ton cri ressemble au chant des mornes Isaïes.
Le mystère autrefois, de ses brumes haïes,
Obstruait la terre et les cieux,
Et l’homme avait besoin que les prophètes blêmes
Lui parlassent du seuil de tous ces noirs problèmes
Ouvrant leurs porches monstrueux.
330 L’homme ignorait. Marchant loin du sentier qui sauve,
Il allait au hasard dans la nature fauve,
Comme le loup au fond des bois,
Sourd à ces alphabets, perdu dans ces algèbres;
Les prophètes alors dans ces grandes ténèbres
Élevèrent leurs grandes voix.
Il fallait avertir l’homme au bord de l’abîme.
Tout ici-bas semblait lui conseiller le crime;
Temps rude où le mal triomphait!
La forêt, de l’embûche était le noir ministre;
L’arbre avait l’air d’un monstre, et le rocher sinistre
Avait la forme du forfait.
Ici gémissait Job, et là chantait Sodome.
L’homme à tous les fléaux, horrible, ajoutait l’homme;
La guerre infâme aidait la faim;
Comme on brûle une paille on allumait les villes;
Et l’on voyait Judas sortir des choses viles,
Et des choses sombres Caïn.
Les prophètes chassaient le mal; ces personnages
Rendaient au Dieu vivant d’augustes témoignages;
L’homme de ces temps inhumains,
Affreux, baignant de sang les champs, l’onde et les sables,
S’arrêtait, s’il voyait ces songeurs formidables,
Pâles et levant leurs deux mains.
331 Ils descendaient des monts, portant de sombres tables;
Ils mouraient en laissant les Talmuds redoutables
Ouverts sur l’aile des griffons,
Les farouches Védas, les Eddas, les Genèses,
Registres éclairés du reflet des fournaises,
Pages pleines de bruits profonds.
Ils épouvantaient l’homme et la terre méchante;
Et depuis cinq mille ans, pendant que l’aube chante
Et que la fleur verse l’encens,
Le genre humain qui passe et que le temps dénombre
Entend, dans la caverne effrayante de l’ombre,
Gronder ces livres rugissants.
Mais le passé s’en va. Regarde-nous; nous sommes
Un autre Adam, une autre Ève, de nouveaux hommes.
Nous bénissons quand nous souffrons.
Hier vivait d’horreur, de deuil, de sang, de fange;
Hier était le monstre et demain sera l’ange;
Le point du jour blanchit nos fronts.
Deux êtres sont en nous: l’un ailé, l’autre immonde;
L’un montant vers Dieu, l’autre ombre et tache du monde,
Se ruant dans d’infâmes lits;
Et, pendant que le corps, marchant sur des semelles,
Vil, abject, boit l’opprobre et la lie aux gamelles,
L’âme boit la rosée aux lys.
332 L’œuvre du genre humain, c’est de délivrer l’âme;
C’est de la dégager du triste épithalame
Que lui chante le corps impur;
C’est de la rendre, chaste, à la clarté première;
Car Dieu rêveur a fait l’âme pour la lumière
Comme il fit l’aile pour l’azur.
Nous ne sommes plus ceux qui riaient à la face
De l’ombre impénétrable où tout rentre et s’efface,
Qui faisaient le mal sans frayeur,
Qui jetaient au cercueil ce cri: Va-t’en! je nie!
Et mettaient le néant, le rire et l’ironie
Dans la pelle du fossoyeur.
Nous croyons en ce Dieu vivant; sa foi nous brûle;
Il inspire Brutus sur la chaise curule,
Guillaume Tell sous le sayon;
Nous allumons, courbés sous son vent qui nous pousse,
Notre liberté fière à sa majesté douce
Et notre foudre à son rayon.
Il fait germer le ver dans sa morne cellule,
Change la larve affreuse en vive libellule,
Transfigure, affranchit, construit,
Émeut les tours de pierre et les tentes de toiles,
Et crée et vit! c’est lui qui pénètre d’étoiles
Les ailes noires de la nuit.
333 Sa tiare splendide est une ruche immense,
Où, des roses soleils apportant la semence
Et de l’astre apportant le miel,
Essaim de flamme ayant le monde pour Hymètes,
Mouches de l’infini, les abeilles comètes
Volent de tous les points du ciel.
Le Mal, le glaive au poing, voilé d’un voile d’ombre,
Nous guette; et la forêt que la broussaille encombre,
L’âpre rocher, le flot ingrat,
L’aident, complices noirs, contre la créature,
Et semblent par moments faire de la nature
L’antre où rêve ce scélérat.
Mais nous luttons, esprit! nous vaincrons. Dieu nous mène.
Il est le feu qui va devant l’armée humaine,
Le dieu d’Ève et de Débora.
Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme,
Et dans l’immensité, comme une fleur énorme,
L’univers s’épanouira!
Nous vaincrons l’élément! cette bête de somme
Se couchera dans l’ombre à plat ventre sous l’homme;
La matière aura beau hurler;
Nous ferons de ses cris sortir l’hymne de l’ordre;
Et nous remplacerons les dents qui veulent mordre
Par la langue qui sait parler.
334 Quand nous aurons fini le travail de la vigne,
Quand au Dieu qui fit l’aigle et l’air, l’onde et le cygne,
La tourmente et Léviathan,
Nous aurons rapporté toutes nos âmes anges,
Nous ferons du panier de ces saintes vendanges
La muselière de Satan.
Satan, c’est l’appétit, pourceau qui mord l’idée;
C’est l’ivresse, fond noir de la coupe vidée;
Satan, c’est l’orgueil sans genoux;
C’est l’égoïsme, heureux du sang où ses mains trempent;
C’est le ventre hideux, cette caverne où rampent
Tous les monstres qui sont en nous.
Satan c’est la douleur, c’est l’erreur, c’est la borne,
C’est le froid ténébreux, c’est la pesanteur morne
C’est la vis du sanglant pressoir;
C’est la force d’en bas liant tout de ses chaînes
Qui fait dans le ravin, sous l’ombre des grands chênes,
Crier les chariots le soir.
Nous allons à l’amour, au bien, à l’harmonie.
O vivants qui flottez dans l’énigme infinie,
Un arbre, auguste à tous les yeux,
Conduit votre navire à travers l’âpre abîme;
Jésus ouvre ses bras sur la vergue sublime
De ce grand mât mystérieux.
335 Derrière nous décroît le mal, noire masure.
Bientôt nous toucherons au port, le flot s’azure.
L’homme, qu’en vain le deuil poursuit,
Ne verra plus tomber dans l’ombre sur sa tête
L’effroi, l’hiver, l’horreur, l’ouragan, la tempête,
Ces vomissements de la nuit.
Nous chasserons la guerre et le meurtre à coups d’aile;
Et cette frémissante et candide hirondelle
Qui vole vers l’éternité,
L’espérance, adoptant notre maison amie,
Viendra faire son nid dans la gueule endormie
Du vieux monstre Fatalité.
Les peuples trouveront de nouveaux équilibres;
Oui, l’aube naît, demain les âmes seront libres;
Le jour est fait par le volcan;
L’homme illuminera l’ombre qui l’environne;
Et l’on verra, changeant l’esclavage en couronne,
Des fleurons sortir du carcan.
Et quand ces temps viendront, ô joie! ô cieux paisibles!
Les astres, aujourd’hui l’un pour l’autre terribles,
Se regarderont doucement;
Les globes s’aimeront comme l’homme et la femme;
Et le même rayon qui traversera l’âme
Traversera le firmament.
336 Les sphères vogueront avec le son des lyres.
Au lieu des mondes noirs pleins d’horribles délires,
Qui rugissent vils et maudits,
On entendra chanter sous le feuillage sombre
Les édens enivrés, et l’on verra dans l’ombre
Resplendir les bleus paradis.
Dieu voudra. Tout à coup on verra les discordes,
La hache et son billot, les gibets et leurs cordes,
L’impur serpent des cieux banni,
Le sang, le cri, la haine, et l’ordure, et la vase,
Se changer en amour et devenir extase
Sous un baiser de l’infini.
Dieu met, quand il lui plaît, sur l’orage et la haine,
Sur la foudre, forçat dont on entend la chaîne,
La sainte serrure des cieux,
Et, laissant écumer leurs voix exténuées,
Ferme avec l’arc-en-ciel courbé dans les nuées
Ce cadenas mystérieux.
Au fond du gouffre où sont ceux qui se font proscrire,
Des plus profonds enfers stupéfaits de sourire
L’amour ira baiser les gonds,
Comme un rayon de l’aube, à l’orient ouverte,
Va dans la profondeur de l’eau sinistre et verte
Jusqu’aux écailles des dragons.
337 Les globes se noueront par des nœuds invisibles;
Ils s’enverront l’amour comme la flèche aux cibles;
Tout sera vie, hymne et réveil;
Et comme des oiseaux vont d’une branche à l’autre,
Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre,
D’un soleil à l’autre soleil.
Les mondes, qu’aujourd’hui le mal habite et creuse,
Échangeront leur joie à travers l’ombre heureuse
Et l’espace silencieux;
Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire;
L’avenir, c’est l’hymen des hommes sur la terre
Et des étoiles dans les cieux.

TABLE
DU
TOME TROISIÈME

341Pages.
XXII

SEIZIÈME SIÈCLE.—RENAISSANCE.—PAGANISME
Le Satyre 3
I. Le bleu 6
II. Le noir 15
III. Le sombre 23
IV. L’étoilé 29
XXIII
Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux 37
XXIV

CLARTÉ D’AMES
Clarté d’ames 41
342XXV

LES CHUTES
Fleuves et poëtes 49
XXVI

LA ROSE DE L’INFANTE
La rose de l’infante 53
XXVII

L’INQUISITION
Les raisons du Momotombo 65
XXVIII

LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER
La chanson des aventuriers de la mer 71
XXIX

MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES
Mansuétude des anciens juges 79
343XXX

L’ÉCHAFAUD
L’Échafaud 83
XXXI

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.—LES MERCENAIRES
Le régiment du baron Madruce(Garde impériale suisse) 89
XXXII

INFERI
Inferi 115
XXXIII

LE CERCLE DES TYRANS
Liberté 123
Archiloque l’atteste, Athènes l’entendit 127
Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises? 129
Je marchais au hasard devant moi, n’importe où 131
Un voleur a un roi 133
344Les mangeurs 141
Aux rois 145
XXXIV

TÉNÈBRES
L’homme est humilié de son lot 155
La nuit! la nuit! la nuit! 159
L’homme se trompe! il voit que pour lui tout est sombre 163
XXXV

LA-HAUT
La-haut 169
XXXVI

LE GROUPE DES IDYLLES
Le groupe des idylles 175
I. Orphée 175
II. Salomon 176
III. Archiloque 178
IV. Aristophane 179
V. Asclépiade 181
VI. Théocrite 182
VII. Bion 183
345VIII. Moschus 184
IX. Virgile 186
X. Catulle 187
XI. Longus 189
XII. Dante 190
XIII. Pétrarque 191
XIV. Ronsard 192
XV. Shakespeare 194
XVI. Racan 195
XVII. Segrais 197
XVIII. Voltaire 199
XIX. Chaulieu 200
XX. Diderot 202
XXI. Beaumarchais 204
XXII. André Chénier 206
L’idylle du vieillard 209
  La voix d’un enfant d’un an 209
XXXVII

LES PAYSANS AU BORD DE LA MER
Les paysans au bord de la mer 215
XXXVIII
Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche 227
Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles 231
Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore 233
Le lapidé 235
346XXXIX

L’AMOUR
Quoi! le libérateur qui par degrés desserre 243
Regardez-les jouer sur le sable accroupis 247
Il faut boire et frapper la terre d’un pied libre 249
En Grèce 253
XL

LES MONTAGNES
Désintéressement 261
XLI

L’OCÉAN
L’océan 267
XLII

A L’HOMME
A l’homme 291
XLIII

LE TEMPLE
347Le Temple 299
XLIV

TOUT LE PASSÉ ET TOUT L’AVENIR
Tout le passé et tout l’avenir 307

Saint-Denis—Imp. J. Dardaillon—6-26


Au lecteur

Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.

La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.